Le livre : une filière en danger ?

par Thierry Ermakoff

François Rouet

Paris , La Documentation française, 2013, 237 p., 24 cm
Collection « Les études de la Documentation française »
ISSN 1763-6191
EAN13 - 3303331953722 : 19,50 €

Comme les éditions des Pratiques culturelles des Français, l’ouvrage, presque un best-seller, bientôt un blockbuster, proposé par François Rouet est toujours très attendu des professionnels ; en 2000, signe des temps, il s’appelait : Le livre : mutations d’une industrie culturelle, comme en 2007. L’édition 2013 change de titre : Le livre : une filière en danger ? Il est plus maigre, aussi : de 306 pages (2000), il culmine à 410 (2007) pour redescendre à 236 (édition de 2013). Pour autant, comme François Rouet l’écrivait en 2007, « concernant le livre, force est de reconnaître que celui-ci n’est pas frappé d’obsolescence soudaine pour cause de technologies de l’information et de la communication et que la filière du livre garde […] une cohérence suffisante pour rester un objet consistant d’analyse et de réflexion ». Preuve, s’il en est, la structure générale des ouvrages reste à peu près la même ; on retrouve, comme des repères qui nous rassurent, nous guident, un chapitre sur la frange de l’édition, les maisons moyennes, la production, la librairie, la diffusion et la distribution, le soutien public  1.

L’ouvrage de 2013 s’ouvre et se conclut par deux parties qui se répondent et se justifient : « une économie singulière » et « les perspectives de la filière du livre ». François Rouet appuie son analyse sur deux constats majeurs : la dynamique (ou l’inertie) de la filière, et la singularité, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Lucien Karpik (L’économie des singularités, Gallimard, 2007).

L’industrie du livre, est, depuis longtemps, une industrie de prototype : elle est une industrie, avec ses contraintes industrielles et elle produit des prototypes, ce qu’avait déjà si bien souligné Diderot, ce jeune homme de trois cent ans. Les lourdeurs industrielles ont eu raison de Distique, d’Atheles, structures de diffusion-distribution, mais les maisons de la « frange » résistent parce que c’est un travail de misère, et un travail de professionnel, nous ne pouvons à ce sujet que vous renvoyer à l’ouvrage de Sophie Noël, L’édition indépendante critique, publié aux Presses de l’enssib et dont il a été rendu compte dans cette même revue.

François Rouet se livre donc à une étude synthétique du système du livre, de la création à la production et la prescription, avec un système bien français, qui remonte à la plus haute antiquité. C’est la permanence des grandes tendances, des lourdeurs, qui permettent à la fois la vitalité de l’édition, et sa survie. Il n’est pas anecdotique, par ailleurs, que les lois sur le prix unique du livre papier (loi dite loi Lang du 10 août 1981), et la loi sur le prix unique du livre numérique (loi du 26 mai 2011) aient été votées avec un quasi-consensus politique, comme son troisième volet, destiné à protéger la librairie, et qui ne permet plus la gratuité des frais de port et la remise de 5 % (vote du Sénat du 3 octobre 2013). « Pour les professionnels, après trente ans d’application, le prix fixe apparaît de façon indissociable à la fois comme un élément de contrainte – en enchaînant les partenaires de la chaîne du livre […] – mais aussi comme un facteur d’efficience […]. »

La « géométrie particulière de l’espace du livre », qui a tout essayé (ou presque) pour conquérir ou conserver un lectorat, du poche vendu en gare au pop-up, voire aux vérines littéraires, semble armé pour affronter l’avenir. Si l’économie de l’offre risque la surproduction, la baisse des tirages « montre que le livre s’inscrit dans une tendance générale à l’individuation de masse de la consommation, à laquelle la production répond par la diversification de ses produits ». Publier de très nombreux titres à faible tirage restera donc un « défi pour la filière tant qu’on ne sera pas passé à un mode de production dont le numérique offre la perspective, avec d’éventuels tirages à la demande ».

Le chapitre sur l’émergence d’une filière du livre numérisé, qui clôt l’ouvrage, aborde à la fois la question de la numérisation et du livre homothétique, de l’influence sur l’aval et la vente au détail, ainsi que la question du prix raisonnablement acceptable par le consommateur. Pour l’amont, la question du prix du livre numérique est toujours d’actualité : combien moins qu’un livre papier, sachant que, pour le consommateur, un texte sur la toile est, peu ou prou, considéré comme gratuit, et que le travail à réaliser semble bien moindre ? Pour les éditeurs, la question n’est pas aussi simple : le livre numérique ne supprime pas le travail d’éditeur, et la préparation numérique a un coût. Les solutions qui apparaissent sont les constitutions de plateformes numériques, des solutions de « mutualisation », une sorte de pont aux ânes, et surtout, une vigilance accrue face aux agrégateurs. Du côté de la librairie, l’échec de la plateforme 1001libraires.com replace la question du coût de la constitution et de la maintenance d’une offre en ligne, qui, pour le moment, reste du domaine des groupements de libraires (parisiens par exemple) ou de grosses entreprises ; l’aval de la filière, comme on dit dans le métier, ne peut s’analyser sans tenir compte aussi des difficultés de la Fnac, la disparition de Virgin et la vente annoncée des libraires Chapitre, la fin des grosses entreprises de librairies donnant ainsi raison à Lucien Karpik.

Cet ouvrage ne saurait se lire sans l’ouvrage que Christian Robin avait publié (Les livres dans l’univers numérique, La Documentation française, 2011).

Gardons à l’esprit la conclusion que Roger Chartier a offert au colloque « Cinquante d’histoire du livre », en décembre 2008 : « C’est cette fausse idée qui veut faire accepter un monde sans librairie puisque les livres peuvent être achetés en ligne. C’est elle qui laisse supposer que la lecture des journaux électroniques est identique à celle de leur édition sur papier et que celle-ci est nécessairement condamnée. Cette illusion de l’équivalence fait courir le risque d’une amnésie tragique qui éloignerait nos sociétés de la compréhension des héritages qui les ont faites ce qu’elles sont. C’est contre elle que l’histoire du livre doit lier plus étroitement encore qu’elle ne l’a fait l’histoire des écrits, des objets et des pratiques. »

L’histoire du livre, la chaîne du livre, les lecteurs ont entre leurs mains l’avenir de la pensée. L’ouvrage de François Rouet vient juste à point pour compléter et mettre à jour ce qu’il avait minutieusement étudié en 2007, avec les incertitudes et les forces du présent, et les promesses de l’avenir, qui sont innombrables.