biblio-fr et après ?

Gérard Régimbeau

Avec ou sans point d’interrogation, le titre « biblio-fr et après », choisi pour la table ronde qui s’est tenue au Salon du livre de Paris le 27 mars 2010, à l’initiative de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), pouvait signaler qu’une nouvelle phase avait commencé après l’arrêt, en juin 2009, de la liste de discussion… Mais il suggérait aussi qu’on reviendrait sur l’histoire du phénomène. Orientée d’abord vers le passé, à travers les témoignages des participants, la réunion a été ensuite consacrée aux idées et expériences en cours pour compenser la perte de cet outil d’information et d’échange entre professionnels des bibliothèques, que beaucoup considéraient comme indispensable, voire « irremplaçable ».

Le souhait d’Élisabeth Noël, conservateur à l’Enssib, qui animait la réunion, était de diversifier autant que possible la provenance des intervenants, pour croiser les points de vue. Ainsi, avait-elle réuni Sara Aubry, ingénieur à l’université de Caen et ex-modératrice de biblio.fr ; Emmanuelle Bermès, conservateur à la Bibliothèque nationale de France et fondatrice du blog Figoblog  1 ; Christelle Di Pietro, actuellement responsable des services de veille pour les professionnels dans le Département des services aux bibliothèques de l’Enssib, et ancienne responsable du service du Guichet du Savoir de la bibliothèque municipale de Lyon ; Dominique Lahary, directeur adjoint de la bibliothèque départementale (BD) du Val-d’Oise, vice-président de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), blogueur intermittent ; et Silvère Mercier, chargé de médiation numérique à la Bibliothèque publique d’information (BPI), créateur du blog Bibliobsession  2.

Après le rappel des débuts de biblio-fr sous l’impulsion d’Hervé Le Crosnier et de Michel Melot en septembre 1993  3, un premier tour de table a été l’occasion pour chacun d’évoquer sa découverte et sa fréquentation de la liste de diffusion, confirmant une diversité des usages et des appropriations.

Certains s’y étaient abonnés pour recevoir les informations utiles, y retrouvant l’actualité des offres d’emplois, des annonces de manifestations (comme Christelle Di Pietro) ou pour rester en phase avec les interrogations et les débats du champ professionnel. D’autres y recherchaient un complément, voire l’équivalent d’un outil de veille sur les bibliothèques, ce qui manquait dans le monde francophone (Emmanuelle Bermès). D’autres, enfin, l’utilisèrent comme une véritable base de connaissance (Silvère Mercier) car elle définissait, à travers ses contenus, les contours des métiers du livre, en particulier pour les étudiants des filières d’IUT et d’IUP. Les intentions étaient aussi différentes selon que les participants estimaient quelque peu effrayant de s’adresser à des milliers d’internautes (Emmanuelle Bermès) ou s’ils souhaitaient continuer à faire connaître, par d’autres moyens, leur point de vue associatif ou militant, sans passer par l’étape fastidieuse de la préparation des courriers, comme le souligna Dominique Lahary.

Un travail de modération devenu trop complexe

La deuxième question portait sur l’arrêt de la liste de diffusion. Sara Aubry a alors rappelé avec précision les conditions de la modération, donnant les détails d’un travail qui devenait disproportionné en complexité et en volume au regard des nouvelles conditions d’échange, de diffusion et de débat qui s’étaient développées entre-temps dans les réseaux sociaux. La partie invisible de la modération consistait à relire, regrouper et rediffuser les messages ; des pièces jointes devaient être converties, des fax ressaisis, les intitulés reformulés… Le filtrage était assez facile en raison du ton généralement poli des abonnés, sauf vers la fin où, conformes en cela à une tendance globale, les échanges se firent plus vifs. L’outil de messagerie devint progressivement inadapté pour transmettre illico des informations de service ou des annonces de manifestation. La liste, qui comptait 600 abonnés en 1996, était parvenue à 17 800 au moment de l’arrêt ! Les ingénieurs informatiques du pôle universitaire de Caen tremblaient parfois pour le réseau, mais le serveur a résisté… Enfin, l’investissement personnel, qui se faisait au début dans l’allégresse du bénévolat et du militantisme, avec l’idée de servir la profession, s’est peu à peu converti en une contrainte au service de débats moins importants et moins cruciaux. Et tandis que le travail de triage restait conséquent (une journée de travail hebdomadaire supplémentaire pour passer de 400 messages environ à 80), l’intérêt du maintien de la liste est devenu moins évident. Sara Aubry a cependant insisté sur la « belle page d’histoire » écrite au cours des seize ans d’existence de la liste, notant au passage qu’elle a été un outil remarquable de formation au réseau, et qu’à partir du bilan collectif positif qu’on pouvait en tirer, il était temps « de passer à autre chose ».

La suite de biblio-fr

En dernière partie, la question de la suite à donner à biblio-fr a été posée. Tour à tour, les invités ont fait un rapide état des lieux en précisant des points d’intervention possibles.

Pour Dominique Lahary, qui salua la part déterminante de la modération et regretta au passage le peu d’attention apporté par les abonnés à l’intitulé de l’objet annoncé dans les envois de courriels, la fonction importante à reprendre en charge demeure celle du débat. Les fonctions telles que les annonces légales, l’autopromotion des établissements, les offres d’emplois, la messagerie, les calendriers, etc., étant maintenant assurées sur internet, il reste selon lui à réorganiser un outil communautaire, le plus large possible, au service du débat, et dépassant l’expression du seul espace associatif.

Christelle Di Pietro a rappelé qu’à l’Enssib, une des priorités a été de reprendre les fonctions urgentes de veille, d’annonces et d’agenda. Ainsi, en relayant les annonces à tout le secteur de l’information-documentation et des bibliothèques, du privé et du public, avec un volume de 100 à 110 annonces par mois, le but affiché d’Enssibase  4 pour les stages et les emplois est non seulement de regrouper des offres indispensables à la formation et à l’insertion des élèves conservateurs, des étudiants et des professionnels, mais aussi de servir à l’observation des métiers par ses données utiles à tous les responsables de formation et aux chercheurs. L’autre service en ligne, Enssibrèves  5, en complément des sites d’actualité, a été conçu, pour sa part, comme un outil de veille sélective recherchant, à raison d’une ou deux brèves quotidiennes, des « niches d’information » pas forcément prospectées par d’autres services du web. Il est orienté vers l’expérience, l’innovation et l’ouverture à l’international pour les domaines intéressant le monde de l’information et des bibliothèques. Enfin, le calendrier, qui fut un des éléments constants, de biblio-fr, a été repris à l’Enssib sous la forme d’un agenda professionnel  6 des diverses manifestations concernant les sciences de l’information et des bibliothèques, de préférence francophones. Un formulaire ouvert permet de déposer les informations. Christelle Di Pietro a ajouté qu’une revue de presse professionnelle serait prochainement mise en ligne. La reprise de la rubrique « Tour de Toile » du BBF est aussi programmée, afin de recenser l’actualité des bibliothèques sur des sujets de fond.

Silvère Mercier a fait part de transformations dans les rubriques professionnelles de la BPI, autant pour l’aspect visuel que collaboratif, amenant le site à jouer le rôle d’un « internet-intranet  7 ». Puis, il a évoqué son expérience de blogueur – pendant et après biblio-fr – en détaillant quelques-unes des rubriques de Bibliobsession : la fonction de veille y est assurée ; la rubrique Calendoc est réservée aux annonces ; il est possible de diffuser les informations mises à jour grâce au fil RSS (1 500 personnes abonnées) ; une vingtaine de collaborateurs réguliers ont été cooptés pour la rubrique de veille collaborative « Le Bouillon des bibliobsédés », et sa diffusion est possible sous forme de « nectar » (articles les plus partagés). Tous les apports de ce blog indépendant en font un carrefour indispensable aux côtés des sites officiels, une collaboration entre blogs et sites officiels demeurant tout à fait possible et souhaitable.

À l’évocation de ces expériences, Emmanuelle Bermès s’est dit confortée dans l’idée qu’il est possible d’articuler ce qui est institutionnel avec ce qui ne l’est pas, l’activité professionnelle avec les implications bénévoles, et que dans cette articulation réside la clef de l’avenir. Elle a rappelé que la BnF signale des événements, mais que les débats et l’expression personnelle ne sont pas des dimensions prises en charge habituellement par un site institutionnel. La BnF peut en effet offrir des services pour la partie technique ou bibliothéconomique, avec des mises au point sur le numérique, le catalogage, le web sémantique – autant de questions pour lesquelles existent des demandes –, mais l’avenir des échanges professionnels sur internet réside dans la démultiplication des ressources.

Pour Dominique Lahary, l’un des effets bénéfiques de biblio-fr (et des blogs) avait été de pointer les besoins humains nécessaires à la bonne marche des nouvelles missions d’information et de communication des bibliothèques. Mais les professionnels des bibliothèques restaient « entre eux », c’est l’un des risques à éviter pour l’avenir. Parmi les fonctions importantes qui mériteraient, selon lui, de renaître après biblio-fr, il a cité la messagerie. Car, sans opposer le courriel et l’outil collaboratif, les échanges modérés au sein d’une liste présentent toujours un intérêt spécifique.

La fin de la séance a été réservée à une discussion avec la salle sur des points qui intéressaient la modération et les effets divergents du web collaboratif entre prise en main élargie de l’information et dissémination (une « centralité perdue » difficile à retrouver selon Élisabeth Noël). Plusieurs interventions concernaient les sites et les outils fédérateurs, collaboratifs et wiki : entre autres, l’Association pour le développement des documents numériques  8, le site Bibliopedia  9 et le service Questions ? Réponses !  10 de l’Enssib. Certains se sont félicités de ces diverses propositions en lisant, dans leur dispersion, la victoire en somme de biblio-fr, quand d’autres regrettèrent l’absence d’un guichet unique facilement reconnaissable par le public. Le mot de la fin revint à Sara Aubry, qui voit d’un bon œil que la communauté agrégée autour de biblio-fr ne soit pas sans ressource. Elle observe dans les initiatives existantes, notamment celles qui ont permis de créer des emplois, une volonté qui émerge pour assurer la relève.