Le juge et l’assassin
Yves Desrichard
« Ce qui peut être évalué n’a pas de valeur », disait Chamfort, ici outrageusement tronqué pour mieux servir la cause de ce numéro du Bulletin des bibliothèques de France qui revient, deux ans après ses premiers méfaits *, sur l’un des thèmes les plus polémiques du moment, lors même, et c’est un goûteux paradoxe, que l’évaluation – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – a pour but de mettre en place, avec une rigueur toute leibnizienne, les modalités d’appréciation « objectives » des services, des hommes, des organismes.
Dans le sillage de la loi libertés et responsabilités des universités (LRU) et de la loi organique sur les lois de finances (Lolf), se multiplient avec une vigueur toute bureaucratique comités et instruments de mesure, indicateurs et méthodologies, dont le moins que l’on puisse écrire est qu’ils et elles suscitent ires, méfiances, rejets, suspicions de la part des enseignants, des chercheurs, d’autres encore. Non sans provocation, la rédaction du BBF verra dans ces réactions largement belliqueuses au moins la justesse de la démarche : « La vérité est toujours révolutionnaire » – puisque nous en sommes aux citations résolument décontextualisées.
Et les bibliothèques dans tout cela ? Elles sont, pour ce qui les concerne, plus perplexes qu’hostiles, de pratiquer de longue date des disciplines tout soudain « découvertes » par les polémistes patentés de la cause, bibliométrie, indicateurs, tableaux de bord, etc. Et donnent souvent l’impression, avec modestie, de quelques longueurs d’avance sur, par exemple, d’autres services de l’université, servant lors de modèle.
Pour autant, « trop d’évaluation tue l’évaluation ». Il ne s’agit pas de multiplier les signaux, les données, les statistiques, les graphiques, les camemberts ; tout au contraire, ici comme bien ailleurs, « less is more » (« moins, c’est mieux »), et la réflexion doit engendrer la simplicité des mesures pour assurer la pertinence des critiques (s’il y a lieu) et l’inventivité roborative des décisions : car, on l’oublie dans l’anathème, l’évaluation n’a de sens que dans l’évolution, une pierre darwinienne bienvenue a un édifice constamment en devenir, en questionnement.
L’exercice s’y prête, on jugera donc à loisir notre dossier, qui s’articule autour de la mesure, de la gestion – les pendants observant et réactif de la chose –, avant que de s’attarder, pour rendre justice ou engendrer le doute, sur les pratiques bibliométriques, qui sont comme l’un des liens les plus forts entre la recherche et la bibliothèque.
S’il fallait évaluer, à chaud, ce numéro du Bulletin des bibliothèques de France, on y déplorerait la quasi-absence certes non concertée des bibliothèques publiques, qu’on sait pourtant engagées dans des efforts en ce sens qui – on n’en doute pas – susciteront bientôt une nouvelle approche d’un sujet en renouvellement perpétuel, celui des évaluations.