Bernard Salomon, illustrateur lyonnais
Peter Sharratt
ISBN 2-600-01000-9 : 145 francs suisses
De son vivant, Bernard Salomon avait acquis la réputation d’un artiste dont le renom serait immortel et, selon le libraire lyonnais Jean de Tournes, nul peintre ne pouvait l’égaler « en notre hémisphère ». Aussi, n’est-il guère surprenant que l’œuvre de ce « très excellent tailleur d’histoires », comme le désignait Du Verdier en 1585, ait de longue date suscité l’intérêt d’abord des historiens de l’art, et singulièrement de la gravure, avant de retenir l’attention des historiens du livre. Plusieurs monographies, sans compter un grand nombre d’articles ou de contributions diverses à des actes de colloques ou autres volumes collectifs, se sont efforcées de cerner la personnalité de ce maître influent, souvent copié ou imité, indissociable de l’âge d’or de l’humanisme lyonnais, et de dresser la liste toujours évolutive de son œuvre ; par ailleurs, un vaste projet en ligne se poursuit depuis 2002.
Le beau livre de Peter Sharratt offre aujourd’hui une synthèse rigoureuse des connaissances accumulées depuis plusieurs siècles, tout en rectifiant bien des erreurs, proposant de nouvelles attributions, suggérant d’en retirer d’autres, au long d’un catalogue extrêmement détaillé, qui ne manquera pas de faire référence. Plus généralement, l’auteur s’est assigné la tâche « de situer les œuvres de Bernard Salomon de façon plus exacte [que par le passé] dans sa carrière artistique et de préciser sa contribution à la culture artistique et littéraire de son milieu et de son époque », ouvrant ainsi la voie à de nouvelles recherches, que Peter Sharratt appelle du reste de ses vœux, sur plusieurs points qui restent à approfondir, en particulier celui de l’influence considérable exercée par Bernard Salomon dans le domaine des arts, notamment décoratifs.
Une biographie obscure
La première partie de l’ouvrage, « Bernard Salomon et le monde de l’imprimerie », s’ouvre très classiquement par un chapitre biographique, que domine le constat de l’ignorance dans laquelle nous restons plongés quant à de nombreux aspects de la vie et de la personnalité de l’artiste, globalement obscures : « Même la date et le lieu de sa naissance et de sa mort nous échappent. » Les hypothèses avancées au sujet des ascendants et du milieu familial de Salomon, de sa formation, de ses hypothétiques voyages ou encore de ses convictions religieuses, pour ne citer que quelques exemples, font l’objet de discussions toujours serrées, de raisonnements rigoureux, qui, cependant, en l’absence de documents, conduisent souvent vers une impasse. Ces pages introductives proposent aussi un premier tableau d’ensemble de l’œuvre de Salomon.
Le second chapitre, éclairant les relations de Salomon avec son imprimeur de prédilection, Jean Ier de Tournes, établit un parallèle intéressant avec un autre « couple » de l’histoire artistique et intellectuelle de Lyon au XVIe siècle, celui que formaient l’éditeur Guillaume Roville (ou Rouillé) et son « illustrateur attitré », Jean Eskrich ; ce sont ainsi des « œuvres croisées » ou, si l’on veut, des « vies parallèles ».
Salomon, artiste complet
Dessinateur et peintre, comme le montre par exemple une très fine lettrine historiée représentant saint Antoine et son attribut et reproduite en frontispice du livre, Bernard Salomon fut-il aussi graveur ? En d’autres termes, traduisait-il lui-même dans le bois les motifs qu’il avait dessinés ? Pour Peter Sharratt, au terme de son troisième chapitre, la conclusion ne fait guère de doute : Salomon, artiste complet, peut être rangé parmi les graveurs, même si tout un atelier, autour de lui, contribuait au travail.
La seconde partie de l’ouvrage s’attache aux sources, nombreuses et variées, recherchées, identifiées et discutées pour chacune des catégories d’ouvrages qu’illustra Bernard Salomon : les livres d’emblèmes, œuvres scientifiques et documentaires, œuvres littéraires (chapitre IV) ; entrées et livres de fête (chapitre V), ainsi que dans les deux grands chefs-d’œuvre que forment la Bible d’une part et les Métamorphoses d’Ovide de l’autre (chapitre VI).
Un style et ses empreintes
Les images vues, parfois imitées, constituent pour Salomon le matériau de son évolution et de l’affirmation de son propre style, finement analysé dans le chapitre VII (qui ouvre une troisième partie : « Style et influence »). Sept caractéristiques principales permettent de le définir : la luminosité ; la « liquidité » des gravures, où le thème de l’eau occupe une place de premier plan ; la maîtrise de l’espace ; celle aussi du mouvement ; une « certaine exagération » maniériste ; l’habileté extrême dans l’utilisation de très petites surfaces ; enfin, une densité remarquable des noirs.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que des gravures d’une qualité aussi affirmée aient exercé une influence souvent forte sur de nombreux artistes, qui ne s’exerçaient pas seulement à la gravure, comme le montre le chapitre VIII, mais pratiquaient aussi la peinture ou, plus encore les arts appliqués. L’inventaire qu’en dresse Peter Sharratt ne laisse pas de surprendre et l’on retrouve ainsi des noms aussi prestigieux que Titien, Carrache, Caron, Velázquez, Rubens ou encore Poussin, pour ne parler que de l’art pictural. Mais, dans son enquête, l’historien n’oublie pas la sculpture, l’ébénisterie, la tapisserie, le mobilier, l’art des émailleurs, des bijoutiers, des orfèvres, des verriers… Ce chapitre, l’un des plus neufs et stimulants, trace les premières lignes de recherches complémentaires que l’auteur souhaite voir aboutir.
Souplesse et variété
Les rapports du texte et de l’image font l’objet de la quatrième et dernière partie. Peter Sharratt reprend la typologie bâtie au cours de la deuxième partie, et, pour chaque catégorie de livres illustrés par Salomon, étudie la manière dont l’artiste « accorde ou adapte ses illustrations au texte », avec souplesse et variété, se pliant aux contraintes imposées par tel genre, profitant des libertés qu’offre tel autre, en particulier dans les maîtres ouvrages de la maturité que représentent la Bible illustrée et son Ovide en figures.
Le catalogue des œuvres de Bernard Salomon qui clôt le volume se présente comme un « appendice », désignation assurément trop modeste. Introduit par une étude des listes qui, depuis le XVIIe siècle, ont été établies par des graveurs ou des érudits, copieusement commenté et annoté, ce répertoire constitue désormais un instrument de travail dont on ne pourra plus se passer. Notons encore, outre une riche bibliographie et un index détaillé, la présence de 259 illustrations, qui contribuent, à l’évidence, au grand intérêt de cette publication, la quatre-centième de la prestigieuse collection « Travaux d’Humanisme et de Renaissance » de la maison genevoise Droz.