Influences francophones sur la vie professionnelle des bibliothécaires roumains

Robert Coravu

The first part of Robert Coravu’s article looks at the place of French in Romania, particularly its changing role from the nineteenth century to the end of the Cold War. The author then analyses the influence of Franco-Romanian relations on Romanian library science, particularly through exchanges, internships, symposia, conferences, and professional literature – did you know that BBF is translated into Romanian?

Im ersten Teil dieses Artikels stellt Robert Coravu die Stellung der Frankophonie in Rumänien und ihre Weiterentwicklung seit dem 19. Jahrhundert bis zum Ende des Kalten Krieges dar. Er analysiert anschliessend den Einfluss, den die Beziehungen zwischen Frankreich und Rumänien durch Austausche, Praktika, Studientage, Kolloquien, Fachliteratur (das BBF wird ins Rumänische übersetzt!) auf die rumänische bibliothekswissenschaftliche Reflexion haben können.

En la primera parte de este artículo, Robert Coravu presenta el lugar de la francofonía en Rumania y su evolución desde el siglo XIX hasta el fin de la guerra fría. El artículo analiza luego la influencia que pueden tener las relaciones entre Francia y Rumania en la reflexión biblioteconómica rumana, a través de los intercambios, de los cursillos, de las jornadas de estudio, de los coloquios, la literatura profesional (el BBF está traducido en rumano!).

La Roumanie et la francophonie

Au cours de son histoire moderne, la Roumanie – constituée comme État national au XIXe siècle – a été très influencée dans son développement par la France. Même avant l’unification de la Valachie et la Moldavie, deux des territoires roumains, en 1859, et l’apparition de l’État roumain moderne, les connexions politiques et culturelles avec la France ont été très étroites. On peut mentionner ici le fait que, depuis le XVIIIe siècle, le français a été utilisé comme langue de la diplomatie, que le premier consulat français a été ouvert à Bucarest en 1795, ou que, une année plus tard, paraissait le premier journal en français, Le Courrier de Moldavie. Dans les territoires roumains, la Révolution de 1848 a eu parmi ses plus importants dirigeants des jeunes qui avaient étudié en France. Pour cette raison, Paul Morand a cru qu’il était justifié d’affirmer, dans son livre Bucarest, que « de ces navettes entre Paris et Bucarest est née l’indépendance roumaine ». De plus, presque tous les écrivains de la génération 1848 ont commencé d’écrire en français, dans un moment où la langue roumaine littéraire était en cours de constitution. Ainsi, la langue française a contribué très largement à la modernisation du roumain, les linguistes estimant que 15 à 20 % des mots du vocabulaire fondamental de notre langue ont une origine française  1. En ajoutant ici le fait que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le français est devenu objet d’étude obligatoire pour toutes les écoles roumaines, on peut avoir une image synthétique des bases de la francophonie et de la francophilie roumaines.

Après la chute du régime communiste, en 1989, la Roumanie a rétabli des relations étroites avec la France et a rejoint la francophonie institutionnelle en 1991, comme observateur, puis, à compter de 1993, comme membre à part entière de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Depuis, la Roumanie a accueilli plusieurs événements majeurs de la francophonie institutionnelle, comme la XIIe Conférence ministérielle de la francophonie (1998, Bucarest), l’année de la francophonie en Roumanie (septembre 2005 – septembre 2006) ou le XIe Sommet de la francophonie (2006, Bucarest). Comme présence institutionnelle de la francophonie en Roumanie, on peut mentionner que le bureau pour l’Europe centrale et orientale de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) a été ouvert à Bucarest (fin 1994), vingt-six universités roumaines ayant maintenant des relations de coopération avec l’AUF, et qu’a été créée à Bucarest une antenne régionale de l’OIF pour les États de l’Europe centrale et orientale (2004) 2.

La coopération avec les bibliothèques et autres institutions des pays francophones

Après 1989, les bibliothèques et les bibliothécaires roumains ont repris les relations de coopération avec leurs pairs francophones de l’Ouest, qui avaient été affaiblies pendant la guerre froide. Dans les premiers temps, la France et la Belgique ont contribué par des dons à la reconstitution des collections des bibliothèques roumaines affectées par des contraintes budgétaires ou même par des catastrophes (comme ce fut le cas pour la Bibliothèque centrale universitaire de Bucarest, incendiée pendant la Révolution) et ont soutenu le développement professionnel des bibliothécaires de Roumanie, grâce à des stages offerts dans des institutions de formation et des bibliothèques françaises.

Un autre axe de coopération a visé la création de nouvelles institutions, départements ou services centrés sur la langue française. Voici quelques exemples. À Craiova, en 1990, a été fondée la Bibliothèque française Omnia, filiale de la Bibliothèque nationale de Roumanie, à l’initiative d’un groupe d’intellectuels de la ville et avec l’appui de l’Institut pour le développement des relations culturelles avec la Roumanie de Lyon, de la mairie de Lyon et de citoyens lyonnais. Omnia fonctionne comme une bibliothèque publique et a pour but de promouvoir l’intérêt pour la francophonie, la civilisation et la langue françaises  3. En collaboration avec l’AUF, la Bibliothèque centrale universitaire Mihai Eminescu de Jassy offre depuis 2009 aux usagers la possibilité de consulter des ressources électroniques francophones comme le catalogue de l’Inist (Institut de l’information scientifique et technique), les bases de données Frantext, Techniques de l’ingénieur, Cairn, le catalogue Harmathèque, la plateforme de livres électroniques Scholarvox ou l’Encyclopaedia Universalis 4. La bibliothèque départementale George Baritiu de Brasov, grâce à sa médiathèque française (fondée en 2003) qui bénéficie d’un partenariat avec le service culturel de l’ambassade de France, offre des renseignements sur la France et les pays francophones, le système d’éducation et les possibilités d’étudier en France, les évènements culturels organisés par l’Institut français de Bucarest et les Alliances françaises de Roumanie  5.

Un exemple très important de bonnes pratiques issues de cette coopération est la fondation en Roumanie des centres de documentation et information (CDI), d’après le modèle français. Dans le contexte du Programme de relance de l’enseignement rural, approuvé par le gouvernement de Roumanie au début de 1999, on a établi les bases du Projet bilatéral roumain-français de promotion des centres ruraux de documentation, information et formation du personnel didactique. Pendant la période 2000-2006, ce projet, connu sous le nom Educaie pentru informaie în mediul rural defavorizat [Éducation à l’information en milieu rural défavorisé], s’est déroulé en partenariat entre le ministère de l’Éducation nationale de Roumanie et le Service de coopération et action culturelle de l’ambassade de France à Bucarest et a entraîné la création de 250 CDI. Depuis 2006, le projet a été continué par la partie roumaine, sous le nom Educaie pentru informae [Éducation pour l’information]. Les statistiques montrent que plus de 1 200 CDI fonctionnent maintenant dans l’enseignement primaire et secondaire roumain. Un autre effet de ce projet a été l’apparition d’un nouveau métier : professeur documentaliste (2004) 6.

Un autre événement important est la décision des bibliothécaires roumains d’utiliser dans toutes les bibliothèques le même langage d’indexation matière. On a considéré Rameau comme le langage documentaire le plus indiqué pour être adopté par les bibliothèques de Roumanie. Par conséquent, la Bibliothèque nationale de Roumanie a signé avec la Bibliothèque nationale de France, le 2 mai 2006, une convention qui lui permet de traduire et d’adapter Rameau en roumain, avec le concours du Centre national Rameau  7. On estime que le résultat de cette démarche, LIVES-Ro – Lista de vedete de subiect enciclopedic româneasc [Le répertoire roumain encyclopédique des vedettes matières] –, sera prêt l’année prochaine.

Influences francophones sur la bibliothéconomie roumaine contemporaine

La première observation qu’on peut faire sur ce sujet est liée à la terminologie. Beaucoup de termes importants sont entrés dans le vocabulaire professionnel roumain par l’intermédiaire du français : bibliotec (bibliothèque), bibliotecar (bibliothécaire), biblioteconomie (bibliothéconomie), bibliografie (bibliographie), bibliologie (bibliologie), carte (« livre » – du français carte), dicionar (dictionnaire), enciclopedie (encyclopédie), periodic (périodique), jurnal (journal), magazin (magasin), catalog (catalogue), fi (fiche), utilizator (utilisateur), informaie (information), etc. Cependant, cette influence a diminué au cours des deux dernières décennies, le vocabulaire professionnel roumain assimilant souvent à l’identique les concepts liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication parvenus par filière anglaise (digital, online, software, web, e-mail, etc.).

L’accès à la littérature bibliothéconomique francophone s’est amélioré après 1989, grâce à la fois aux achats de livres spécialisés par les bibliothèques et à la traduction en roumain d’ouvrages importants comme ceux de Brigitte Richter, Précis de bibliothéconomie (Ghid de biblioteconomie, Bucarest, 1995), Pierre-Yves Duchemin, L’art d’informatiser une bibliothèque : guide pratique (Arta informatizrii unei biblioteci. Ghid practic, Timisoara, Amarcord, 1998), Bertrand Calenge, Les politiques d’acquisition (Politicile de achiziie, Bucarest, 1999), Gaëlle Béquet, Bruno Carbone et Philippe Debrion, Bibliothèques et informatique (Ghid de informatizare a bibliotecilor mici i mijlocii, Constanta, 2000), Albert Labarre, Histoire du livre (Istoria crii, Jassy, 2001), Yves-Francois Le Coadic, La science de l’information (iin informrii, Bucarest 2004) ou Jean-Noël Jeanneney, Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut (Când Google a provocat Europa : pledoarie pentru un impuls, Bucarest, 2010). Il faut aussi mentionner ici une initiative unique de la Bibliothèque métropolitaine de Bucarest qui, depuis 2008, traduit en roumain les numéros du Bulletin des bibliothèques de France, sous le titre Buletinul Bibliotecilor din Frana. Pendant les années du communisme, le Bulletin des bibliothèques de France était l’une des rares sources d’information professionnelle de l’Occident qui parvenait aux bibliothécaires roumains, grâce à l’amabilité des représentants de l’État français en Roumanie  8.

Une autre direction de développement de la communication professionnelle avec les spécialistes en bibliothéconomie et sciences de l’information des pays francophones est la participation aux événements professionnels internationaux organisés à l’étranger ou en Roumanie. En ce qui concerne la deuxième catégorie, on peut donner les exemples du symposium international « Le Livre. La Roumanie. L’Europe » et des conférences internationales Biblio. Le premier, dont les langues de travail sont le français et l’anglais, est organisé depuis 2008 par la Bibliothèque métropolitaine de Bucarest, en collaboration avec des partenaires nationaux et internationaux. La troisième édition (2010) de ce symposium a été placée sous le signe de la francophonie, qui fêtait ses 40 ans, bénéficiant ainsi d’un large appui de l’OIF  9. Les conférences Biblio sont organisées à Brasov depuis 2002, par la bibliothèque de l’université Transilvania et ont bénéficié, pendant les dernières années, du support de l’Association internationale francophone des bibliothécaires et documentalistes (AIFBD), dont le président, Réjean Savard, a été présent à chaque édition. Au cours de cette période, le français et l’anglais ont été utilisés pour les exposés et les communications présentés pendant la conférence.

Enfin, on ne peut pas oublier l’importance des outils et sites web francophones comme sources d’information professionnelle pour les bibliothécaires et les spécialistes en sciences de l’information de Roumanie : les sites des grandes bibliothèques (Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque publique d’information), des établissements de formation professionnelle (Enssib, Urfist), des revues spécialisées (Bulletin des bibliothèques de France, Documentaliste – Sciences de l’information, Bulletin d’informations de l’ABF), les bibliothèques virtuelles (Gallica) ou les outils de recherche d’information (Voilà, NEToo), etc.

Bien qu’aujourd’hui, dans les milieux culturels et scientifiques de Roumanie, on ressente pleinement les effets de la mondialisation de la langue anglaise, bien que le français ne soit plus la seconde langue parlée par les Roumains et que l’anglais soit devenu comme une deuxième langue maternelle pour les jeunes, les relations culturelles et historiques obligent les bibliothécaires roumains à tourner les yeux vers les approches théoriques et pratiques de la « bibliothéconomie francophone », ne serait-ce que pour opposer au froid pragmatisme de la bibliothéconomie anglo-américaine une vision plus large sur le phénomène informationnel contemporain. •

Dans la première partie de cet article, Robert Coravu présente la place de la francophonie en Roumanie et son évolution depuis le xixe siècle jusqu’à la fin de la guerre froide. Il analyse ensuite l’influence que peuvent avoir les relations entre la France et la Roumanie sur la réflexion bibliothéconomique roumaine, à travers des échanges, des stages, des journées d’étude, des colloques, la littérature professionnelle (le BBF est traduit en roumain !).