Variations sur le lecteur de bibliothèque
L’importance qu’ont ou que devraient avoir les lecteurs dans l’existence des bibliothèques publiques n’a d’égale que la place qu’occupent ces bibliothèques dans la vie de ces mêmes lecteurs. Développée de façon libre, cette thèse s’agrémente du récit de quelques expériences personnelles et de propos critiques et inquiets sur les mutations en cours dans les bibliothèques : y aura-t-il demain encore des lecteurs dans les bibliothèques ? Verra-t-on le triomphe des « usagers » ?
The significance readers have –or should have– in the management of public libraries is equal only to the importance of libraries in the lives of their readers. William Marx’s argument, developed freely in the present article, draws on a number of individual experiences, while at the same time expressing his doubts and worries over the changes in library practice currently underway. Will there still be readers in libraries tomorrow? Or will they all have become “customers” and “clients”?
Die Bedeutung, die die Leser bei der Existenz der öffentlichen Bibliotheken haben oder haben sollten ist nur mit dem Platz, den diese Bibliotheken im Leben genau dieser Leser einnehmen, zu vergleichen. Diese frei entwickelte These wird mit dem Bericht einiger persönlicher Erfahrungen und kritischen und beunruhigenden Äußerungen über die in den Bibliotheken stattfindenden Veränderungen ausgeschmückt: Wird es morgen noch Leser in den Bibliotheken geben? Wird man den Triumph der „Benutzer“ sehen?
La importancia que tienen o que deberían tener los lectores en la existencia de las bibliotecas públicas sólo se puede igualarse al lugar que ocupan estas bobliotecas en la vida de estos mismos lectores. Desarrollada de forma libre, esta tesis se adereza del relato de algunas experiencias personales y de propósitos críticos e inquietos sobre las mutaciones en curso en las bibliotecas : ¿Habrá aún mañana lectores en las bibliotecas? ¿Se verá el triunfo de los “usuarios”?
Histoire naturelle
Les bibliothèques ne contiennent pas seulement des livres : dans l’écosystème à quoi on les peut légitimement comparer, pour parler un langage à la mode (ne reculons devant rien, pas même devant les diktats de l’air du temps, pour défendre ces lieux profondément intempestifs), elles hébergent aussi des lecteurs, qui sont leurs hôtes naturels, venus dévorer ces mêmes livres qu’elles enclosent. Hôtes et non point parasites, comme l’ont cru pendant longtemps, derrière la vitre de leur humeur grincheuse, certains préposés à la conservation des précieuses collections. L’écosystème de la bibliothèque, à la différence des univers biologiques, a en effet ceci de remarquable qu’un livre lu et consommé n’est pas perdu pour le lecteur suivant. Bien au contraire : plus un ouvrage est lu, plus il gagne de chances d’être relu, car un autre lecteur viendra vérifier ce que le précédent a cru comprendre du livre et en a écrit, au fin fond d’une note perdue au bas d’une page. Au bout d’un certain temps, plus ou moins long (cela se mesure parfois en siècles), une lecture a vocation à en susciter une deuxième, puis une troisième, et ainsi de suite. Une fois ouvert, un volume court le risque de ne se refermer jamais, nourriture perpétuelle, corne d’abondance offerte à l’intelligence et à la sensibilité – ou à la simple curiosité. Ici, consommation égale résurrection.
Les bibliothèques contiennent donc des lecteurs, qui en ont fait leur lieu de vie et s’y attachent comme une huître perlière dont la perle serait un livre en gestation. Ouvrez un livre : vous verrez un lecteur penché par-dessus. Ouvrez un lecteur : vous verrez un autre livre – en puissance, celui-là. Un livre produit un lecteur, qui produit un livre, qui produit un autre lecteur, etc. Tels sont les cycles de poupées russes selon lesquels s’organisent l’existence et la survie d’une bibliothèque. Prenons garde d’en rompre la continuité et de bouleverser un écosystème si fragile.
Ode
Les bibliothèques organisent l’espace et le temps de leurs lecteurs. La carte du monde en est pour moi parsemée, petits drapeaux d’un noir d’encre plantés çà et là sur la surface du globe comme autant de lieux de recueillement, de savoir, de travail ouverts à la fuite, refuges du voyageur harassé – mes vraies maisons. La carte de ma vie n’est guère différente, jalonnée d’étapes diversement décisives en des bibliothèques d’une infinie variété, de l’établissement de quartier à la grande et vénérable institution :
Bibliothèque de jeunesse du quartier Sainte-Anne, à Marseille, où je passais d’entières après-midis en compagnie des fées, des tritons et des sorcières,
Bibliothèque municipale de la même ville, perdue derrière la gare Saint-Charles, abri des mercredis de bachotage,
Bibliothèque de l’École normale supérieure, où grec et latin voudraient bien occuper autant de place que les littératures modernes,
Bibliothèque de la Sorbonne, aux collections immenses préservées des regards par des cerbères redoutables et un système désuet de bulletins,
Bibliothèque Sainte-Geneviève, aux trésors ignorés des potaches simplement venus travailler leurs récitations,
Bibliothèque de l’université Brown, à Providence, où, comme sur tous les campus américains, l’on dort le jour et veille la nuit,
Bibliothèque de l’université Fordham, à New York, qui se cherche au milieu des voyous une âme néogothique,
Bibliothèque publique de New York, qui propose à tous si libéralement ses merveilles, sans acception de personne,
Bibliothèque du Lycée naval, à Brest, offrant aux marins en herbe aventures de corsaires et périples à foison,
Salle Labrouste de la Bibliothèque nationale, si pleine alors, si vide à présent : mode et paillettes sont enfin parvenues à remplacer tes livres,
Salle des manuscrits, et son jeu alambiqué de plaques vertes, orange et bleues,
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, où flânent au milieu de leurs objets fétiches les fantômes des écrivains,
Bibliothèque de la rue Mouffetard, où tant de romans oubliés, encombrant les rayons dans l’attente de leur lecteur, exhibent la vanité du genre,
Bibliothèque de l’université de Kyoto, si précieuse pour l’historien avec son classement de livres par ordre d’arrivée, repos ultime des collections de mes prédécesseurs,
Bibliothèque nationale de France, caprice du souverain, triomphe de l’utopie, rêve éveillé, cauchemar des jambes,
Bibliothèque du Congrès, à Washington, monumentale, somptueuse et déserte,
British Library de Londres, le plus laid bâtiment du monde, informe et sans prétention, et pourtant si commode,
Bibliothèque de Harvard, communiquant généreusement ses fonds à ses correspondants lointains,
Bibliothèque universitaire de Nanterre, forteresse des années 1970,
Bibliothèque d’All Souls, splendidement lumineuse dans la nuit d’Oxford,
Bibliothèque municipale de Bergame, où Le Tasse s’enivre de l’air d’une des plus belles places d’Italie,
Vous voilà toutes revenues à ma mémoire, dans l’odeur des vieux papiers et le dédale de vos rayonnages.
À vous toutes, salut !
Vous êtes encore là, parmi nous, mais l’inquiétude me ronge :
Combien d’entre vous perdront leur nom pour devenir de clinquantes médiathèques, des centres culturels, des espaces d’exposition ?
Pamphlet
Il semble souvent que le livre ne suffise plus à justifier l’existence d’une bibliothèque. Il faut à celle-ci, pour préserver son avenir, diversifier ses activités, devenir un espace d’animation culturelle, proposer des expositions, des spectacles, accueillir des manifestations de toute sorte, s’ouvrir au plus large public et à la jeunesse en particulier. Comment s’opposer à un tel programme, et pourquoi même le ferait-on ? Voudrait-on restreindre l’accès de ces lieux à des privilégiés de l’éducation et de la culture ? Serait-ce cela, la démocratie ? Si les expositions de manuscrits n’attirent plus personne, montrons de la bande dessinée, affichons des photographies de vedettes, projetons des films à grand spectacle, diffusons des chansons, parlons de tout sauf de ce qui, précisément, est au cœur de la bibliothèque : le livre.
Dans la politique actuelle de ces institutions, le livre n’est plus seulement l’oublié : il est l’ennemi – ou presque. Le conservateur le sait bien : organiser sa politique autour du papier imprimé serait la grande erreur, la faute fatale. S’il veut plaire au pouvoir, il lui faut du chiffre ; il doit produire des statistiques convaincantes. Les autorités veulent du retour sur investissement : il faut attirer du monde – moins de lecteurs que d’électeurs, puisque le livre est le grand épouvantail des foules. Exit l’épouvantail, donc. Désherbons dans les grandes largeurs. Transformons les salles de lecture en espaces de détente et de relaxation. Mettons des écrans partout, avec de gros casques bien rembourrés. Enlevons les tables et les chaises. Installons des sofas et des poufs. Offrons boissons et friandises.
Il fut un temps où l’idéal d’une librairie était de se présenter comme une bibliothèque. Maintenant, l’idéal d’une bibliothèque, c’est la grande surface culturelle et le cinéma multiplexe. Le divertissement (entertainment) triomphe enfin de la haute culture.
Anecdote
Il est d’autant plus difficile de résister à cette élimination progressive des lecteurs que le mouvement ne vient pas des philistins à proprement parler, mais de gens merveilleusement intentionnés à l’égard des bibliothèques. Méfiez-vous toujours de ceux qui vous veulent du bien !
Deux anecdotes à ce sujet, liées à mes fonctions de représentant des lecteurs au conseil d’administration de la Bibliothèque nationale de France.
Un jour, un reponsable de la BnF s’étonne auprès de moi que si peu de lecteurs viennent visiter les expositions organisées dans les murs mêmes de la bibliothèque, alors qu’ils peuvent y accéder gratuitement sans aucune restriction. J’admets que c’est bien dommage, étant donné la valeur des expositions de la BnF, mais j’éprouve le plus grand mal à faire comprendre les raisons de ce désintérêt apparent.
Si mes confrères lecteurs ne vont pas aux expositions, ce n’est pas qu’ils les dédaignent. S’ils avaient le temps, ils iraient les visiter, et plutôt deux fois qu’une. Le problème, c’est qu’ils ne l’ont pas : ils ne vont pas à la bibliothèque pour s’amuser et se divertir, mais pour lire et travailler, et ils consacrent à cette activité en elle-même assez légitime tout le temps qu’ils peuvent lui consacrer, pas une minute de moins. Aussi, quand ils quittent les salles de lecture, n’ont-ils tout simplement pas la possibilité de passer dans les salles d’exposition, au grand dam de la direction de la BnF : il leur faut à présent courir à d’autres obligations.
Être un lecteur – et un lecteur lettré, dans une bibliothèque de recherche – est une activité à temps plein, une vocation sans garde-fous, une profession à part entière : les universitaires vont le matin à la bibliothèque comme les scientifiques à leur laboratoire, ni plus ni moins, animés autant par le sens du devoir à accomplir que par l’excitation du travail de la journée et des découvertes qui les attendent peut-être. Le plus étonnant, dans cette histoire, est qu’il soit si difficile de faire comprendre aux responsables d’une bibliothèque que lire des livres est une occupation suffisante pour justifier l’existence de leur établissement.
Autre anecdote
Seconde anecdote. On engage de grands travaux sur le site de la rue de Richelieu *. C’est une excellente nouvelle puisque, depuis l’ouverture du site François-Mitterrand, les bâtiments historiques de la BnF étaient tombés en quasi-déshérence. Au cœur de la capitale, avec ses filets de protection chargés de prévenir la chute des pierres, Richelieu faisait tache : il était temps de s’en occuper. Je m’en félicite, bien entendu. Mais j’apprends par la même occasion que ces travaux sont censés ouvrir plus largement les collections spécialisées au grand public et à la jeunesse. L’un des plus beaux endroits du bâtiment, la salle Ovale, devrait même être réservé à cet usage et transformé en salle pédagogique. Tant mieux. Mais je m’interroge : n’y aurait-il pas d’autres manières d’utiliser cette salle, plus en conformité avec les missions premières de l’établissement, à savoir la conservation de documents spécialisés et la recherche ? On me répond que l’ouverture de la bibliothèque à un large public est en démocratie une nécessité. Comment en disconvenir ?
Pourtant, j’aurais tendance à formuler la chose un peu autrement : ce qui en démocratie est une nécessité, ce n’est pas que la bibliothèque soit ouverte à un large public, mais qu’elle-même soit d’utilité publique. Et cette utilité publique emprunte bien des voies, apparemment détournées et cependant bien réelles : la conservation des documents permet la recherche, qui elle-même permet une meilleure compréhension de la signification et de l’importance de ce patrimoine, et ce sont les résultats de cette recherche qui, plus ou moins directement et au bout d’un temps plus ou moins long, se diffusent dans le public par l’enseignement, par les médias, par les livres eux-mêmes, c’est-à-dire par d’autres bibliothèques, et offrent à la nation, voire à l’humanité entière, les moyens de se connaître mieux en prenant plus claire conscience d’elle-même, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle est et de ce qu’elle pourrait être. Voilà la véritable utilité publique et démocratique d’une bibliothèque de recherche.
Maintenant, cela n’interdit pas d’organiser dans cette bibliothèque des actions pédagogiques destinées à un public plus large que celui des chercheurs et, en particulier, à la jeunesse. Bien au contraire. Mais il n’empêche que cette mission-là sera toujours seconde par rapport à celle qui fonde l’existence même de l’institution. Il faut donc s’assurer au préalable que l’ajout de cette nouvelle mission ne nuira pas à celles qui préexistent, dans un monde où, nous le savons chaque jour un peu mieux, hélas, les moyens financiers, matériels et humains alloués à un établissement, fût-il le plus prestigieux, sont limités. C’est là tout l’enjeu de l’attribution de la salle Ovale à de telles activités pédagogiques.
Science politique
Plus fondamentalement encore, on peut se demander si, derrière cette multiplication des missions de la BnF, il n’y a pas un message caché : aujourd’hui, la recherche ne serait plus un enjeu démocratique suffisant pour justifier la dépense publique. Si l’État investit dans la rénovation d’un établissement de ce genre, ce ne saurait être au bénéfice des seuls chercheurs. Les effets des travaux doivent être visibles largement, et tant pis si les enjeux à courte échéance empiètent sur ceux de plus long terme.
Encore une fois, faut-il le préciser, mes interrogations visent moins à mettre en cause tel ou tel projet particulier qu’à pointer un risque général de dérive dans la gestion des bibliothèques. Il ne faudrait pas non plus jeter sur l’histoire de ces institutions un regard trop angélique : depuis ¬qu’elles existent, les grandes bibliothèques ont toujours été des lieux marqués par l’idéologie et la politique. Célébration de l’évergète à Alexandrie et à Pergame, affirmation du pouvoir républicain ou impérial à Rome, de la toute-puissance de la religion dans l’Europe médiévale, de l’autorité royale en France, une bibliothèque n’est jamais neutre : elle sert des intérêts à court terme. Et l’on peut se féliciter finalement que ces lieux de savoir comptent encore pour le politique.
Il importe toutefois de rappeler sans cesse les principes fondamentaux de ces institutions. Que l’on veuille faire de ces espaces voués à la recherche et à la science des lieux de vie : fort bien. Mais encore ne faut-il pas inverser les priorités : les savants et les chercheurs sont les premiers à faire vivre une bibliothèque ; celle-ci devient naturellement un lieu de vie quand elle est fréquentée par une communauté de lecteurs qui y est accueillie dans de bonnes conditions. Le livre crée par lui-même une animation suffisante.
Mais aujourd’hui on a parfois l’impression que les responsables font passer le lieu de vie avant le lieu du livre. Fausses craintes ? Espérons-le. On notera néanmoins qu’une telle évolution est déjà bien avancée dans les musées, par quoi le mouvement a commencé depuis longtemps. Plutôt que d’y exposer le plus intégralement possible les collections permanentes, on y organise des coups médiatiques, sous la forme d’événements ponctuels pimentés de mises en scène à grand spectacle : tout musée se gère maintenant comme une agence de communication, devenu la simple antichambre de sa boutique et de son café-restaurant. Si l’on souhaite éviter ce même sort aux bibliothèques, la vigilance s’impose.
Post-scriptum
J’ai parlé jusqu’à maintenant du lecteur de bibliothèque. Or, relisant le courrier qui me demandait le présent texte, je m’aperçois que la novlangue bibliothéconomique ne connaît plus de lecteurs, mais des usagers. Je m’interroge : aurai-je, moi aussi, à me « délectoriser » ?
Octobre 2010