Salon du livre de Paris 2013
Thierry Ermakoff
Christelle Petit
Philippe Printz
Anne-Marie Bertrand
Le Salon du livre de Paris 2013 s’est tenu du 22 au 25 mars, accueillant cette année plus de 190 000 visiteurs. Si Barcelone et les lettres roumaines étaient à l’honneur, ce sont également le numérique et ses enjeux qui auront retenu l’attention des visiteurs et motivé les débats : innovation, diffusion, évolution des pratiques et nouveaux usages… Deux rencontres s’adressaient plus particulièrement aux bibliothécaires lors de la journée professionnelle : l’échange CNL – ABF – Carel sur « Les enjeux de la diffusion numérique en bibliothèque », et une table ronde à l’occasion de la publication de Évaluer la bibliothèque 1 au Cercle de la Librairie. De l’innovation à l’évaluation, retour sur cet évènement à travers les regards croisés de plusieurs contributeurs… Des contributions qui soulignent le faible attrait des visiteurs professionnels pour les sujets traditionnels qui, hier encore, les faisaient se presser entre les stands, au profit des restitutions sur ce que sera le futur de l’édition et de la lecture dans un contexte où les grands éditeurs eux-mêmes ont renoncé à présenter toute la variété de leur offre imprimée.
Le Salon version 2013
C’est toujours une réjouissance que de se retrouver au Salon du livre, et toujours une frustration : selon les années, ce sont l’excès de rendez-vous, de bruit, de classes ; cette année n’a pas dérogé à la règle. Le Salon du livre, version journée professionnelle, s’est réduit à une (petite) demi-journée ; quant au reste, parlons-en. Longtemps, le Salon du livre a été victime de la présence massive des grands éditeurs, qui avaient, pour cette occasion, mis les bouchées doubles, servi les meilleurs plats, mitonné de belles cuisines, en l’occurrence sorti les fonds – ce qu’on ne rencontre que très rarement en librairie –, et qui justifiaient le déplacement.
Cette année, les grands fonds ont dû être bien cachés : les éditeurs ont surtout montré les nouveautés et, en quelque sorte, c’est devenu ce que c’était en germe : une vaste librairie générale ; sauf de la part de quelques irréductibles, où on peut encore trouver des ouvrages en francs. Prime fut donc donnée aux « Régions » et aux pays étrangers invités : Roumanie, Turquie, Algérie, Congo et Barcelone (qui n’est pas encore un pays, mais aspire à le devenir).
Soufflait sur ce salon un vent d’innovation : le numérique, autre galaxie, était l’autre invité d’honneur, avec tout ce que cela comporte d’innovation : les labos, le coworking, et toute une série de termes qui s’essouffleront aussi vite qu’ils nous épuisent. Néanmoins, l’idée, le constat que le document numérique, les liseuses, les tablettes, les smartphones et autres technologies ne pouvaient être absents des débats était une idée séduisante, qui a rencontré le succès promis, et était organisé avec intelligence. Preuve avec la restitution le vendredi 22 mars, lendemain de l’inauguration officielle par le président de la République, présence d’autant plus symbolique qu’elle était devenue inhabituelle, de la troisième vague d’enquête sur l’usage du livre numérique proposée par la Sofia, le Syndicat national de l’édition (SNE), la Société des gens de lettres (SGDL) 2.
De cette enquête, il ressort que l’explosion du chiffre d’affaires du livre numérique n’est pas là : + 1 % en six mois, et + 10 % en un an. Sans doute ces chiffres sont-ils à comparer avec l’atonie générale du marché du livre. Les utilisateurs du livre numérique (tablette, liseuse) sont aussi des acquéreurs, et ils ne diminuent pas leurs achats en librairie. Ce sont – ce n’est pas une surprise –les sites marchands, les grandes surfaces spécialisées (GSS), la vente en ligne, puis la librairie indépendante qui sont les principaux fournisseurs. Le lecteur numérique – osons ce barbarisme – est respectueux du droit d’auteur : il ne pirate que très marginalement, à l’inverse de son voisin (de chambre) qui télécharge de façon plus ou moins légale (plutôt moins que plus) musique et films. Une preuve, sans doute, que même si nombre de nos concitoyens continuent à ignorer la loi sur le prix unique du livre (dite loi Lang), la politique nationale en faveur du livre depuis trente ans est entrée dans les consciences ; et enfin, mais nous le pressentions, l’avantage du support numérique, c’est la capacité de stockage, le poids amoindri dans les transports – fini le temps où il fallait caser un dictionnaire et une dizaine de livres pour passer les vacances d’hiver –, et l’avantage du papier, c’est le confort de lecture, le partage, le cadeau, bref, une certaine façon de vivre ensemble. La pratique de lecture (numérique ou papier) n’est donc pas une pratique de substitution, mais une pratique cumulative : ce dernier point est une confirmation (comme a pu l’être la pratique achat-emprunt en bibliothèque) que l’avenir de la lecture est devant nous. •
Les enjeux de la diffusion, de l’édition au numérique…
Outre une nécessaire déambulation préalable entre les stands (nez en l’air, à chercher la signalétique, il faut bien le dire), j’avais prévu d’assister à une série de rencontres orientées édition : « SHS, le choc des ailleurs » ; « Réapprendre à transmettre » ; « Les coulisses de l’édition » et « À quoi sert un éditeur ? ».
Retenons de ma première étape l’exposition des 60 ans du Livre de Poche (reproductions de couvertures heureusement égaillées par le « pianococktail » conçu à l’occasion du film L’écume des jours de Michel Gondry), ainsi qu’une démonstration du nouveau site GéoCulture – La France vue par les écrivains 3, service numérique dessinant une cartographie littéraire du territoire au fil d’extraits géolocalisés, choisis pour le lien étroit qu’ils entretiennent avec un lieu. Initiative à suivre, qui démarre avec la moitié du territoire représentée.
La ministre de la Culture passant par-là (viendra ? viendra pas ? est venue !), mon programme pourtant si bien ficelé s’en est trouvé bousculé. La rencontre « SHS, le choc des ailleurs », décalée, désertée, cependant maintenue, a voulu traiter de l’intérêt et des enjeux de la traduction française d’œuvres en sciences humaines et sociales, dans un domaine où domine l’anglais. Avec la volonté de considérer le travail de traduction comme relevant de la recherche au sens plein, les éditions de l’EHESS ont conçu un recueil intitulé Sciences sociales d’ailleurs, 32 ouvrages à traduire, espérant par ces 32 propositions susciter des désirs de traduction et engager le débat autour de ces questions. Néanmoins, ce qui ressort des discussions, en conformité avec la quasi-absence d’auditoire, est surtout la difficile diffusion des ouvrages de SHS, deux fois plus difficile dans le cadre des traductions, trois fois plus dans celui d’ouvrages non anglais… François Gèze, directeur des éditions La Découverte, refuse des traductions d’ouvrages sauf si la promotion peut reposer en amont sur des présentations lors de colloques ou des publications dans les revues en ligne, notamment Cairn.info, afin de « créer au préalable une curiosité, un appétit indispensables avant toute publication ». Le vrai vecteur de diffusion pointe donc le numérique, lequel permet également de sauvegarder la recherche effectuée via la traduction, comme le souligne aussi Michèle Leclerc-Olive (sociologue, CNRS).
Toujours est-il que le public n’était pas là, mais bien « ailleurs » : un salon plein à craquer pour participer à la rencontre « Numérique, l’avenir de la diffusion », ou à celle des « Enjeux de la diffusion numérique en bibliothèque », ou encore un espace débordant de monde sur le stand du MOTif pour écouter le compte rendu de l’étude Livre numérique : pratiques de lecture et d’achat.
On voit, on entend, on comprend les bibliothécaires soucieux de ces bouleversements, en quête d’outils pour faire entrer l’offre de livre numérique dans leurs problématiques de politique documentaire, pour mieux maîtriser la difficile circulation des livres numériques et obtenir un principe de prêt cohérent.
Le Réseau Carel (Coopération pour l’accès aux ressources numériques en bibliothèques) a rédigé fin 2012 une série de recommandations pour le livre numérique en bibliothèque 4, « pour entrer dans l’ordre du livre numérique », pour gagner en « fluidité de l’offre » (Pascal Leray, président de Carel). Le CNL (Centre national du livre) soutient quant à lui le projet PNB 5 (prêt numérique en bibliothèque), développé par Dilicom, qui devrait être en mesure de fournir une véritable offre d’ici l’été, capable selon François Rouyer-Gayette (CNL) de « respecter et rassurer chacun des acteurs ». Enfin le MOTif associé au Médialab apporte de précieux éléments de connaissances des pratiques de lecture et d’achat des livres numériques 6 : à partir de quelles plateformes de vente ? Avec quel outil de lecture et quel format de fichier ? L’étude permet aussi de mieux cerner ces (grands) lecteurs de livre numérique et les freins rencontrés à ce type de lecture (prix trop élevés, présence de DRM, absence de certains formats techniques...).
Voilà donc une certaine effervescence rassurante s’il était besoin, à l’issue de cette journée qui n’était pas, faut-il le rappeler, celle du vendredi consacrée aux Assises du numérique ! •
L’innovation change de cap
Tablettes, liseuses et autres dispositifs nomades de lecture se démocratisant, place au développement de logiciels de recommandations, aux librairies numériques, et aux moyens de valorisation et de gestion de contenus dématérialisés : le Salon du livre 2013 se caractérise par un glissement de l’innovation du matériel aux logiciels.
L’usage des tablettes et des liseuses commence à s’intégrer, à s’imprégner dans les pratiques des individus. Les liseuses sont devenues incontournables pour le gros lecteur et les tablettes appréciées pour leur côté « multitâches ». Ces produits se sont donc popularisés : preuve en est, Kobo, Bookeen, Pocketbook et Sony étaient présents au Salon pour exposer leurs derniers modèles commercialisés, pourtant sans grandes avancées technologiques majeures En effet, ces dispositifs proposaient quelques petites améliorations techniques (autonomie, retour de l’éclairage frontal, accès aux contenus) mais rien de très significatif, mise à part l’arrivée sur le marché français dans le courant de l’année 2013 de la liseuse à encre couleur. On sort donc de l’effet de nouveauté pour rentrer dans des choses plus techniques, plus stables. Les dispositifs de lecture mobile ont occupé le devant de la scène en termes d’innovation ces dernières années, mais on assiste principalement aujourd’hui à un renforcement des tendances et fonctionnalités existantes si bien que l’innovation se fait désormais autour de ces appareils.
Les dispositifs nomades de lecture s’imposent donc de plus en plus naturellement dans l’univers de la lecture mais aujourd’hui la problématique a changé de camp. Les différentes études ou rapports, commandés notamment par le ministère de la Culture, portent moins sur les dispositifs et les usages de ces dispositifs de lecture mobile que sur l’écosystème lié à ces appareils (contenus et fonctionnalités).
Le Labo de l’édition de la ville de Paris est un exemple de structure innovante en la matière. Une présence remarquée de par l’espace qui lui était dédié, mais aussi par la diversité des projets présentés. Cette structure se veut être un « incubateur de jeunes entreprises innovantes » parmi lesquelles étaient présentes : Storylab, éditeur de livres numériques et agence de création littéraire numérique ; Sanspapier.com, moteur de recherche dédié aux livres basé sur un algorithme sémantique permettant à l’offre indépendante d’avoir plus de visibilité ; Flexedo proposant ses services (formation, diffusion…) pour soutenir les professionnels du livre qui désirent développer leur offre numérique ; DraQquest, logiciel d’aide à l’écriture ; EBK, logiciel de création de livre numérique, et Gutenberg Technology, plateforme favorisant un traitement standardisé d’ouvrages pour le format papier mais aussi compatible avec n’importe quelle tablette ou smartphone.
L’émergence de ce type de solutions n’est évidemment pas nouvelle mais ces solutions se multiplient significativement en proposant des outils de gestion, d’appropriation, de création et de diffusion de contenus toujours plus innovants. Les enjeux du numérique ainsi que dernièrement les débats autour de l’Open Access poussent les professionnels du livre à trouver des solutions innovantes afin de pérenniser leurs activités et/ou d’en créer de nouvelles, compatibles avec l’environnement numérique.
De plus, on passe d’une logique de « techniciens », une communauté d’initiés, à la multiplication des dispositifs qui s’adressent aux amateurs éclairés, avec des logiques de partage des compétences acquises. Les dispositifs et les logiciels cherchent à s’adapter à l’utilisateur, à le séduire, à le convaincre, à rentrer dans son quotidien de manière naturelle, évidente. On est complètement sortis de la sphère expérimentale qui nécessitait une prise en main.
Le Salon du livre 2013 est donc marqué par un renforcement des dispositifs de lecture mobile, qui évoluent et se perfectionnent. On assiste à une forme de maturité et d’enrichissement de ces dispositifs de manière totalement intégrée. On entre aujourd’hui dans une phase d’amélioration qui porte sur des détails.
Enfin, l’arrivée et surtout l’évolution du numérique poussent le secteur de l’édition à se remettre en question. L’innovation porte désormais sur l’écosystème de la lecture électronique. Le Salon du livre 2013 illustre ce changement et la volonté des professionnels du livre de développer des activités pérennes en adéquation avec la mutation du secteur. •
« Évaluer la bibliothèque, pourquoi, comment ? »
À l’occasion de la publication de l’ouvrage éponyme 7, le Cercle de la librairie avait organisé, le 25 mars, une table ronde de présentation. Animée par Martine Poulain, directrice de la collection Bibliothèques, elle comprenait les deux directeurs de l’ouvrage, Valérie Alonzo (bibliothèque Cujas) et Pierre-Yves Renard (Le BiblioPôle, ex-BDP du Maine-et-Loire), et un grand témoin (?), Iegor Groudiev (Observatoire de la lecture publique, Service du livre et de la lecture). Sans isolation phonique, la salle Nota Bene, ouverte à tous les vents et surtout à tous les sons, est d’usage particulièrement pénible (« Cette salle est toujours aussi terrible », soupirait Martine Poulain).
Sur le « pourquoi ? » du titre, Martine Poulain soulignait, en ouverture, qu’il était « presque obsolète », tant les bibliothèques ont désormais intégré la nécessité d’évaluer offre, services et performances. C’est donc sur le « comment » que l’on s’interroge aujourd’hui.
Réflexion qui n’empêcha pas Valérie Alonzo de revenir sur la nécessité d’évaluer : le contexte de restriction budgétaire appelle à « mesurer l’efficacité ou l’efficience des services » ; « la stratégie d’externalisation ou de privatisation » (« moins d’État mais aussi mieux d’État ») mobilise une très bonne connaissance de l’activité ; la démarche de contractualisation, dans le monde universitaire, va dans le même sens, exigeant des indicateurs partageables et comparables. Valérie Alonzo présenta, ensuite, quelques-unes des questions posées par la mise en œuvre de la démarche d’évaluation. Des plus courants (« Quels indicateurs choisir ? ») aux plus compliqués (les études d’impact), elle brossa un tableau vivant des différents aspects de l’évaluation : la pluralité des évaluateurs (qui entraîne une segmentation des approches, « on perd un peu de vue ce qu’est la bibliothèque en général »), la difficulté à définir des objectifs (qui diffèrent, selon que l’on est citoyen, usager ou contribuable – ou décideur !), la démarche qualité, les enquêtes LibQual, les études de coût… Avant de conclure sur le dynamisme des BU en ce domaine.
Pierre-Yves Renard aborda une tout autre question : « Est-ce que l’évaluation change les bibliothèques ? ». Après avoir rappelé, s’il en était besoin, que l’on « n’a pas d’exemple d’une structure qui serait pilotée essentiellement en fonction des évaluations », il constata qu’il n’y avait généralement « pas de récompense ou de sanction en fonction des objectifs atteints, ou pas ». En amont, l’évaluation « appelle explicitation » car on n’a pas toujours « d’idées très claires sur les objectifs à atteindre : développer la lecture publique, on a tout dit et on n’a rien dit ». Il en déduit que le processus d’évaluation prime sur le résultat : « Ce qui est intéressant, dans la démarche d’évaluation, c’est la démarche. » Il me souvient que l’on disait la même chose des chartes documentaires (en général, creuses et bien-pensantes) : ce n’est pas le document final qui est intéressant, mais son élaboration collective et la réflexion qu’elle génère. De la même façon, commente Pierre-Yves Renard, dans la démarche d’évaluation lancée à la BDP, c’est l’amélioration du dialogue avec tous les acteurs qui est notable.
En conclusion, Iegor Groudiev présenta rapidement l’Observatoire de la lecture publique 8, destiné à « servir le pilotage national » et à « mettre à disposition de tous un outil qui permette de s’engager dans une démarche d’évaluation ». Le site propose donc à la fois des synthèses nationales et des données locales, permettant des comparaisons. Les données 2011 seront prochainement mises en ligne. •