Esprit, 1944-1982

les métamorphoses d’une revue

par Martine Poulain

Goulven Boudic

Paris : Éditions de l’IMEC, 2005. – 463 p. ; 24 cm. – (L’édition contemporaine).
ISBN 2-908295-77-6 : 35 €

Issu de la thèse de l’auteur, cet ouvrage est excellent.  Ayant très certainement demandé des années de travail intense, il restitue et analyse en profondeur l’histoire de la revue Esprit. Il était important, en effet, à la suite de quelques autres travaux, dont celui de Michel Winock, de retracer l’itinéraire de cette revue qui joua et joue encore un rôle essentiel dans la réflexion politique, culturelle et sociale contemporaine. Esprit est depuis sa création le lieu d’une pensée profondément libre, généreuse, éprise avant tout de justesse et de justice.

La force des personnes

Fondée par Emmanuel Mounier en 1932, Esprit, on le sait, s’enracine dans une mouvance catholique moderniste, anti-Action française, pour le dire vite. Mais comme le rappelle l’auteur dès l’introduction : « Espritest un creuset où se rencontrent des pans de la tradition chrétienne, de la tradition du mouvement ouvrier et de la tradition républicaine, où se construit mois après mois, une synthèse originale entre ces différents apports. » Après un rappel rapide de la fondation, des liens avec Uriage – sur lesquels il y eut dans les dernières décennies tant de polémiques ambiguës –, de l’interdiction de la revue par Vichy en août 1941, de l’arrestation de Mounier au printemps 1942, Goulven Boudic s’arrête longuement sur les périodes de « règne » de chacun des grands directeurs de la revue : Mounier lui-même jusqu’en 1950, Albert Béguin de 1950 à 1957, Jean-Marie Domenach de 1957 à 1976, Paul Thibaud de 1977 à 1989, la revue étant dirigée depuis par Olivier Mongin, et chacun des directeurs ayant longuement accompagné la rédaction, en général comme rédacteur en chef, avant d’en prendre la direction. C’est une vie entière qu’ils ont tous consacrée à la revue, au point parfois d’y mourir d’épuisement.

L’engagement, la passion et la conviction des animateurs constituent donc un des éléments essentiels de la permanence d’une revue, qui ne va jamais de soi, puisque Esprit n’a évidemment pas échappé aux crises, intellectuelles ou financières, qui secouent nécessairement toute entreprise de ce type. C’est un des apports de ce livre que de restituer aussi les grandes figures qui en ont accompagné l’histoire et qu’on ne peut tous nommer ici. Les portraits d’Henri-Irénée Marrou et Paul Ricœur sont ainsi particulièrement pertinents et touchants. L’ouvrage fait une place importante aux collaborateurs et aux lecteurs et retrace fort bien une aventure avant tout humaine, qui a toujours porté très haut la double exigence de partage et de liberté intellectuelle, et, comme tel, considéré le conflit et la divergence comme une impérative nécessité de l’accord.

La force des idéologies

Cette recherche d’une pensée ouverte ne va jamais de soi. Elle fut plus difficile encore au temps de la domination des grandes idéologies et Esprit, comme la plupart des institutions, n’échappa guère à la pression immense qu’elles firent longtemps régner chez la plupart des acteurs sociaux. C’est sans doute à son ancrage dans le personnalisme (une pensée dont G. Boudic aurait dû rappeler les grandes lignes), que la revue doit d’avoir à peu près évité les plus graves excès idéologiques, ou d’en être revenue plus rapidement que d’autres.

Si l’une des grandes prudences d’Esprit fut dès le départ d’exiger de ses rédacteurs qu’ils n’appartiennent à aucun parti, la toute-puissance du parti et de l’idéologie communistes dans l’après-guerre influença considérablement la revue, et, on peut le dire aujourd’hui, retarda son évolution vers une pensée autonome démocratique. Mais accéléra sans doute aussi l’engagement social de cette revue d’origine chrétienne. Il faudra que des dissidences et des oppressions se manifestent en Pologne, en Yougoslavie, pour qu’Esprit commence à se détacher d’un « philo-communisme » et d’un anti-américanisme largement partagés, puis l’invasion de Budapest par les chars russes pour que la rupture soit consommée. Les différents directeurs, Albert Béguin d’abord, puis surtout Jean-Marie Domenach, alors rédacteur en chef, firent beaucoup pour la réorientation de la revue, qui va se tourner vers d’autres problématiques.

Le travail et la modernité

Après les « personnalistes radicaux », sensibles aux imprécations communistes, ce sont, au milieu des années 1950, les « modernistes » qui prennent du pouvoir au sein de la revue. « La réinterrogation du socialisme, jugée indispensable, se fonde sur une revalorisation assumée de l’exigence de liberté ; l’appel à un réformisme décomplexé s’accompagne d’un abandon franc des présupposés révolutionnaires fondés sur les hypothèses catastrophistes et alarmistes du prophétisme radical ; la réhabilitation souhaitée de la réforme et de la démocratie présuppose enfin une autre relation de l’intellectuel à l’agir politique, sous la forme d’un appel au réalisme et à l’expérimentation de nouvelles formes d’engagement. » On ne saurait mieux résumer ce qui anime désormais la revue Esprit, jusqu’à aujourd’hui encore.

À l’époque, cette nouvelle tentative eut deux entendements, l’un susceptible de péchés technocratiques (Michel Crozier et la modernisation économique de la société), l’autre plus soucieux d’en réfléchir les effets sociaux. C’est l’époque des prêtres ouvriers, de la guerre d’Algérie, puis de Vatican II, et les tenants de la conception sociale s’engagent dans ces mouvements, qui, chacun à leur manière, recherchent une justice sociale et morale (Paul Ricœur ayant cette expression magnifique au moment de la guerre d’Algérie, appelant à la définition d’une « éthique de la détresse »). G. Bouldic estime que ces deux tentatives relèvent d’une volonté de penser la modernisation de la société, et le mot revient souvent dans son livre, sans que le terme y soit interrogé réellement, alors qu’il constitue l’un de ces mots-valises dont des pensées totalement opposées peuvent évidemment s’emparer.

Au milieu des années 1960, ce double courant modernisateur s’épuise, lui aussi. Les nouvelles contestations, qui explosent en mai 1968, font voler en éclats le modèle du réformisme technocratique. Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud, entré à Esprit 1956 et qui en prendra la direction en 1977, contribuent fortement à la nouvelle mutation. Les vertus de l’autogestion séduisent alors, comme « aspiration plus large et plus diffuse à une démocratie de tous les instants et à une prise en charge par le citoyen de tous les aspects de sa vie quotidienne », de même que certaines interpellations des gauchistes radicaux. Mais rapidement la revue se recentre, certains de ses rédacteurs se trouvant davantage en empathie avec les tentatives de la CFDT ou du PSU.

Changer la culture et la politique

C’est en 1977 que la revue affirme vouloir « changer la culture et la politique ». Paul Thibaud, dont on aurait aimé que G. Boudic évoque davantage l’itinéraire intellectuel, consomme la rupture avec tous les totalitarismes. De la même manière, si la dimension spirituelle de la revue est toujours manifeste, la rupture avec une religion particulière, le catholicisme, est consommée. La référence au personnalisme, trop lié à cette origine catholique, et considéré comme ayant été trop complaisant à l’égard des idéologies communistes dans les années 1950, est abandonnée.

Ces renoncements sonnent-ils pour autant l’avènement d’une pensée totalement désenchantée, comme notre monde contemporain ? C’est l’immense intérêt et l’immense mérite de la revue Esprit, « revue de minoritaires », de s’efforcer qu’il n’en soit pas ainsi.