Conseils à un jeune rédacteur de rapports administratifs
Voici, sur le ton de l’humour, quelques conseils pour bien rédiger un rapport administratif, de la lecture de la lettre de mission à la postérité du rapport, en passant par le choix du titre, la rédaction de l’introduction, l’audition d’« experts », le dosage d’impertinence et de provocation, la conclusion, la remise du rapport et sa diffusion. L’essentiel est bien entendu de survivre à cet exercice, à aborder comme si le rapport allait être lu intégralement par quelqu’un, ce qui n’est jamais le cas.
A tongue-in-cheek look at the art of writing administrative reports, from reading letters of engagement to the life of the report post-publication, including choosing a title, penning the introduction, interviewing ‘experts’, hitting the right note of provocative iconoclasm, coming up with a conclusion, handing the finished article in, and distributing your work. The main thing is how to survive the process and to firmly believe –despite all the evidence to the contrary– that someone, somewhere, will read the whole thing one day.
Hier in humorvollem Ton einige Ratschläge zur guten Abfassung eines administrativen Berichts. Vom Lesen des Auftragschreibens bis zur Nachhaltigkeit des Berichts, über die Wahl des Titels, das Verfassen der Einleitung, die Anhörung von „Experten“, die Dosierung von Unverschämtheit und Provokation, die Schlussfolgerung, bis zur Übergabe des Berichts und seine Verbreitung. Im Wesentlichen geht es wohlgemerkt darum, diese Übung zu überleben, an sie heranzugehen, als ob der Bericht vollständig von jemandem gelesen werden wird, was nie der Fall ist.
He aquí, con un tono de humor, algunos consejos para redactar un informe administrativo, de la lectura de la carta de misión a la posteridad del informe, pasando por la elección del título, la redacción de la introducción, la audición de “peritos”, el dosaje de impertinencia y de provocación, la conclusión, la entrega del informe y su difusión. Lo esencial es por supuesto sobrevivir a este ejercicio, abordarlo como si el informe fuera a ser leido integralmente por alguien, lo que nunca fue el caso.
« [Le rapport] est la forme écrite qui permet de rendre compte à une autorité responsable d’une question importante, en lui proposant des solutions ou une action. Il s’accompagne de l’ensemble des éventuels documents justificatifs, classés en annexe… Un rapport doit reposer sur des faits précis, des idées rationnelles et proposer des solutions. Il requiert donc des qualités de synthèse, de précision et de clarté comparables à celles de la note et du compte rendu 1. »
Je l’ai constaté comme vous, le rapport administratif est, par les temps qui courent, sinon un best-seller assuré, du moins plus largement discuté que l’attribution du dernier prix Goncourt. Les mauvais esprits (dont je ne suis pas) pourraient penser que le rapport administratif est devenu un mode de gouvernance. Là où le Parlement n’est plus ce qu’il était et, in consequo, le pouvoir exécutif non plus, le rapport peut être considéré comme le court-circuit idéal du circuit législatif qu’on apprend toujours en première année de licence de droit, mais pour combien de temps encore ?
Dès lors, il y a une chance ou une malchance (vous en jugerez à la conclusion) que, la prochaine fois, ça tombe sur vous. Honneur ou déchéance, malédiction ou révélation, il faut de toute façon vous préparer. Quelques éléments de la trousse de survie, right now.
Pourquoi vous ?
Le titre même du présent article semblera bien paradoxal à ceux qui font profession de lire ou de commander (c’est plus rare) des rapports. Car, si on pouvait imaginer qu’un organisateur de journées d’étude dans une administration déshéritée, ou pour laquelle cette fonction n’avait qu’une importance bien secondaire, puisse être « jeune 2 », c’est bien peu probable s’agissant d’un auteur de rapports administratifs.
Qu’on ne se méprenne pas : les femmes tout d’abord, les chefs de service dynamiques ensuite, sont toujours « jeunes » – surtout, pour les premières, aux yeux des hommes et, pour les seconds, à ceux de leurs subordonnés. Mais même si on souligne, dans la suite de cette chronique, combien les notions objectives ont peu cours dans cet exercice, il faut bien admettre que, si vous n’êtes pas déjà au grade ultime de votre corps (je parle bien sûr de celui qui figure dans votre statut, je ne me permettrais pas autrement), vous avez bien peu de chance qu’on vous confie la rédaction d’un rapport. Hommes mûrs et femmes épanouies se livrent plus volontiers à cet exercice que jeunes gens ambitieux (qui ont bien d’autres occasions d’exercer leurs talents) et jeunes filles naïves – qu’on le regrette ou non.
Ainsi habilement éclairée la notion de « jeune » (de telle façon, vous l’avez compris, que chacun ou tout le monde puisse se sentir concerné), n’oubliez pas que le rapport a un auteur avant même que vous l’ayez rédigé, quelque injuste que paraisse la posture : celui qui vous l’a commandé. Sachant, et la chose arrive plus souvent qu’on ne croit, que vous pourrez avoir à remettre votre rapport une fois achevé à une autre personne, puisque le commanditaire du rapport exerce le plus souvent dans ce cas non intuitu personae, comme le disait ce cosmonaute russe parti dans l’espace au temps de la splendeur de l’Union des républiques socialistes soviétiques et retombé dans l’indifférence générale on ne sait plus trop où – Russie ou Kazakhstan peut-être.
En effet, une lettre de mission est, le plus souvent, ce qui a motivé la rédaction du rapport. Elle gagne à être signée par un personnage haut placé et, s’il est illustre, c’est encore mieux. Plus elle est courte, mieux c’est. Plus elle est longue, moins c’est bon signe. En effet, une lettre de cadrage un peu longue vous laissera peu de marge de manœuvre quant au contenu du rapport. De plus, sa simple lecture – elle figurera obligatoirement en bonne place dans votre rapport – risque de décourager votre lecteur alors que, la suite le prouvera, ni vous ni lui n’êtes au bout de vos peines – j’écrirais même qu’elles commencent tout juste.
Une lettre de mission qui, en-tête, objet, signature du ministre et adresse du ministère compris, tient sur un recto est en soi une bonne nouvelle : vous allez pouvoir laisser libre cours, dans le respect strict de l’exercice, à votre imagination débordante, à votre talent inné, à vos capacités immenses, à votre style brillant, bref, vous allez vous amuser comme un petit fou : profitez-en, cela ne va pas durer.
Juste pour vous faire frémir, avant de commencer : il y a pire que d’être l’auteur d’un rapport. Il y a être le coauteur d’un rapport. Dans ce cas-là, l’auteur prend le nom de commission et, d’une manière générale, aucun des conseils personnalisés ci-dessous listés ne pourra valablement s’appliquer. Au final, soit vous serez considéré (pour s’en moquer) comme l’auteur principal (au sens ISBD du terme) du rapport, soit vous serez éclipsé par un autre auteur principal, soit le rapport restera anonyme par excès d’auteurs. On ne sait ce qui est le moins pire.
De vous
Comme tout le monde dans cette profession, quand vous étiez jeune, vous vouliez être Chateaubriand ou rien. Ou Saint-Simon, à la rigueur. Et vous vous dites que vous, dont les manuscrits ont toujours été refusés par P.O.L. et par les Éditions de Minuit, vous pourriez profiter de ce rapport qu’on vous a demandé de rédiger pour montrer l’étendue de vos dispositions, jusqu’alors méconnues. N’en faites rien, je ne devrais même pas avoir besoin de vous le préciser. Ne profitez pas lâchement de ce que personne ne prendra la peine de lire votre rapport une fois qu’il sera terminé (voir plus loin) pour le transformer en exercice de style(s).
À la vérité, s’il pouvait exister un équivalent culinaire au style de votre rapport, ce serait, disons, un navet bouilli. Je ne suis pas méchant en écrivant cela, juste pragmatique. Je sais bien que Chateaubriand n’est jamais allé aux États d’Amérique, et que Saint-Simon a écrit sur des sujets (et des personnes) dont la banalité et l’inintérêt (en bons enfants de la Révolution française que nous devrions être) nous surprennent toujours de les voir pourtant évoqués. Mais ne croyez pas pour autant que d’écrire, sur un sujet que vous ne connaissez pas, des propos communs, en convoquant pour faire genre des experts dont vous ne partagez pas les avis (et que personne ne connaît), vous rend leur égal. L’époque a changé et, surtout, l’exercice n’est pas le même. L’exercice est de vous faire monter quelques barreaux d’échelle. Cela suppose que l’échelle soit invisible, que le style de votre rapport soit invisible, pour que vous-même n’en soyez que mieux mis en valeur. Ne croyez pas ceux qui vous veulent du mal 3 – le style (d’un rapport administratif) ce n’est pas l’homme.
Surtout, ne gâchez pas votre chance ou, c’est selon, ne passez pas à côté de ce grand échec qui forme mieux que cent réussites, etc. L’exercice du rapport administratif et de sa réception est sans doute le seul où la garantie, pour vous, d’être considéré, disponible pour une promotion, voire célèbre dans un cénacle plus ou moins large, tiendra à la façon dont vous, votre rapport et ses conclusions, serez fustigés, moqués, lacérés, méprisés, dénigrés, accablés, hués, brocardés, moqués. Espérer le pire, là n’est pas le moindre paradoxe de l’exercice. Nous y revenons, forcément.
Que faire ?
Formellement, il existe plusieurs types de rapports, pour ce qui est de leur volume : le rapport assez long, le rapport long (le meilleur), le rapport trop long. N’essayez pas de déterminer vous-même à quelle catégorie appartient, ou appartiendra, le vôtre. Comme, semble-t-il, vous ne l’avez pas encore compris, ce n’est pas vous qui déterminez la longueur de votre rapport mais bien, comme aurait pu l’écrire Paul Ricœur s’il avait perdu son temps à en lire, votre lecteur ou, plus exactement (voir plus loin), les personnes qui feront semblant de vous lire. L’exercice est terriblement frustrant, qui correspond rarement à votre attente : mais vous avez bien fait quelque chose de mal pour qu’on vous demande un rapport, non ? Alors, ne vous en prenez qu’à vous-même.
Écrire et/ou rédiger
Du titre
Quand on lui demandait ce qu’il emporterait en premier s’il y avait le feu chez lui, Jean Cocteau répondait judicieusement : « Le feu. » Pour vous, c’est le titre. Le titre du rapport est tout, tout le rapport est le titre (comme aurait dit Tristan Tzara). Bien sûr, nous le verrons, la récompense suprême est que le rapport soit connu sous votre nom. Mais la décence, la prudence et la règle administrative veulent que même Jacques Attali ne peut pas, d’emblée, écrire le « rapport Attali ». Il vous faut donc, et l’exercice est redoutable, trouver un titre suffisamment passe-partout pour qu’on prenne rapidement l’habitude de nommer votre rapport par votre nom, mais suffisamment explicite pour qu’on se souvienne de quoi il traite, voire à quels problèmes il est censé apporter des solutions. Hélas, le temps n’est plus au De bello gallico, je veux dire qu’on ne peut plus utiliser l’ablatif avec autant de facilité que César. C’était pourtant une belle et noble pratique mais, comme on sait, les études latines ne sont plus ce qu’elles étaient, et il faudra même vous contenter d’un titre qui soit une phrase sans verbe, bref, le degré zéro de l’écriture. Mais, avec un être aussi brillant que vous, c’est bien ça qui est le plus difficile.
Des commencements
L’introduction du rapport est un exercice délicat, que la décence m’interdit de rapprocher d’autres circonstances qui, pourtant… Vous devez donner le meilleur de vous-même, annoncer la couleur, aiguiser l’appétit du lecteur, amorcer vos conclusions sans pour autant (puisqu’il s’agit de l’introduction) conclure, tout en donnant envie d’en passer par tout un tas d’étapes intermédiaires comme l’état de l’existant, la comparaison avec l’étranger, les recommandations de la Commission européenne, quelques remarques bien senties sur l’ère numérique, etc. Bref, il vous faut susciter chez celui qui vous lit (mais voir plus loin) de grandes espérances, beaucoup de curiosité, parfois certains étonnements, tout en lui faisant comprendre que le chemin de la félicité (la fin de votre rapport) est encore long, et qu’il ne pourra y parvenir qu’en passant par tout un tas de pages pleines de signes, de tableaux, de statistiques, de notes, de références, avant que… de conclure, c’est bien ce que je disais.
D’auditer
Depuis quelque temps, pas un rapport ne semble pouvoir s’écrire sans auditions. Le temps n’est plus où un rapporteur démiurge synthétisait courageusement les pensées des centaines d’anonymes consultés pour composer le rapport que le monde, dans un souffle retenu, attendait. Désormais, l’une des annexes majeures de votre rapport doit être la liste des personnes auditionnées avec, si possible, le jour et le lieu de l’audition, ce qui ne présente strictement aucun intérêt. Ou plutôt si : de la même manière qu’on a, grâce à des agendas bien tenus, pu innocenter Dominique Baudis, de la même manière, collationner les noms, jours et lieux de vos forfaits vous permet d’habilement mouiller les personnes impliquées qui, sauf à produire de faux agendas, seront bien obligées de convenir qu’elles vous ont rencontré quand (voir plus loin) une solide polémique entourera la parution de votre rapport.
Car il faudrait être bien naïf pour croire que vous avez, si peu que ce soit, tenu compte des faits rapportés et des avis exprimés par les personnes que vous avez auditionnées. Non, vous cherchez des complices, pas des experts. Tout comme, on le verra plus loin, la remise de rapport télévisée pourra être considérée comme le sommet de votre réussite dans cette aventure, les auditions télévisées peuvent être considérées comme votre (long) quart d’heure warholien. Mais ne vous bercez pas d’illusion, vous n’êtes ni Bill Clinton, ni Monica Lewinsky (en tout cas je l’espère pour vous, quoique) ni le juge Burgaud, bref, le jour où on auditionnera des experts, des parlementaires, sur la chaîne publique des assemblées, pour un rapport destiné à mettre en place une loi sur les bibliothèques, c’est qu’il sera temps de vous réveiller pour aller au travail.
De l’impertinence
La vie n’est pas toujours drôle, surtout quand on rédige un rapport. Vous pouvez donc essayer d’y mettre une phrase qui n’a rien à y faire, juste comme ça, pour voir. Comme vous le savez sans doute (les rapporteurs se recrutent généralement dans ces couches-là de la population française), le thésard glisse systématiquement une référence dite « à la Perec » dans sa bibliographie, point névralgique et hautement stratégique de la thèse 4, juste pour voir si ce type de Reims qui était assis à gauche du président du jury lors de la soutenance osera lui pomper intégralement, aussi, sa bibliographie, dans un article à paraître dans le prochain numéro des Annales sur, comme c’est curieux, le sujet même de sa thèse. Une phrase comme, je ne sais pas moi : « Les engoulevents de plus de 135 kilos sont si rares qu’il n’en existe plus que quatre au monde, et qui vivent tous en captivité. » Ça ne mange pas de pain, on peut croire (presque) à une erreur de frappe (on lit des choses bien plus curieuses dans certains rapports) 5. N’oubliez pas, comme le disait l’éternellement regretté Pierre Desproges : c’est bon de rire.
De la provocation
L’intérêt d’un rapport est dans la réputation qu’on lui fait – ou qu’on lui défait. Partant du principe (voir plus bas pourtant) que personne ne se sera donné la peine de le lire intégralement, chacun picorant ce qu’il aurait voulu y voir figurer (la notion de shadow report pourrait aisément être mise en avant), votre rapport n’aura d’intérêt, d’aune, qu’à la mesure des polémiques qu’il pourra susciter.
Dans un pays comme la France, vous vous doutez que l’exercice n’est pas si difficile : associations professionnelles, syndicats, hiérarchie, conseillers et experts divers, journalistes, chauffeurs de taxi, piliers de comptoir (quand il y en avait encore), personnes rencontrées par hasard dans la rue, vos collègues, votre femme, vos enfants (si vraiment ils n’ont rien d’autre à faire, ce dont je doute) sont autant de partenaires faciles et largement inusables (quoique) pour une bonne disputatio, comme on disait dans le temps. C’est cela que les gens liront, cela que les gens retiendront.
Un rapport consensuel, rigoureux, factuel, présentant des propositions logiques et applicables à moindre coût et dans des délais extrêmement rapides ne présente guère le risque de susciter l’ire de ceux auxquels il s’adresse – sinon de votre commanditaire, qui pourra à bon droit s’estimer lésé. Quel intérêt, donc ? Le consensuel n’est jamais une bonne stratégie politique, cette idée doit vous gouverner, vous hanter, avant même que de commencer à auditionner. Et vous devez, lorsque votre rapport est divulgué, vivre dans l’espoir que naisse la polémique. Si cela ne suffit pas, suscitez-la vous-même : quand des marques de jeans peuvent créer de fausses vidéos amateurs présentant de faux amateurs pour vanter spontanément leurs produits, pourquoi ne pourriez-vous pas, vous, créer de fausses querelles pour de faux professionnels vantant de fausses solutions ? Nous vivons, résolument, une époque moderne.
De conclure
Dans le temps, les auteurs de rapports laissaient à ceux qui faisaient semblant de les lire le soin de ne pas en tirer de conclusions trop compromettantes. Mais les temps ont changé, et l’époque est pressée. Désormais, recommandations et orientations pullulent, et vous n’aurez garde d’échapper à ce qui est devenu une règle. Si vous avez vraiment été traumatisé dans votre enfance, et que vous souhaitiez vous venger, de personne en particulier mais de tout le monde en général, vous pouvez vous essayer, dans vos attendus, aux hypothèses haute, basse, voire moyenne que recommande la gestion de projet. Vous pouvez aussi multiplier les propositions farfelues, fantaisistes, irréalistes. Ou raisonnables, logiques, applicables immédiatement. Attention cependant ! Ne commettez pas la même erreur que précédemment sur la longueur de votre rapport. Là encore, ce n’est pas vous qui déciderez que vos propositions sont…, etc., mais bien… vous m’avez compris, et il ne sert à rien de sangloter.
De remettre
La remise de rapport est une discipline qui gagnerait à être admise aux Jeux olympiques, où on en voit bien d’autres. Discipline rendue complètement absurde depuis que (voir plus bas) les rapports, et le vôtre n’y échappera pas, que vous le vouliez ou non (quoique), sont disponibles sur internet, elle consiste à remettre en mains propres et avec toute la solennité voulue un exemplaire papier à la personne qui vous a missionné – ou à son successeur, commanditaire auquel vous aurez pris soin de rappeler, quelques jours plus tôt : a) votre existence, b) l’existence du rapport, c) le sujet du rapport.
Président de la République, ministre sont les bienvenus, mais ce n’est pas, évidemment, donné à tout le monde. La presse, elle, semble indispensable, mais là encore, ce n’est pas vous qui choisissez. Il arrive parfois (on voit vraiment n’importe quoi en prime time) que la remise du rapport soit télévisée – attention, dans ce cas, aux reprises et autres détournements dans YouTube, Dailymotion et toutes ces sortes de choses –, mais c’est de plus en plus rare. Un article, un entrefilet (ne soyez pas trop ambitieux) dans Le Figaro fera tout aussi bien l’affaire. Comme tout cérémonial français parfaitement désuet, la remise de rapport est absolument indispensable, puisque totalement inutile. Les Japonais nous regardent d’un air perplexe, les Allemands d’un air sévère, les Anglais, eh bien les Anglais font comme d’habitude, ils se moquent de nous. Mais n’en ayez cure, c’est un moment important de votre vie.
De diffuser
Internet a changé la donne dans beaucoup de domaines, votre rapport ne saurait y échapper, quoique. De plus en plus de rapports sont disponibles en ligne, ce qui, fort désagréablement, ne permet plus d’employer dans une conversation l’excuse courante : « Je n’ai pas encore pu me le procurer. » Ce qui oblige à trouver d’autres excuses, plus sophistiquées mais pas forcément plus convaincantes, comme : « J’attends de savoir ce que la Commission européenne en dira. »
Beaucoup de rapports cependant, et des plus illustres, sont publiés à la Documentation française, le plus souvent à un prix défiant toute concurrence, mais à un prix tout de même. Certains sont même disponibles chez d’autres éditeurs : il existe encore des éditeurs obligeants, intéressés, opportunistes, ou qui ne lisent pas toujours ce qu’ils publient (ce qui, pour un rapport, tombe bien).
On le constate, les occasions d’être publié, voire diffusé, sont multiples et, désormais, pour se distinguer, il semble bien ne plus exister qu’une seule voie, vous arranger pour que votre rapport ne soit pas disponible, enfin pas officiellement, ni sous forme papier, ni a fortiori sur internet. Ceux qui ont tenu dans leurs mains (qui ne sont pas, dans ce cas, considérées comme « propres ») telle copie plus ou moins clandestine, sur papier pelure ou sur papier de fort grammage mais en couleurs, ou sous forme de photocopies hâtivement réalisées, comme dans un film d’espionnage du temps de la guerre froide, d’un rapport jusque-là inaccessible, ceux-là et ceux-là seuls comprendront de quoi je parle : le parfum de l’interdit, le frisson du recelé, l’extase du pas autorisé, ces sentiments-là seuls valent la peine d’être vécus pour la diffusion de votre rapport. Comme, cependant, ça risque de se voir, beaucoup de solutions informatiques restent à votre portée pour limiter la diffusion et attiser l’intérêt : version non compatible de Word, version vérolée d’Acrobat Reader, annexes en langage compilé, etc. Le plus drôle est que, bien souvent, vous n’êtes pas obligé de le faire volontairement.
De lire
Je vous avais prévenu dès le début de cet article, mais vous ne voulez toujours pas le croire, votre grand œuvre achevé. Et pourtant… Dites-vous bien que personne – absolument personne, j’insiste – ne lira votre rapport en entier. Plus grand monde n’a le temps de lire de nos jours, pourquoi lirait-on votre rapport, alors qu’il y a tellement de choses plus passionnantes à faire comme, tiens et au hasard, consulter ses derniers SMS ?
Je vous entends d’ici : « au moins celui qui me l’a demandé, ou bien son directeur de cabinet, ou bien son conseiller-pour, ou bien son nègre, etc. » Pas même. Surtout pas eux. Pourtant, et c’est là toute la beauté tragique, ou plus simplement mélancolique, de l’exercice, vous devez le rédiger comme si quelqu’un (au hasard : vous) allait le faire, comme si quelqu’un allait le lire entièrement, avec son introduction, son développement, sa conclusion, ses orientations et recommandations, ses annexes (ses annexes !) et même, pourquoi pas, la lettre de mission que vous avez peut-être reçue par erreur et que, allez savoir pourquoi, la majeure part des rapports s’obstine à placer à la fin, alors qu’il serait plus simple de faire comme dans Columbo, c’est-à-dire de connaître dès le début le nom du coupable. L’exercice n’est pas sans souffrance, l’exercice n’est pas sans beauté, bref, il est fait pour vous, vous êtes fait pour lui. À côté de ça, même les dernières pièces de Kleist ressemblent à un film des Monty Python.
De survivre
Si vos auditions n’ont pas été télévisées, si votre remise de rapport n’a pas même suscité une brève dans Le Figaro, si les polémiques que vous avez essayé de lancer depuis un blog anonyme localisé aux îles Caïman n’ont pas produit d’effet, ne perdez pas espoir, il vous reste malgré tout une chance pour la consécration suprême, le nirvana du rapporteur, qu’on invective votre rapport en lui donnant votre nom.
D’aucuns pourraient considérer comme masochiste le contentement éprouvé par un rapporteur en lisant que « le rapport S., et S. lui-même, est un tissu d’absurdités, de mensonges et de mauvaise foi 6 » ou tout autre appréciation qui vous conviendra. Ce serait oublier (voir plus haut) que l’élaboration et la rédaction d’un rapport sont joies et souffrances. D’une part, pourquoi serait-ce différent pour leur réception, d’autre part, quel plus ineffable bonheur que de devenir le personnage d’un roman de Robert Ludlum avec, comme Robert Ludlum, la possibilité de survivre littérairement à sa propre mort ?
Non, il n’est pas de contentement comparable en ce monde, si ce n’est celui du ministre qui a la chance de donner son nom à une loi : Badinter, Évin, Weil, Lang, Copé, Chevènement, Voynet, cherchez l’erreur. Tout plaisir ne va pas sans désespoir – vous ne pourrez donner votre nom qu’à un seul rapport. À la rigueur, on vous demandera de rédiger, sur le même sujet, un second rapport, mais vous savez ce qu’il en est des suites, à part pour Star Wars, elles sont toujours beaucoup moins bien que l’original.
De vous
On dit que le plus grand bonheur, dans une vie de bibliothécaire, c’est de pouvoir gérer de A à Z une construction ou une rénovation d’établissement. C’est oublier que dans « Z » il y a entre autres : la garantie décennale qui ne s’applique pas pour les défauts de conception dans les toilettes du rez-de-chaussée, l’impossibilité de nettoyer les surfaces vitrées de la section adultes autrement qu’en hélicoptère, l’éradication des rats attirés par la luxueuse moquette de la section pour bébés lecteurs, etc.
Non, c’est bien évidemment rédiger un rapport administratif qui est le plus grand bonheur dans une vie de bibliothécaire. Rendez-vous compte que sont évoqués dans ce dossier du Bulletin des bibliothèques de France des rapports vieux de plus de cinq ans d’âge (et même plus encore) : quel autre grand effort peut vous garantir une telle postérité ? Et, en plus, si vous vous débrouillez bien, ce sera plein de « A » et de « Z », sauf si vous décidez de faire comme Georges Perec bien sûr. Tiens, en voilà une idée.