Une étrange victoire

Robert Damien

Les événements de janvier 2015 et les manifestations qu’ils ont suscitées nous renvoient dans un mouvement fraternel aux valeurs républicaines qui nous rassemblent et aux enjeux d’un vivre ensemble. Parce qu’elle est, tout comme l’école, un lieu de la transmission et de l’information, mais également une institution garante de la collecte des opinions contradictoires, la bibliothèque se constitue matrice d’une universalité qui se veut à la fois plurielle et partagée.

The terrorist attacks in and around Paris in January 2015 raised significant questions about how different sectors of society can live together, while the demonstrations that followed gave a heartening example of solidarity and the core values of the French republic. Libraries, like schools, have a role to play in shaping tomorrow's society while providing a vital democratic platform for all voices, even discordant ones: they are crucibles for human values, both universal and diverse.

Vous êtes « Charlie » ? Oui. Et les autres ? Aussi. L’un et l’autre donc ? Oui, nous le devenons ici et maintenant.

Pour répondre à votre interpellation venimeuse, nous revendiquons de pouvoir être plusieurs sans être des frères ennemis.

Mais au-delà d’une manifestation fraternelle que l’on salue avec émotion, où s’opère durablement cette métamorphose ? À l’école d’abord ! Mais encore ? Dans la bibliothèque ! Comment ? En affrontant, dans ces lieux et ces liens de l’esprit public, les défis que provoquent les révolutions numériques de la transmission et de l’information.

L’esprit du 11 janvier ou comment faire école ?

Sous la bannière étiolée d’un diminutif folklorique où le Charlot de Chaplin se marie avec le grand Charles de la légende, nous portons en réalité le drapeau d’un ensemble bleu, blanc, rouge et la devise de cette triade normative, nous fait naître et renaître sous ce même père symbolique. Nous sommes tous ensemble les auteurs signataires de cette augmentation sacrée : la république française d’une patrie.

Une Patrie commune (à défaut de Père unique et total dont certains ont la nostalgie) pour un Peuple assemblé dont la voix (vox populi, vox dei) commande des obligations mutuelles et des sacrifices partagés vis-à-vis d’un tout supérieur dont chaque membre devient frère de cet improbable Charlie.

Ce Tout nous rassemble comme tous étant de même nature (humaine) et participant d’une même raison (universelle), également possédée sous les pays sages de la science en ses multiples développements que l’école et la bibliothèque ont la charge institutionnelle de transmettre et de diffuser.

Le savoir élémentaire des notions premières communes de cette universalité est librement accessible à tout être humain. Il est reproductible dans la morale républicaine de la connaissance comme vérité indiscutable par l’école de son enseignement. Celui qui a reçu la charge, rémunérée par l’institution, de l’enseigner ne témoigne pas et encore moins argumente-t-il : il professe un savoir établi, conservé dans son autonomie, soustrait à l’ignorance et délivré des fiertés opiniâtres de l’opinion.

À l’école, l’opinion est très utile, elle sert à être détruite et il n’est pire démocratie que celle fondée sur le délire rauque des opinions. Dans l’enceinte fermée du vrai prouvé, l’ordre d’une éducation guidée instruit l’intelligence, arme le jugement de sa justesse et assume les conséquences du choix volontaire. À cette seule condition, l’élévation par l’unique universalité partageable qu’est la raison, donne chance égale d’atteindre une vision du tout. Cette majoration éduquée autorise chacun à décider de la « chose publique », à participer à son élaboration et à légitimer ses délibérations d’électeur.

Ce point de vue du tout qu’on dira proprement catholique comme l’étymologie nous le recommande, cette totalité d’intégration à qui notre commune identité de Charlie, confère unité, nous élève à la dignité d’acteurs égaux sur un territoire. Il nous est propre car nous y réalisons tous ensemble les fins de notre communauté humaine. Il nous appartient, il est à nous, il est nous car chacun est également sujet souverain de cette patrie qui nous fait devenir humains et par cela même fraternels. Chacun vient à l’être par ce tout qui nous dépasse et nous promeut comme ces fils. Les frères le sont d’être les fils de cette patrie inventée en commun.

Cette matrice qui nous fait nous, nous rend compatriotes, confraternels puisque concitoyens. Sur cet espace politique, chacun, quelles que soient ses origines, ses confessions, ses couleurs, ses appartenances, partage les mêmes droits et devoirs afin d’affirmer, de promouvoir la meilleure part, la part noble de notre humanité.

Comment a pu s’opérer cette métamorphose baroque sinon par la puissance d’un esprit que l’on disait perdu et pourtant retrouvé entre résurrection et avènement ? Il s’est montré dans cette augmentation prescriptive et il nous fait obligation d’être à sa hauteur en demeurant nous-mêmes son auteur.

C’est un mouvement d’ascension qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, nous promet et promeut dans le nous qu’il nous transmet comme un principe d’augmentation générative. Cette plus-value politique se généralise euphoriquement à toute humanité dans un tout communiel qui s’est emparé des parties. Il les rassemble dans un mouvement d’ensemble fraternel qu’est ce nous commun à tous car nous le faisons chacun ici et maintenant. Tel est notre chef-d’œuvre où l’on se retrouve chez soi dans cet autre qui est nous tout entier.

Comment faire bibliothèque ?

Son autorité fait plus que nous obliger à nous bien tenir dans les vents du mauvais esprit. Le viatique de cet appareil inductif de croissance, de croyance, de confiance arme nos corps conducteurs d’une autorité proprement politique en ce qu’elle nous rappelle combien l’humanité peut devenir à la fois et en même temps incapable

et capable d’elle-même, de s’inventer, de se cultiver, mais aussi de se détruire, de se nier dans le chaos d’une inhumanité fatale. L’institution de la bibliothèque publique et universelle des œuvres humaines a la charge de nous rapporter les récits de sa féconde et tragique continuité.

Son autorité « universalisible » nous requiert, plus encore, elle nous réquisitionne d’affronter les défis crucifiants que nous impose son accomplissement plénier. Comme le Codex portatif et sédentaire submergea et souvent détruisit les oralités mythiques du nomadisme, l’imprimerie des livres imprimés, avec ses bibliothèques classifiées, inventoriées, cataloguées du devenir-monde, a elle-même provoqué l’enfouissement des cultures scripturaires et manuscrites du monachisme.

L’humanité par ces révolutions médiologiques ne pensa pas mieux ou plus, mais elle connut et se connut autrement. Dans cette différence, elle se reconnut de nouvelles virtualités de devenir et se proposa des évertuations promises à de riches accomplissements.

Il en est de même avec la révolution numérique des documents et des monuments dont les pratiques inventives ouvrent des possibilités multipliées de penser, d’instruire, de transmettre mais aussi et inversement de détruire, de falsifier, de meurtrir tant ses offres d’ascension cognitives sont aussi des ressources de violences symboliques et bientôt meurtrières.

On doit donc redouter pour la bibliothèque numérique les mêmes dommages collatéraux que l’invention de l’imprimerie. L’implantation anglo-saxonne, et en l’occurrence américaine, d’un Nouveau Monde dont elle fut la matrice générative demeure inséparable de l’esclavage, du racisme, du génocide et de la guerre civile. L’expansion du livre et de son écriture se couvre de l’ombre vénéneuse des guerres de religion et des conflits meurtriers de l’opinion. La république, dans sa version française particulièrement, de la raison savante, scolaire et bibliothécaire, n’empêcha pas son développement d’être entaché des crimes du colonialisme et de l’impérialisme conquérants.

La bibliothèque des voix humaines contient néanmoins l’esprit d’un monument. Il nous prémunit et nous avertit. En nous rappelant à l’ordre des humanités devenues, il nous annonce aussi notre futur dans sa nécessité comme dans sa liberté. Ses manifestations nous remettent en mémoire ce que nous fûmes et que nous fîmes.

Comment réfléchir au bord du gouffre sans fléchir une deuxième fois et sombrer dans l’indicible terreur de l’inhumanité première qui accompagne de son revers nauséeux toute conquête de l’universalité ? Quels sont les tabous à ne pas toucher entre piété et pitié, sans sarcasme ni rancune ? Quels sont les lieux inviolables à ne pas profaner au risque de la guerre civile des appartenances et des religions ? Quelles sont les sources et les ressources dont l’Histoire a parlé dans la manifestation de son esprit du 11 janvier ?

Comment faire République ?

Reconnaître en l’autre le porteur d’une majesté semblable de hauteur oblige notre amour-propre d’individu dans l’acide solitude de la conscience à soi, à s’incliner devant cette réciproque promotion. Pour en mériter la supériorité et communiquer à chacun son avenir de redressement et de hauteur, il faut bien resserrer les liens civiques de la fraternité. Ce respect républicain des formes publiques de l’existence civile nous intime de faire face et de se tenir droit. Il dicte silencieusement les postures et conduit le rythme de notre déplacement et de nos circulations dans l’espace ouvert d’un monde devenu bibliothèque.

C’est à la condition de leurs existences ordonnées par le Droit que la démocratie des avis singuliers et des opinions contradictoires, collectés par la bibliothèque, peut bien se développer sans jamais craindre d’être tuée pour les affirmer et ainsi librement s’opposer jusqu’aux traverses les plus radicales d’une guerre euphémisée des controverses. Débattre et concourir sont bien les deux moteurs d’une civilité politique où l’on ne meurt pas de se différencier et on ne peut le faire que par l’accès ouvert aux donations lisibles de la bibliothèque.

La République est la condition d’existence de la démocratie, elle est l’archè qui lui fait défaut. À la différence de la monarchie, de l’oligarchie ou de l’anarchie, il n’y a pas de « démarchie » qui trouverait en elle-même l’origine de son pouvoir pour autoréguler ses tolérances. Seule la république en son État de droit qui commande les forces de son ordre, lui fournit le principe de son commencement et de son commandement. Les interdits qui structurent ses interventions, lui sont constitutifs et nul n’est censé ignorer sa loi.

Cet idéal du nous incarne notre autorité politique de citoyen. Il nous rappelle à l’ordre républicain des obligations en communauté contre les ébriétés de la démocratie. Mais il doit, aujourd’hui et maintenant, affronter plusieurs défis stratégiques qui en fracturent la validité politique et en épuisent la vitalité normative.

L’homme plusieurs en un

Nous sortons du siècle des traumatismes des illusions motrices. Les calamités de la théocratie, de la nature, de l’histoire, de la croissance ou du marché ont détruit les grandes matrices de croyance et de confiance.

Polytraumatisés par le déclin des absolus bibliques (la Shoah, le Goulag, Hiroshima…), il nous reste encore un héritage respectable, celui, pourtant lui-même entaché, de la République et de sa bibliothèque des livres. Dans cette institution de la culture humaine, l’acquis républicain est d’assurer qu’aucun ne possède le privilège divin de dire le tout et de parler le langage de l’absolu.

La Renaissance inventa sa modernité par la révolution gutenbergienne des reproductions abondantes. Elle commença quand, par la multiplication des livres, la Bible redevint ce qu’elle était. Non pas le Livre de tous les livres qui les contient tous et les rend invalides et intolérables, mais une bibliothèque de livres composites et hétérogènes et, de ce fait, sans privilège sacré de détenir la parole intégrale d’un dieu unique, hormis l’église d’une religion qui porte l’étendard revendicatif et vindicatif d’une guerre hégémonique.

Les lignes brisées de la procréation, de la filiation, du genre, de la vie et de la mort lèvent heureusement les anciens interdits « naturels » et ouvrent le champ des palpitations du possible. La postmodernité s’inaugure sous nos yeux avec la tentative obstinée et meurtrière de réduire la bibliothèque en des bibles concurrentes. Chacune se croit destinée à imposer une lecture totalisante et exclusive pour promouvoir une humanité unifiée sous un seul texte, une seule lecture, une seule loi.

Mais nous sommes définitivement entrés dans l’âge indéterministe de l’autorité. Nous affrontons un nouveau passage de l’Ouest dont la navigation nous conduit, sans cap ni gouvernail, d’une république savante de la raison à une démocratie politique des raisons mutuelles. Avec la Toile, une sur/bibliothèque biblioménale supplante la bibliothèque des livres. Elle génère l’autorité d’un grand Lecteur des vies parallèles et plurielles dans lesquelles se révèlent les virtualités du réel et les réalités du virtuel grâce à la causalité surmultipliée de l’informatique lectorale.

Le Surmoi culturel dans ce méta-objet du devenir-bibliothécaire du monde, se découvre moteur et matriciel de cogitos mutuels et réciproques dont les obligations commandent des identités hybrides et ordonnent des existences ubiquitaires, corrélées mais parfois quérulentes. Elles invitent à des expansions, des accroissements, des autorités multifocales entre pluralisation et pulvérisation des médiations plastiques. Non pas tous dans l’Un de l’absolu biblique mais plusieurs en chaque !

La révolution numérique des écritures et de leurs transmissions transforme chaque internaute en émigré extravagant dans le réseau dématérialisé de l’espace internet où ne peut régner aucun interdit, aucune institution, aucune frontière.

Polyglottes, polypatriotes, polythéistes, il nous est requis de devenir, en assumant la pluralité des vérités relatives, français et européen, industriel et écologue, national et cosmopolite tout en parlant scientifiquement le double langage de Machiavel et de Kant, de Newton et d’Einstein, d’Euclide et de Riesman, de Freud et de Marx et en chantant poétiquement les paroles de la terre et de l’eau, de l’air et du feu.

Comment l’archè républicain que nous avons porté avec Charlie, peut-il affronter cette polyarchie des sources et des ressources dont les légitimités se combattent et les raisons se concurrencent ? Plusieurs bibles, plusieurs rationalités, plusieurs ordonnancements, plusieurs appartenances. Métissage, hybridation, entrecroisement, transplantation, imbrication, greffe, mutation dans les ordres plastiques de la biologie comme de la génétique, de la topologie comme du droit, de l’esthétique comme de la politique.

Une humanité pluriverselle de double vie, masculine et féminine, birationnelle et bisexuelle, quitte les uniformes glacés de l’identité assignée par la nature, la tradition ou le droit.

Nous avons manifesté en revendiquant avec enthousiasme de devenir des hommes-plusieurs mais selon quelle cohérence et selon quelle cohésion la république, en son universalité, peut-elle pourvoir à cette pluralité ? Comment, à partir de l’Un principiel de la République normative, faire émerger des « hommes-plusieurs », instruits, judicieux, conséquents d’un nouveau cosmopolitisme ? Quelle motion d’ordre peut ordonner les émotions du grand lecteur dans la Sur-bibliothèque numérique ?

Telle est la réquisition que l’esprit du 11 janvier nous impose de penser.

Au travail !