Le livre des livres érotiques

par Yves Alix

Emmanuel Pierrat

Éd. du Chêne, 2007, 222 p., 26 cm
ISBN 978-2-84277-704-3 : 39,90 €

Au seuil de l’Enfer

Soir pluvieux sur Paris. La bibliothécaire et le professeur, d’âge l’un et l’autre, elle vaillante (randonnée, vélo), lui déjà courbé, se rencontrent fortuitement sur le parvis de la Bibliothèque nationale de France. La bibliothécaire tend une main secourable au professeur qui, naturellement, a glissé sur les marches.

– Eh bien, mon cher ami, vous venez de la salle de lecture ?

– À vrai dire, pas tout à fait, ma chère amie. Je vous l’avoue sans fard, j’étais allé voir l’exposition.

– Ah oui, « l’exposition » ! On ne parle que de ça. J’ai même vu qu’elle était prolongée. D’autres, pourtant aussi savantes, n’ont pas eu ce privilège.

– Je comprends votre réaction. Mais avouez qu’on n’a pas souvent l’occasion de les voir, ces fameux livres de l’Enfer. Et dans des conditions qui font honneur à votre profession. Vos collègues, Marie-Françoise Quignard, Raymond-Josué Seckel et leurs collaborateurs, ont fait de la bien belle ouvrage, je suis heureux de le reconnaître, et de saluer leurs mérites. Et quelle science, quelle érudition !

– Et, voyons, comment dirais-je, vous avez été ému, troublé ?

– Peu. Encore un aveu que je vous fais et qui ne me grandit pas. Mais vous m’en imposez tellement, avec votre chignon et vos lunettes… Oui, peu, disais-je. Pour deux raisons. D’abord, je suis un peu comme Proust, « pour moi cette sensation est plus faible que celle de boire un verre de bière fraîche 1 ». Ensuite, je ne connais rien de moins sensuel que l’art érotique. Peu importe d’ailleurs qu’il soit savant ou populaire, l’érotisme le plus raffiné ou la pornographie la plus basse : le dessin le plus explicite, le texte le plus précis, me paraissent toujours affreusement cérébraux. Et ce n’est pas la lecture de la savante postface de M. Quignard, qui remet tout ça, avec beaucoup de latin, dans le ventre de nos mères, qui va m’aider à trouver le sexe sur papier plus attirant 2.

– Évidemment, vous êtes un professeur, vous n’avez pas de tempérament. Vous me permettrez de ne pas vous suivre sur cette pente. Moi, je trouve ça très bien, et je pense aussi à mes glorieux aînés qui ont conservé tous ces livres interdits, sulfureux, condamnés par l’Église, le pouvoir, l’hypocrisie bourgeoise ou le bon goût. Je suis bien heureuse que les mœurs aient changé et qu’on puisse montrer tout ça au grand jour. Mon seul regret est qu’on ait interdit l’exposition aux moins de seize ans. Ils en resteront donc, les pauvres choux, au brouet affreux qu’ils trouvent sur internet. Ah, le cul numérique n’est pas brillant, vous pouvez m’en croire !

– Chère amie, vraiment, vous m’étonnez ! Je n’imaginais pas…

– On a beau être bibliothécaire, on n’en est pas moins femme.

– Ou homme. D’ailleurs, un de vos illustres collègues ne s’est-il pas fait remarquer comme auteur érotique ?

– Georges Bataille ? Vous qui trouviez les ouvrages érotiques « affreusement cérébraux », je m’étonne que vous citiez le plus cérébral de tous !

– C’est vrai. Mais c’est la face noire de l’érotisme, celle de Sade. On y voit plus la Mort en os que la vie en chair, parfumée et rose. Le poète ne l’a-t-il pas dit : « Fiers mignons, malgré l’art des poudres et du rouge, vous sentez tous la mort. » Mais l’amour est d’abord un chant joyeux : « L’art érotique, a écrit Hugues Rebell, convie l’homme tout entier à la fête de la vie. » C’est l’autre face, celle de l’Arétin, des poèmes pornographiques de Verlaine, de Louÿs, d’Apollinaire aussi. Tenez, il y a quelques mois, l’avocat Emmanuel Pierrat, dont je vais finir par croire qu’il ne dort qu’au Palais tant il fait de choses à côté, a publié un album tiré de sa collection de livres érotiques. On en sort tout ragaillardi. Je l’ai mis dans ma bibliothèque en bonne place, au chevet du lit.

– Tout près du paradis, en somme. Au fait, pourquoi l’Enfer, d’ailleurs ?

– Apollinaire, Fleuret et Pia ont entériné le nom, mais pour une fois, je crois bien que c’est l’un (ou l’une) des vôtres qui est coupable, en tout cas si j’en crois le catalogue. Tant mieux d’ailleurs, cette odeur de soufre est si voluptueuse, elle me rappelle mon enfance. Vous êtes une « laïque », vous ne pouvez probablement pas comprendre. Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents catholiques. Et prudes !

– Ah, j’y suis : vous regrettez l’Index ! Ne seriez-vous pas un peu tartuffe, au fond ?

– …

Le ton monte. Mais passe sur le parvis une jeune fille toute fraîche, et peu vêtue, malgré la pluie qui fouette. Le professeur voit son nombril, défaille et, derechef, il tombe.

La bibliothécaire le relève.

– Eh bien professeur, ne me dites pas que c’est la bière qui vous fait cet effet !

– Ne soyez pas cruelle, ma chère amie. Et ne vous méprenez pas. Ce qui me trouble, ce n’est pas l’érotisme, ni même la chair. C’est la jeunesse.

  1. (retour)↑  Cité par Richard Davenport-Hines dans son subtil Proust au Majestic, trad. André Zavriew, Grasset, 2008 (p. 220).
  2. (retour)↑  Sur ce point, on voudra bien ne pas croire sur parole notre professeur et on n’hésitera pas à acheter et à lire Le sexe et l’effroi, Gallimard 1996 et Folio 2006, et le magnifique La nuit sexuelle, Flammarion 2007.