Accusés Baudelaire, Flaubert, levez-vous ! : Napoléon III censure les Lettres
Emmanuel Pierrat
ISBN : 978-2-87495-069-8 : 19,90 €
Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris, spécialisé dans les affaires liées au droit d’auteur et à la liberté d’expression ; essayiste et romancier, il est aussi l’auteur d’une copieuse bibliographie centrée, mais pas seulement, sur sa spécialité professionnelle. On y trouve notamment Le livre noir de la censure publié sous sa direction en 2008 aux éditions du Seuil, récompensé par le prix opportunément nommé « Tartuffe ».
Ernest Pinard, fervent défenseur de la cause catholique de longue tradition familiale, se rallie à l’empereur dès le coup d’État du 2 décembre 1851, ce qui lui vaut de gravir en quelques années les échelons de la magistrature. En 1857, il occupe les fonctions de substitut du procureur au Parlement de la Seine où il fait preuve d’un remarquable zèle en poursuivant, dans le temps court d’une année littéraire particulièrement fertile, trois écrivains qui comptent parmi les plus célèbres de leur temps. Gustave Flaubert pour Madame Bovary, Charles Baudelaire pour Les fleurs du mal et Eugène Sue (post mortem), pour Les mystères du peuple, comparaissent devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine, respectivement le 24 janvier, le 20 août et le 25 septembre 1857, tous trois sous les chefs d’inculpation d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, aggravés pour Eugène Sue, plus radicalement engagé dans l’opposition politique, d’une longue suite d’accusations : incitation à la haine des citoyens les uns contre les autres, excitation à la haine et au mépris du gouvernement, apologie de faits criminels, attaque contre le principe d’autorité, etc.
Un homme, une date, trois procès, dont deux sont sans doute les plus célèbres de la littérature française, forment les ingrédients d’une situation qui autorise Emmanuel Pierrat à faire le constat plaisant que le sujet de son livre répond aux règles du théâtre classique : unités de lieu, de temps, et d’action. Le protagoniste principal cependant – deus ex machina qui n’attend pas le dénouement pour intervenir activement dans l’action –, se tient discrètement dans le sous-titre : « Napoléon III censure les Lettres ».
Cependant, l’ouvrage foisonne de nombreux extraits d’ouvrages, de citations de correspondances ou d’articles de presse. La multiplicité et la diversité des voix, des plumes et des points de vue composent une sorte de reportage vivant, mobile et un rien désordonné, et témoignent des émotions et des remous suscités par ces procès. Mais leur intérêt est inégalement pertinent, et on peut regretter que leur abondance couvre jusqu’à l’étouffer la cohérence de la réflexion et disperse le propos dans les ramifications de trop nombreuses digressions
En revanche, les textes intégraux des procès présentés en annexe sont particulièrement bienvenus. Réquisitoires et plaidoiries y sont intégralement retranscrits, à l’exception des archives du procès Eugène Sue qui ont brûlé dans l’incendie du tribunal en 1871. Le réquisitoire laborieux d’Ernest Pinard contre Madame Bovary, démonté pas à pas par la plaidoirie de Jules Sénard, défenseur de Flaubert, en constitue la plus importante et, sans doute, la plus intéressante partie. On y lit l’incapacité du procès à démontrer autre chose que l’exceptionnelle qualité littéraire d’un chef-d’œuvre. Enrichis des comptes rendus des jugements dans les gazettes juridiques, ces textes occupent presque la moitié de l’ouvrage et ne constituent pas le moindre de ses intérêts.
Pour les lecteurs papillonnants, ce livre présente l’attrait du mouvement et de la diversité, juxtaposés d’informations et d’illustrations documentaires. Les autres regretteront peut-être de ne pas trouver, dans ce point de vue d’un magistrat spécialiste de la censure, plus de précision et de cohérence sur le contexte dans lequel se place cette année tristement culminante. Il faut attendre la conclusion pour qu’elle prenne sa place dans une brève histoire des lois liberticides et de leur application, jusqu’à ce qu’en soient tardivement blanchies leurs victimes littéraires.