La fréquentation des bibliothèques municipales
Annie Le Saux
Depuis que ses chiffres sont connus, l’enquête du Crédoc 1 ne cesse de nous étonner. Pour dépasser ces interrogations, et « confronter nos réactions aux arguments des responsables de l’étude », Anne-Marie Bertrand, directrice de l’Enssib et Bruno Maresca, directeur de recherche au Crédoc, ont organisé une rencontre de travail le 14 février dernier à la Bibliothèque publique d’information.
Quelle fréquentation ?
Premier sujet d’étonnement causé par les résultats de cette enquête : les chiffres concernant la fréquentation – 12,5 millions d’inscrits en bibliothèque en 2005 –, qui vont à l’encontre de la stagnation constatée par la Direction du livre et de la lecture (DLL) et des observations empiriques des directeurs de bibliothèque. Pour l’essentiel, l’importance de l’écart tient à la différence de méthode 2. D’un côté, un sondage, donc des déclarations à partir desquelles le Crédoc dégage une tendance et fait des projections rapportées à la totalité de la population française ; de l’autre, des données statistiques, d’où sont déduits des pourcentages (d’inscrits) rapportés à la population desservie. Les deux méthodes sont incomparables et incompatibles – mais leur confrontation utile. Quelle est, de ces deux démarches, celle qui est la plus proche de la réalité ? Celle du Crédoc procède d’une approche représentative, à partir d’un échantillon aléatoire d’enquêtés dans un tirage tout aussi aléatoire de communes. Celle de la DLL s’appuie sur les chiffres donnés par des bibliothécaires, à partir des bibliothèques répondant aux critères de la DLL – qui éliminent de fait un bon millier de bibliothèques non retenues dans l’échantillon et un second millier pour les résultats (les bibliothèques qui ne déclarent pas le nombre de leurs inscrits). Ces démarches différentes suffisent-elles à expliquer un écart aussi important ? La fiabilité des déclarations des enquêtés est-elle supérieure à celle des bibliothécaires ou inversement ? Si ces indicateurs sont « théoriques et non réels », quels indicateurs pourraient alors permettre de quantifier avec objectivité et certitude la fréquentation des bibliothèques ? Le nombre d’entrées ? Le nombre d’individus ? Les inscrits ou/et les fréquentants ? La durée ? Sans oublier la fréquentation à distance, ni le croisement de toutes ces données.
Si « les données sont ce qu’elles sont » (Bruno Maresca), si « les chiffres sont tous faux » (Olivier Donnat, ministère de la Culture et de la Communication), que dire alors de l’interprétation des résultats, dont l’essence même, sauf à vouloir employer un oxymore, est tout sauf objective ?
Quels publics?
Si l’on observe les profils sociologiques des publics, l’étude prête moins à discussion. L’âge, le sexe, les catégories socioprofessionnelles, le rôle relais des femmes… sont autant de critères qui montrent une certaine stabilité dans les résultats. L’étude du Crédoc emprunte cependant une voie nouvelle en analysant la fréquentation de la bibliothèque en rapport avec le cycle de vie. Les chiffres débouchent sur le constat que la fréquentation de la population des 20-24 ans et des 55-64 ans est en baisse. Constat intéressant, qui ouvre la voie à des interprétations là encore diverses. Est-ce dû à un phénomène générationnel (ce qu’on a acquis dans notre jeunesse, on le garde notre vie durant), ou à un phénomène lié à un cycle de vie (selon les moments de notre vie, on porte un intérêt différent aux choses) ?
Quels usages ?
L’image de la bibliothèque perçue par les usagers est avant tout celle du livre. Mais quels livres ? La place des ouvrages de fiction, d’art, etc. a encore de beaux jours devant elle dans les bibliothèques, mais les ouvrages pratiques et scientifiques ainsi que la recherche documentaire se voient concurrencés par internet, qui agit ou va agir, de ce fait, sur une redistribution des collections dans la bibliothèque.
La survie de la médiathèque tiendrait-elle alors à une plus grande ouverture aux autres supports ? Or, on constate que l’usage des CD et des DVD est en baisse. Pour quelles raisons ? En partie à cause de l’offre, qui sera toujours insuffisante à celle que propose internet. Pourquoi s’obstiner à rivaliser avec ce réseau mondial qui permet de télécharger quand on veut, où on veut ?
Dès lors qu’on part battu sur ce plan, ne vaudrait-il pas mieux réfléchir à l’offre que l’on propose et développer ce qui pourrait être notre spécificité et surtout ce pour quoi on est compétent, développer, parallèlement à la fourniture de renseignements, celle de conseils, de prescriptions et aussi d’informations, dont le public est demandeur ? Reste à trouver la méthode : la multiplication des banques d’accueil n’ayant pas le succès escompté, d’autres expériences sont tentées, comme la présence discrète – il s’agit de ménager le désir d’autonomie de certains lecteurs – et mobile des bibliothécaires dans les espaces de la bibliothèque. Ici apparaît un autre concurrent, le libraire, dont le rôle de conseil est reconnu, lié en grande partie à une bonne connaissance de ses fonds, à laquelle le bibliothécaire ne peut pas toujours, pour diverses raisons, prétendre.
Quelles stratégies ?
L’image de la bibliothèque renvoie un peu trop souvent à un monde du silence, où « chacun est seul face à l’espace » (Bruno Maresca). Il faut que la bibliothèque « change d’image – quitte celle de l’austérité – avant de pouvoir changer de pratique » (Christophe Evans). Comme cause d’« invalidation de principe », l’image de la bibliothèque miroir de celle de l’école, ne tient-elle pas un peu trop du cliché ? L’image de la bibliothèque peu attrayante n’est-elle pas liée en premier lieu aux contraintes dont elle s’entoure ? N’est-il pas temps pour les bibliothèques d’abaisser leur garde et d’abattre les murs derrière lesquels elles se protègent : les horaires restreints et irréguliers, les pénalités et tous les interdits qui sont autant de perceptions négatives qui étouffent les apports positifs, que ces établissements devraient naturellement et avant tout mettre en avant ?
Certains facteurs comme la modernisation ou les nouvelles constructions influent nettement sur la fréquentation, mais est-ce un effet durable ou un effet « lune de miel » (Olivier Donnat) ?
Les données sur la fréquentation à partir de la taille de l’établissement ne vont pas non plus sans nous interroger. Pourquoi le constat que plus l’offre est importante et plus la fréquentation s’accroît ne peut-il plus s’appliquer dès lors que l’établissement dépasse une certaine taille ? Autant il semble logique qu’une offre insuffisante n’attire guère, autant il est plus difficile de comprendre pourquoi, au-dessus d’un certain seuil, la fréquentation cesse de croître et l’attractivité s’estompe. Y aurait-il un effet de seuil ?
Si ce qui amène le public à la bibliothèque, c’est l’affinité qu’il a avec elle, d’où vient cette affinité et pourquoi l’a-t-on ou ne l’a-t-on pas ? On peut avancer des critères sociodémographiques, des critères comportementaux, mais ils n’expliquent pas tout.
Des pistes furent évoquées pour de futures investigations : approfondir la concurrence entre internet et les bibliothèques, élargir l’enquête basée sur le déclaratif à des observations sur le terrain, faire une analyse typologique des emprunts, étudier l’effet de seuil, et croiser et mettre en relation ces critères avec les critères plus classiques.
Si l’analyse de la réalité prête à interprétation, que dire de la difficulté à imaginer le modèle de bibliothèque qui se profile à l’horizon ? Une bibliothèque monde du savoir et/ou/vs monde des loisirs ? Dans les mois qui viennent, les résultats de la nouvelle enquête sur les Pratiques culturelles des Français ouvriront la porte à de nouvelles réflexions et à de nouvelles rencontres telles que celle-ci, dont la formule se démarquait des habituelles journées d’étude ou autres tables rondes, où siègent, face à face, ceux qui sont conviés à s’exprimer et ceux qui sont chargés de les écouter. Ici, questions, réponses et réflexion collective se sont croisées en continu sans formalisme réducteur. Un inconvénient cependant : de tels échanges, libres et spontanés, ne sont possibles qu’en petit comité.