Cultures adolescentes
Annick Guinery
Cette journée, organisée conjointement par La Joie par les livres et Lecture Jeunesse le 13 novembre 2007, se proposait d’interroger les pratiques culturelles des 15-20 ans. Comment les jeunes construisent-ils leur culture ? En quoi aujourd’hui ces pratiques culturelles sont-elles si différentes de celles des adultes et annoncent-elles des mutations profondes et durables ? Comment accueillir ce public dans les bibliothèques et que lui proposer ?
Gérard Mauger, sociologue au CNRS et directeur adjoint du Centre de sociologie européenne, s’interroge sur la notion même de jeunesse et relève toute l’ambiguïté de son statut. Si elle ne renvoie pas à une catégorie sociale homogène, on peut cependant définir certaines de ses caractéristiques : c’est l’âge de la vie au cours duquel se produit un double passage, celui de l’école à la vie professionnelle et celui de la famille d’origine à la famille à construire, âge des engagements et de la liberté, du classement et de l’auto-classement, de la révolte et de l’adaptation, des « incohérences statutaires ».
Pratiques culturelles
Olivier Donnat, responsable du programme « Pratiques et publics culturels » au département des Études, de la prospective et des statistiques au ministère de la Culture, pointe une difficulté à relever ce qui renvoie à l’âge ou à des effets de génération. De nombreuses enquêtes insistent sur la spécificité de l’univers culturel des jeunes. C’est le temps des sorties, des rencontres, de la sociabilité, de l’expérimentation. Le taux de pratique est élevé (cinéma, musique), mais souvent... chez soi. Les jeunes sont les principaux usagers des nouvelles technologies et leurs pratiques se diffusent et se stabilisent auprès des autres catégories. Cette nouvelle génération arrive avec un niveau d’écoute musicale ou de pratique télévisuelle supérieur à la précédente, contrairement à la pratique de la lecture qui décline à chaque génération. L’usage d’internet (plus important que celui de la télévision), ce « média à tout faire » transforme radicalement le rapport des jeunes à la culture. C’est une révolution du même ordre que celle de l’imprimerie, qui appelle deux thèmes de réflexion : elle approfondit la crise des médiateurs culturels et pose la question du rapport à l’objet. Cette « juvénilisation » de la culture et donc de la société risque de s’amplifier et de provoquer des renversements dont les effets sont encore difficiles à mesurer.
Christine Détrez, maître de conférences en sociologie, interpelle le manque d’imagination des questionneurs dans les enquêtes sur les pratiques culturelles. Elle souligne les limites des typologies ainsi dégagées et préfère se référer aux travaux récents de Bernard Lahire. Ce dernier nuance la théorie de l’héritage socioculturel. Des pratiques dissonantes peuvent en effet coexister chez le même individu indépendamment des origines sociales, phénomène courant chez les jeunes, chez qui il est difficile de distinguer ce qui relève de goûts personnels, de l’influence familiale ou de la « tyrannie des pairs ou de la majorité », selon les termes de Dominique Pasquier. La jeunesse, c’est l’âge où l’on a le droit de faire des écarts avec sa culture d’origine. Mais cet éclectisme n’est pas donné à tout le monde. Cette capacité à maîtriser les différentes pratiques chez une même personne n’est-elle pas une nouvelle manière de se distinguer * socialement ?
Pour Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, directeur de recherche à Paris-X, les nouvelles technologies induisent chez les jeunes de nouveaux comportements. Sur internet, un adulte recherche une information, tandis que le jeune se crée une page personnelle et une identité. Il entre en relation avec une communauté virtuelle qui devient plus importante que la famille réelle qu’il risque de quitter « psychiquement ». Son rapport aux images et aux autres est bouleversé. S’il est très difficile pour nous, adultes, d’entrer dans un monde que nous n’avons pas connu tout-petits, il faut accepter que nos enfants soient nos initiateurs ou nos passeurs dans ce domaine pour qu’un contrat de confiance s’établisse et qu’ils acceptent à leur tour d’apprendre de nous. Nous n’avons plus le choix. Pour éviter la rupture générationnelle, il faut mettre de côté nos a priori et accepter cette nouvelle culture dans ce qu’elle a de plus créatif et de plus stimulant.
Hervé Glévarec, chargé de recherche au CNRS, s’interroge sur la place de la musique et de la radio chez les jeunes. Aujourd’hui, les jeunes sont « compétents » en musique. La pratique commence très tôt (dès 8-9 ans) et échappe au contrôle parental, tout comme les nouvelles technologies. Le mode d’écoute d’un répertoire très étendu se diversifie grâce à un nouvel environnement musical et technologique (fichiers numériques et téléchargement). La radio est l’un des médias les plus écoutés à l’adolescence car elle offre des émissions de « libre antenne ». Elle a une fonction sociale et intégratrice qui en fait une autre « sphère d’éducation ».
Nathalie de Boisgrollier, fondatrice en 2001 de l’Association multimédia jeunesse (qui vient de cesser ses activités), s’inquiète de l’ampleur de cette révolution culturelle des NTIC qui emporte tout le monde et pas seulement les jeunes. Si ces nouveaux médias – téléphonie mobile, internet – font désormais partie du quotidien des jeunes, on peut cependant opérer des mises en garde sur les dérives de ces utilisations : dilution du temps, dépendance, manipulation de l’information, abandon du support livre, etc. Il faut amener les jeunes à prendre du recul vis-à-vis de ces médias, leur apprendre à les utiliser en famille ou avec des médiateurs, utiliser des supports plus adaptés quand c’est nécessaire, et travailler à établir un label avec la collaboration des ministères.
Offre et usages dans les bibliothèques
La seconde partie de la journée abordait la réalité de l’offre faite aux ados et de leurs usages réels dans les bibliothèques. Selon Nassira Hedjerassi, maître de conférences en sciences de l’éducation à Strasbourg, la relation entre le personnel de bibliothèque et les ados est objet de tension, d’ambivalence, de méconnaissance et de malentendus, d’où une distance générationnelle, sociale et sexuée entre les « deux parties ». L’accueil des ados rencontre des points de blocage dans les bibliothèques : le manque d’espace ou d’offre identifiée, la survalorisation de la petite enfance et de la culture livresque ou scolaire.
De leur côté, les adolescents sont ambivalents. Ils perçoivent la bibliothèque comme un « truc de vieux » tout en la considérant comme un « chez eux ». L’usage collectif et marqué de la bibliothèque s’oppose au modèle classique, avec son règlement et ses modalités d’inscription. Le fait de ne pas s’inscrire tout en l’utilisant dénote une réaction aux pratiques légitimes. Enfin, l’établissement a une forte connotation féminine. On connaît cependant l’influence positive des bibliothèques dans la construction de l’identité adolescente notamment dans les quartiers populaires (travaux de Michèle Petit). Ne faut-il pas alors profiter de cette présence adolescente pour dépoussiérer l’institution, l’ouvrir davantage, redéfinir ses missions, étudier et limiter les freins à la fréquentation et reconsidérer les espaces, bref remettre à l’ordre du jour la convivialité, la modernité, la confiance et l’hospitalité ?
Annie Vuillermoz, responsable de la bibliothèque des relais lecture de Grenoble, pointe les raisons du rejet du livre, qui ne tient pas tant pour elle à l’offre elle-même qu’à la pratique des bibliothécaires. Être bibliothécaire, c’est faire des « efforts culturels ». Il faut chercher avec les jeunes des propositions qui vont les amener à la lecture, sans les tromper. Et pourquoi veut-on qu’ils lisent ? Que connaissons-nous de leur culture, de leurs attentes ? Il est important de savoir mettre à distance notre expertise car elle peut nous éloigner du public que nous souhaitons desservir. Ne jamais prendre pour évident le lien à l’écrit : rien ne va de soi. L’absence de pratique est aussi intéressante à considérer que la pratique : à quoi sert de lire ? Ne jamais proposer de projet lecture sans expliquer pourquoi on le fait et savoir que tout ce qui fait avancer un public bénéficie à tous.
Jean-François Jacques, responsable opérationnel des bibliothèques de la ville de Paris, propose aux adolescents un parcours culturel au sein de la bibliothèque, avec sa part d’imprévu, d’imaginaire, de rencontres et de bifurcations possibles. Lire des livres n’est pas un acte vital, une pratique continue. Les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent plus être des lecteurs comme nous. Pour eux, loisirs et culture ne font qu’un. À quoi servent nos « missions », si le public n’y répond pas ? Si l’on veut faire changer l’autre, il faut changer avec lui. Méfions-nous de nos termes ronflants (formation, information, culturel...) et utilisons-les avec modestie. La bibliothèque n’est pas un temple. Elle n’est qu’un toit posé sur des outils au service de tous. Qu’est-ce qui peut favoriser la fréquentation des bibliothèques pour les ados ? Quelques pistes :
- pas d’espace réservé mais des parcours possibles ; diminuer la taille des collections, aérer et présenter différemment : tourniquets, présentoirs, livres de poche ;
- limiter les freins à l’appropriation des lieux en revoyant le règlement, l’accueil, nos attitudes, en tolérant le bruit, les bouteilles d’eau, les conversations raisonnables, bref la vie ;
- écouter d’autres professionnels qui ont des choses à dire sur les jeunes.
Au final, une journée revigorante pour tous les participants, qui interroge nos pratiques et nos certitudes, aide à lever le voile sur la « planète » ados et donne des réponses qui peuvent être finalement profitables à tous les publics.