Bibliothèques hybrides, bibliothèques à la carte
Quel impact sur l'organisation et le fonctionnement ?
Jean-Claude Utard
Le modèle de la bibliothèque hybride, qui fusionne bibliothèque matérielle et bibliothèque virtuelle, devient une réalité de plus en plus observable. C’est aussi un mode d’organisation qui se cherche et dont le contenu et les pratiques modifient profondément la réalité et la représentation de nos métiers. C’est pourquoi, dans la continuité des interrogations du congrès de Paris de l’Association des bibliothécaires de France (juin 2006), le groupe Paris de cette même ABF organisait le 26 novembre dernier une journée d’étude consacrée aux changements que ce modèle induit sur l’organisation et le fonctionnement des bibliothèques.
Organisation, personnel et formation
Joëlle Muller, qui animait cette journée, remarqua que toutes les bibliothèques universitaires et de recherche sont aujourd’hui hybrides et que de nombreuses bibliothèques municipales les rejoignent. Elles offrent l’accès à internet et à des documents numériques, mais aussi des services de questions/réponses en ligne, des blogs de lecteurs et des possibilités de téléchargements. Nos facultés d’organisation vont-elles aussi vite que cette évolution technique ?
Suzanne Jouguelet, inspectrice générale des bibliothèques, fit part d’une enquête faite dans le cadre de Liber (Ligue des bibliothèques européennes de recherche) sur les organigrammes des bibliothèques de recherche européennes. Les modifications des organigrammes reflètent en partie les changements apportés par l’irruption des services en ligne et des ressources numériques. Cette reconnaissance de compétences et services nouveaux se traduit très différemment sur le plan organisationnel : création d’un service des collections numériques, intégration de celui-ci dans le service informatique, dans celui de la gestion des périodiques, voire dans celui de la conservation. D’autres bibliothèques innovent : elles passent progressivement d’un organigramme fondé sur les collections à une organisation orientée vers les utilisateurs. Les réponses insistent toutes sur la nécessité d’une approche transversale et collaborative de ces nouveaux services : la numérisation touche toutes les fonctions de la bibliothèque, depuis la conservation jusqu’à l’accueil des lecteurs.
Cette enquête n’abordait pas la question des résistances. Pour Louis Burle, directeur de la médiathèque de l’agglomération troyenne, l’adaptation du métier de bibliothécaire est assez lente. En raison de l’arrêt du recrutement, les services nouveaux se créent en prélevant le personnel sur les services traditionnels. Il faut admettre que la bibliothèque numérique est « chronophage et budgétivore ». Seules la mutualisation des services et la culture du réseau permettraient de faire des économies. Enfin, il faut penser à l’usager et au long terme : dans les bibliothèques publiques, l’accueil, au sens le plus réel du terme, demeure essentiel, l’autonomie de l’usager très relative et la dématérialisation des documents n’est pas totalement entrée dans les mœurs. À Troyes, il a fallu trois ans pour que l’offre de musique numérique décolle et on constate que, dans les bibliothèques publiques, l’hybridation s’introduit d’abord par la numérisation patrimoniale.
Les questions sur la formation du personnel et sur les pratiques des usagers trouvèrent des prolongements dans l’après-midi, notamment dans l’intervention de Christophe Pavlidès, directeur de Médiadix. La demande de formation n’est pas indépendante des représentations du métier et il existe une distorsion révélatrice entre les demandes exprimées et les besoins réels. Ainsi la demande de stages techniques l’emporte toujours sur celle de stages de communication, de management ou de formation de formateurs aux technologies de l’information. Tout le monde trouve légitime de faire du catalogage ou du Rameau de base, mais pas de l’internet de base. Pourtant, avec la dématérialisation des données, la question essentielle, qui rapproche désormais les métiers des bibliothèques et de la documentation, est celle de l’accès aux informations.
Politique territoriale et aménagement des espaces
Xavier Galaup, adjoint au directeur de la bibliothèque départementale du Haut-Rhin revint sur les usagers. Dans un contexte marqué par une hausse de l’usage sur place mais une stagnation des inscrits et une non-fidélisation des usagers, il faut redéployer notre offre. Celle-ci ne doit plus mettre en avant des collections mais des services : formation à la recherche, formation tout au long de sa vie, action culturelle, médiation personnalisée. Ces services devraient d’ailleurs procéder d’une cocréation avec les usagers. Les compétences des personnels doivent alors se réorienter du traitement des collections vers la médiation de contenus (capacité à synthétiser, compétences relationnelles et communicationnelles, capacité d’apprentissage, culture générale et spécialisée). Les enjeux de direction sont aussi modifiés et se définissent dès lors par la capacité à diversifier et changer l’image de la bibliothèque, à dégager une vision stratégique du territoire et à accompagner cette réorientation. Quelques formules-chocs frappèrent : « Nous sommes encore dans une offre de collections qui, au final, touche très peu de gens », « Les bibliothécaires accusent les usagers d’être des consommateurs, mais que leur proposent-ils qui leur permettrait d’être acteurs ? ».
Ce bouleversement attendu fut au cœur des interventions synthétiques qui terminèrent les deux moitiés de la journée. Jean-François Jacques, responsable opérationnel des bibliothèques de la ville de Paris décrivit en fin de matinée les transformations actuelles des espaces des bibliothèques. L’émergence de nouveaux besoins, d’une demande de lieux de rencontre et de vie (« La bibliothèque, lieu de vie est une notion que nous affichons mais que nous acceptons mal… ») et l’arrivée massive de nouveaux supports et des documents dématérialisés nous obligent à revoir intégralement nos espaces pour passer de celui des collections à celui des usagers.
Plusieurs questions doivent guider cet aménagement : quel est le projet de la médiathèque pour le public ? Quel accueil veut-elle offrir aux personnes ? Quel est le projet pour les collections ? Quelle est enfin la place du bibliothécaire (gardien des collections, opérateur de transactions, médiateur, facilitateur…) ? Très concrètement, il faut en finir avec les sections et cloisons, mélanger classes d’âge et supports ; en terminer avec les banques de renseignement frontales et affirmer une disponibilité mobile du bibliothécaire, capable de s’asseoir aux côtés de l’usager qu’il aide ; assouplir règles et règlements ; diversifier mobiliers, espaces et, comme savent le faire les libraires, présentations des collections ; prêter sans retenue ; élargir les horaires ; alléger la technique.
Ce vaste programme trouvait écho en fin d’après-midi avec Dominique Lahary, directeur de la bibliothèque départementale du Val-d’Oise. Le numérique, les bouquets de périodiques et l’accès illimité à l’information en ligne remettent en cause les figures anciennes de l’idéologie professionnelle, celles du bibliothécaire qui choisit, décrit, indexe et se consacre à reproduire localement l’univers de l’encyclopédisme légitime. Désormais il diffuse des contenus qu’il ne peut contrôler. Il faut l’accepter, « passer d’une bibliothéconomie de stocks à une bibliothéconomie de flux » et construire une nouvelle identité fondée sur un libre accès total, des formats ouverts, des applications open source et sur la gratuité de ces accès. Du coup, les compétences changent et les profils professionnels éclatent : gestionnaire de site web, blogueur, médiateur numérique, documentaliste-répondeur en ligne, formateur, etc. Un ordre peut-il surgir de ce chaos actuel ? Deux éléments peuvent fédérer ces profils diversifiés et donner du sens à un nouvel ensemble : le projet de service de la bibliothèque et le projet de la collectivité, le premier étant un élément constitutif, non isolé du second.
Plusieurs des interventions de cette journée se concluaient ainsi sur la nécessité pour les bibliothèques et leurs personnels de développer des projets stratégiques ancrés sur un territoire, une collectivité et ses publics. C’est par cette vision « politique » et territoriale que les bibliothèques du monde réel peuvent trouver une place dans la bibliothèque globale d’internet et qu’elles peuvent remplir une fonction au cœur de la société.