Se réunir et se distraire

Les archives de la sociabilité

Noëlle Drognat-Landré

Dans le cadre du Mois du patrimoine écrit, s’est tenue à Roanne, les 20 et 21 octobre derniers, la seizième édition du colloque national du patrimoine écrit : « Se réunir et se distraire : les archives de la sociabilité ». Fidèle à son concept originel, le colloque réunissait, sous l’égide de la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation (FFCB) 1, chercheurs, universitaires, conservateurs de bibliothèques, de services d’archives et de musées pour interroger la validité actuelle du concept de sociabilité, dont l’origine et l’histoire furent rappelées par l’historien Philipe Boutry (Paris XII), depuis l’apparition du terme au XIIIe siècle jusqu’à ce que s’impose, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, son sens d’« aptitude à vivre en société » et dont on doit l’application à la sphère des études historiques à Maurice Agulhon.

En ouverture, l’écrivain Jean-Paul Goux a présenté la genèse de son ouvrage, Mémoires de l’enclave 2, fruit d’un travail d’enquête réalisé dans les années 1980 sur la mémoire ouvrière du pays de Montbéliard. Cette intervention d’une grande richesse interrogeait tout à la fois : la nature du travail de mémoire, travail psychique de remodelage du passé, nécessaire pour que ce passé continue à exister et que l’individu puisse encore se sentir vivant ; la nature de l’archive, « instrument d’évitement de la réalité de la mort en ce qu’elle permet de faire exister ce qui ne vit plus » ; la place de l’écrivain lorsqu’il lui est passé commande sur ces questions de mémoire ; le travail d’écriture nécessaire à la restitution de la mémoire collective, posant notamment la question de l’écriture de la voix, de la restitution de la présence du corps dans le langage.

Figures de la sociabilité

Une série de communications érudites montra ensuite que la sociabilité s’était avérée un champ d’étude infiniment plus vaste et varié que Maurice Agulhon lui-même l’avait d’abord envisagé, revêtant des formes multiples. Furent évoquées des formes érudites de sociabilité à l’époque moderne : périodiques savants aux XVIIe et XVIIIe siècles, dont Jean-Pierre Vittu (université d’Orléans) montra qu’ils constituaient un circuit d’échange parallèle aux formes de sociabilité établies et en suscitaient de nouvelles, induisant en particulier de nouveaux modes d’échange des savoirs. Jean-Pierre Chaline (Paris IV -  Sorbonne) présenta ses travaux sur les sociétés savantes, forme de sociabilité organisée, institutionnalisée, structurée, fonctionnant sur la base d’un recrutement généralement restrictif.

Furent abordées également des figures plus libres de sociabilité. Jean-Didier Wagneur (Bibliothèque nationale de France) proposa une évocation savoureuse des cafés littéraires, étroitement liés au mode de vie anticonformiste et antibourgeois de la bohème littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle. Lieux de rencontre, de libre confrontation des points de vue, ils sont aussi des lieux de l’égalité, ce en quoi ils s’opposent aux salons. Benoît Lecoq (bibliothèque municipale de Nîmes) traita de cette autre forme privée de sociabilité qui est allée s’amenuisant tout au long du XIXe siècle, en même temps que se produisait un double mouvement d’élargissement et de division de la sphère mondaine, laissant place à de nouvelles instances de légitimation. Le divertissement élégant se déplaçait dans les théâtres, tandis que les nouveaux cercles, égalitaires et bourgeois dans leur principe, s’ouvraient à la politique.

Yves Lequin (professeur émérite à Lyon II), dans une brève mais stimulante intervention, souligna la polysémie du terme de sociabilité et restitua la complexité du concept, qui fonde la nécessité d’une relecture incessante des sources. Établissant une ferme distinction entre « appartenance » et « sociabilité » en fonction du caractère volontaire ou non de la participation de l’individu, la sociabilité supposant, selon cette définition, absence d’adhésion ou de réglementation, il souligna que le concept de sociabilité était particulièrement pertinent pour l’étude de la classe ouvrière.

Il remarqua également que les sociabilités sont multiples, croisées, contradictoires autour du même individu, l’individu appartenant simultanément à plusieurs sortes de sociabilités. Une forme de sociabilité peut avoir des dimensions multiples, sans qu’il soit aisé de la réduire à une seule de ces dimensions. La sociabilité peut être a contrario une source d’exclusion, une mise à l’écart de ceux qui n’entrent pas dans une norme Elle peut enfin s’étendre bien au-delà du groupe social, certaines formes de sociabilité étant fondées sur tout autre chose que celui-ci.

Était ensuite abordée la question des traces de la sociabilité, à travers celle des sources : sources administratives, littéraires ou narratives, éphémères, correspondances privées. François Gasnault (archives départementales des Bouches-du-Rhône) s’interrogea notamment sur la pertinence de l’opposition entre sources administratives et sources narratives, soulignant que les sources administratives sont de nature extrêmement diverse, selon la posture de l’administrateur (contrôleur, observateur ou organisateur), selon le positionnement et le statut de la trace documentaire dans le dispositif administratif.

La correspondance privée fut également évoquée, à la fois comme source et comme forme particulière de sociabilité, à travers l’exceptionnel ensemble de correspondance familiale constitué par les archives de la famille Nugues.

Expressions contemporaines de la sociabilité

Le dernier volet du colloque était consacré à des expressions contemporaines de la sociabilité. Philippe Lejeune (cofondateur de l’Association pour l’autobiographie), à propos des journaux intimes, souligna que, paradoxalement, tenir son journal est une des stratégies de la sociabilité et par excellence un acte social, visant à purger une part de sa personnalité de façon à être davantage disponible pour la vie sociale. Il nota également qu’après s’être séparés au XVIIe siècle, journaux collectifs et personnels convergeaient aujourd’hui à nouveau avec l’apparition des blogues, cette mise en ligne de journaux intimes sur Internet changeant d’ailleurs radicalement la fonction de l’écriture en introduisant le souci du destinataire.

Alain Vulbeau (Paris X) s’intéressa aux nouvelles formes de sociabilité apparues dans les friches urbaines, distinguant des sociabilités de « désaffection » et de « désaffectation », créées autour d’événements tels que la destruction de bâtiments, et des sociabilités de « réappropriation » et de « réaffectation » consistant en l’utilisation des lieux pour des gestes artistiques et allant jusqu’à l’installation dans les lieux et la prise en charge d’activités culturelles et sociales, ces dernières représentant l’étape ultime d’un processus menant à la citoyenneté.

Alain Milon (Paris X), à travers l’étude des écritures illicites (du tag au graff), montra que ces formes particulières de sociabilité interrogent profondément notre conception de la sociabilité et du vivre ensemble (conduites asociales ? inciviles ? « illisibles » ?) et ouvrit toute une série de questionnements de fond dont il est difficile de rendre ici la richesse (Art ou vandalisme ? Acte incivil ou acte de résistance ? Visage ou cicatrice de la ville ?).

Sur le plan scientifique, on pouvait, à l’issue de ce riche et dense colloque, constater la vitalité du concept et des recherches qu’il suscite. Sur un autre plan, il est à noter que, malgré cette excellente tenue scientifique, l’assistance restait quantitativement bien modeste.

L’existence de lieux de rencontre et d’échange pour les professionnels des musées, des bibliothèques, des archives, dont les méthodologies et les approches diffèrent mais s’éclairent utilement l’une l’autre et qui, plus que jamais sans doute, partagent les mêmes préoccupations autour de la connaissance et de la médiation du patrimoine, paraît pourtant une nécessité. De même, l’existence de lieux où se rejoignent la communauté des praticiens et la communauté de la recherche. Si ce colloque, comme on l’a entendu dire, est appelé à disparaître, il sera impératif d’inventer de nouvelles formes et de nouveaux lieux pour ce nécessaire dialogue.