Les bibliographies d’histoire en mutation
Agnès Rogeret
La Bibliographie annuelle de l’histoire de France (BAHF) a cinquante ans. Rédigée et éditée par le CNRS à partir des collections de la Bibliothèque nationale, cette institution fêtait le 21 novembre dernier son anniversaire au cours d’une journée d’étude organisée à la Bibliothèque nationale de France (BnF) sur le thème « Les bibliographies d’histoire en mutation ».
Dans son allocution de bienvenue, Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF, a souligné les défis posés aux bibliographies par les nouvelles technologies : en ouvrant largement les champs de la curiosité en histoire, en repoussant les frontières disciplinaires, les méthodes d’interrogation électroniques ont modifié les pratiques des usagers. Les requêtes en ligne font l’économie du passage par les classifications thématiques, le temps gagné ne laisse plus la place au « butinage » bibliographique.
Les interventions de la journée, nettement réparties en deux groupes, traduiront effectivement les deux tendances encore en présence dans la bibliographie historique : l’édition imprimée et la persistance progressivement obsolète des classifications d’une part, et les nouvelles productions électroniques d’autre part, avec les risques d’une « culture du fragment, du hors contexte » selon l’expression de Josué Seckel, directeur du département de la recherche bibliographique de la BnF.
État des lieux
En retraçant l’histoire de la BAHF, Christophe Charle et Isabelle Havelange, de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, ont souligné la fonction scientifique de la bibliographie. Fruit d’une étroite collaboration entre le CNRS et la BN, la bibliographie reparaît en 1955 à l’initiative du Comité français des sciences historiques, alors présidé par Lucien Febvre. Régulière dans sa parution, rapide et exhaustive, la BAHF conserve aujourd’hui quasiment la même structure que le Répertoire méthodique de l’histoire moderne et contemporaine de la France de Pierre Caron, qui l’a précédée de 1898 à 1938. Chaque volume comprend plus de 2 500 notices catalographiques des travaux publiés tant par l’université que par les sociétés savantes françaises et étrangères. Mettant, dès 1955, à la disposition des bibliographes ses collections documentaires, la BnF vient de signer en 2005 une convention cadre avec le CNRS, dont on souhaite qu’elle hâte les démarches tant technologiques qu’institutionnelles qui permettront la mise en ligne de cette prodigieuse masse documentaire, reflet d’un siècle d’historiographie.
C’est une autre démarche bibliographique qui caractérise le parcours de la Revue d’histoire littéraire de la France, présenté par Éric Ferey (BnF), qui succède à René Rancœur pour la rédaction de la partie bibliographique de la revue. Présente dès le premier numéro de la revue en 1894, celle-ci ne recense que les travaux universitaires et uniquement ceux qui concernent les écrivains morts. L’absence de littérature critique des médias contemporains et le renvoi à d’autres bases (Électre entre autres) pour l’état de l’édition littéraire sont justifiés par un contexte de surabondance documentaire. La mise en ligne du produit est à l’étude ; elle permettrait éventuellement de faire le lien avec les périodiques des collections de la BnF.
Beaucoup plus confidentielle puisque réservée à ses élèves et enseignants, la base de données de l’Institut des sciences politiques a vu le jour en 1947, à l’initiative de Jean Meyriat, alors responsable de la documentation. Le traitement documentaire des périodiques reçus à la bibliothèque a constitué l’une de ses missions principales dès 1946, pour accompagner et favoriser le développement de la recherche en sciences sociales. La base comprend le signalement d’articles de périodiques postérieurs à 1944 sur les problèmes politiques, économiques et sociaux. Informatisée depuis 1990, la base Esop (Économie sociale politique), présentée par Catherine Boidras, son actuelle responsable, s’enrichit annuellement de 9 000 références ; elle est aujourd’hui accessible en ligne. Reste encore toutefois la grande masse des dépouillements des années antérieures qu’il conviendrait de rétroconvertir après un nécessaire tri.
Héritière d’une longue tradition de bibliographie dans cette discipline, la Bibliographie d’histoire de l’art est une coproduction de l’Inist et du Getty Research Institute à Los Angeles. Laurence Rageot en a rappelé l’origine, depuis le Répertoire d’art et d’archéologie fondé par Jacques Doucet en 1909. Aujourd’hui deux équipes, l’une en France, l’autre aux États-Unis, se partagent le travail de dépouillement et augmentent la base de 22 000 notices par an.
Laurent Romary, directeur de l’information scientifique du CNRS, qui présidait les interventions de la matinée, a rapidement souligné qu’au-delà de l’intérêt scientifique de ces bases, les questions de leur complémentarité, de leur doublonnage, de leur recouvrement ne pouvaient être éludées. Délimitation des champs d’action, partage des sources… Quelle coordination peut être attendue des institutions, sans pour autant faire perdre leur spécificité à chaque entreprise ? Même si un « méta-Francis » peut être envisagé, il reste encore beaucoup à faire.
Les pratiques des chercheurs à l’ère numérique
L’état des lieux bibliographique dressé par Josué Seckel ne permet toutefois pas de savoir quelles sont vraiment les pratiques des chercheurs et leur fréquentation des bibliographies : les anciens connaissent leur domaine et utilisent le « collège invisible * » ou ont recours aux notes de bas de page. Mais les statistiques de consultation des banques de données de la BnF traduisent un faible recours au support informatique. Développement du libre acccès des périodiques, isolement de l’offre électronique souvent présentée dans un espace séparé, effet chez les plus jeunes de Google Scholar, plusieurs raisons seraient à rechercher dans cette désaffection.
Pourtant les outils informatiques en ligne, présentés par les participants étrangers, offrent des possibilités de recherche indéniables. La bibliographie d’histoire des Pays-Bas (Repertorium Geschiedenis Nederland) propose plus de 200 000 références d’articles, de monographies et de sites sur l’histoire des Pays-Bas : elle est libre d’accès. L’International Medieval Bibliography (Brepols), élaborée en partenariat avec les universités de Leeds et de Poitiers, couvre la totalité du Moyen Âge avec près de 320 000 notices. Elle offre en outre des liens multiples vers des sites, d’autres bibliographies, des encyclopédies. Enfin la Bibliographie d’Humanisme et Renaissance (Droz), après l’âge du papier et du cédérom, vient de passer en ligne ; elle offre au chercheur des références sur toutes les activités humaines de 1350 à 1600.
Le développement et la mise à disposition de ces nouveaux types d’outils induisent chez les lecteurs-chercheurs des comportements de plus en plus exigeants : non seulement ils souhaitent pouvoir récupérer les notices de leurs recherches, mais ils veulent avoir accès aux sites liés aux documents, aux résumés, au texte des documents eux-mêmes. Les bibliothèques ne pourront pas faire l’économie d’une réflexion sur les nouveaux services à rendre aux chercheurs dans le contexte du « tout informatique », tout en ne perdant pas de vue leur mission de conservation qui garantit la pérennité des archives. C’est l’évocation de ces thèmes qui a clôturé cette journée d’étude.
À la maîtrise des questions techniques informatiques (quels logiciels, quelles compatibilités entre les bases pour de plus larges partenariats…) et au respect des droits des auteurs de documents, les professionnels doivent aussi ajouter le référencement de ces outils immatériels ; déjà la BnF s’oriente vers une mission d’archivage du web. Mais que deviendront les bibliographies, si les professeurs n’en enseignent plus la pratique et si les étudiants ne les découvrent plus que par hasard ?