Le livre : mutations d'une industrie culturelle, édition 2007
François Rouet
ISSN 1763-6191 : 19,30 €
Il y a des textes de référence qu’on se doit d’avoir à portée de mains : Ginette Mathiot et son Je sais cuisiner, qui commençait, quand nous étions adolescent, par un retentissant « c’est un devoir de toute femme de s’occuper de son foyer », le Laffont-Bompiani, Le portatif de la provocation, de François Boddaert et Olivier Apert, la Bible, le Coran, que sais-je encore ?
Le livre de François Rouet est de ceux-là.
Une précédente édition avait paru en 2000. Elle avait été chroniquée brillamment par Jean-Michel Salaün dans cette même publication. C’était quasiment à un autre siècle, un autre millénaire. La glaciation était encore vivace. L’édition qui nous est proposée ici est plus qu’augmentée : c’est pratiquement une édition refondue, passant de 306 à 420 pages.
L’ensemble de la chaîne du livre, essentiellement vue sous l’angle de la production et de la diffusion-distribution, est analysé. On comprenait très vite, en 2000, que la distribution, par son volet industriel, dictait en grande partie ses besoins à l’édition. Nous étions déjà avertis. Mais, en 2000, les éditeurs, en sorte de « surplomb », animateurs, passeurs, restaient encore dans le droit fil des traditions anciennes ; et d’ailleurs, ils faisaient parfois montre d’une réelle capacité de transfert d’une maison à l’autre, entraînant avec eux certains de leurs auteurs. Ce qu’on appelle, en d’autres termes, la vente avec les meubles.
En 2007, il faut bien reconnaître que le métier de l’édition a profondément et rapidement changé, sous l’onde de choc Vivendi. La comparaison de deux chapitres est éloquente : en 2000, François Rouet évoque « l’affirmation d’un duopole », et, en 2007, plus prudemment : « l’affirmation interrompue d’un duopole ». Nous ne reviendrons pas sur les aléas du duopole en question, ni sur la fragilité de l’édition indépendante. Cette parution 2007 intègre donc des modifications majeures intervenues depuis quelques années : la vente du livre, la production, l’arrivée du numérique.
En quelques années, la production et la vente des livres ont changé : à titre d’exemple, ce qui est rangé sous le titre générique et général de « littérature » (c’est-à-dire le pire et le meilleur), est passé de 36 à 54 % du chiffre d’affaires, tandis que les marchés spécialisés se tassaient à due proportion : ce phénomène n’est sans doute pas dû à un bouleversement des goûts des Français, mais bien à la modification de leur façon d’acquérir et de lire.
Autre exemple, la part du poche passe, en 20 ans, de 7 à 15 % du chiffre d’affaires : l’éditeur aujourd’hui vit et tire sur son fonds, peut-être même jusqu’à l’épuiser.
Quant à la librairie, de concentration en disparition et création, elle est dans un paysage mouvant (mais pas désespérant). Il manque évidemment ici l’étude commandée par la DLL, le SLF et le SNE et réalisée par Ipsos, étude qui a été publiée au printemps 2007.
François Rouet montre bien que l’édition, certes à un tournant majeur, est prête depuis longtemps au numérique ; en amont de la filière (prépresse) : alors même que les tirages baissaient, les coûts unitaires des ouvrages scientifiques, par exemple, chutaient, par les progrès réalisés, de plus de 20 %. Quant à l’aval, il s’est largement automatisé : la distribution, ce n’est plus vraiment paquet-ficelle. Et enfin, concernant les créations, il n’est pas anecdotique de rappeler que l’arrivée du numérique a fait baisser considérablement la barrière d’entrée sur le marché.
Pour autant, les choix éditoriaux, en 2007, ne sont pas faits. Le passage au numérique n’est que potentiellement pensé. Le fameux modèle économique que chacun cherche et que personne ne trouve reste à imaginer. L’édition se fera-t-elle à la demande ? Sera-t-elle dans les mains des industries culturelles, de Google ? Le rôle de l’éditeur aujourd’hui, central, prescripteur, risque de s’en trouver bouleversé, comme celui des libraires et des bibliothécaires.
François Rouet insiste sur les points de déséquilibre qui peuvent, demain, faire émerger un nouveau paradigme éditorial alors que, rappelons-le, on n’a jamais autant produit, ni autant vendu d’ailleurs.Mais les pratiques de commandes en ligne, de l’édition numérique, ce n’est pas seulement une modification technique, voire conceptuelle de l’édition. Plus que la télévision, usage familial s’il en est, internet est devenu le concurrent direct de l’imprimé : les bibliothécaires le savent bien. La parution, annoncée pour l’année prochaine de la nouvelle édition de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, tant attendue, enfin réalisée, devrait nous permettre de préciser les analyses. Il n’empêche, d’un bout à l’autre de la chaîne du lecteur, l’industrie du numérique change les habitudes : le temps passé à la lecture, l’habitude de l’écriture, la lecture et la composition des textes, la production (classique ou non), la fonction même de passeur.
François Rouet est tout sauf un illuminé du huitième jour. Dans le bibliothèqueland, il nous apprend des termes qui nous sont fort utiles : « la fonction push » de la circulation des livres, les démarches dites « pull », les « imprints », et j’en passe. Tout ça n’est pas fait pour briller dans les salons mondains de Villeurbanne. Mais, et c’est toute la force de ce livre et toute la place de son auteur, celui-ci, économiste, nous apporte une vision à la fois proche et très décentrée de nos pratique, jargon et façon de penser habituels ; il ne lui reste plus qu’à se mettre très rapidement à la version suivante, qui ne saurait attendre 2014…