Les étudiants et la documentation électronique
Agnès de Saxcé
Près de 80 participants se sont retrouvés, ce mardi 6 décembre 2005, autour du thème « Les étudiants et la documentation électronique », sujet d’actualité choisi pour cette 2e journée d’étude organisée par le service commun de la documentation (SCD) de l’université d’Artois. Les intervenants – universitaires, professionnels des bibliothèques et un spécialiste des systèmes d’information – ont pu confronter leurs points de vue sur la qualité de l’offre documentaire en ligne, les usages des étudiants et le rôle des bibliothécaires et des enseignants.
Une offre documentaire inadaptée
Dans son discours inaugural, Jacques Sys, président de l’université d’Artois, souligne l’abondance de la documentation électronique dont l’introduction dans les universités a provoqué une véritable révolution culturelle. Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation, témoigne de l’accroissement des collections électroniques au détriment du papier en rappelant quelques chiffres significatifs : en 2000, les bibliothèques universitaires possèdent trois titres papier pour un titre électronique ; en 2004, les proportions s’inversent ! La part des dépenses consacrée aux ressources numériques a doublé depuis 1998, passant de 9 % à près de 18 % en 2004.
Au-delà de cette progression spectaculaire et de l’abondance qui en résulte – Fabrice Papy, maître de conférence à l’université Paris VIII, ironise sur l’« infobésité » et Jacques Sys parle de « digestion » difficile –, se pose la question de l’inadéquation de l’offre aux publics. Plusieurs intervenants stigmatisent une documentation électronique, essentiellement anglophone, s’adressant prioritairement aux étudiants de 3e cycle et aux chercheurs, ignorant les étudiants des 1er et 2e cycles qui composent pourtant la majorité du public potentiel. Le bilan mitigé que dresse Pascal Schmitt, conservateur au SCD de l’université de Bourgogne, sur le service novateur de fourniture de livres électroniques mis en place à la section Droit-Lettres, s’explique en partie par un choix restreint de titres, inégalement répartis selon les disciplines 1. Le diagnostic est le même du côté des bibliothèques publiques où Isabelle Antonutti, chargée de mission pour le groupe Carel (consortium d’acquisitions de ressources électroniques), déplore une offre éditoriale francophone frileuse et peu structurée. L’absence de politique éditoriale conduit au paradoxe d’une offre documentaire à la fois pléthorique et limitée, faiblement utilisée par les étudiants.
Statistiques de consultation et enquêtes d’usages
Claude Jolly préconise des enquêtes nationales et locales et formule des réserves sur la fiabilité des statistiques de consultation fournies par les éditeurs. Il plaide en faveur de la construction d’indicateurs homogènes, respectant les recommandations de l’Afnor et de l’Ifla, assortie de la maîtrise des outils de pilotage devenue un impératif dans la perspective de la Lolf (loi organique relative aux lois de finances).
Ghislaine Chartron, professeur à l’INRP (Institut national de la recherche pédagogique, à Lyon), s’appuie sur les nombreuses enquêtes menées depuis près de dix ans sur les usages de la documentation électronique pour distinguer plusieurs invariants : les pratiques sont déterminées par la qualité de l’offre et des infrastructures d’accès et par des facteurs sociaux personnels et collectifs. À partir de statistiques de consultation d’Internet, Françoise Gaudet, chef du service Études et recherche à la Bibliothèque publique d’information, dessine prudemment des profils d’usages orientés majoritairement vers la recherche d’emploi et l’actualité. Les enquêtes qualitatives qui complètent le dispositif d’évaluation révèlent un usager qui rêve d’un catalogue semblable à celui d’Amazon, avec résumés et photos, et d’une interface unique « à la Google » !
Redonner du sens aux collections
L’utilisation timorée des ressources électroniques s’explique aussi par le déficit de structuration et de visibilité des collections mis en exergue par l’ensemble des intervenants. Françoise Gaudet, Ghislaine Chartron et Claude Jolly pointent des mutations étymologiques où l’unité du « document » fait place à la granularité atomisée de l’« information » et des « ressources ».
Face à des fonds hétérogènes et mouvants, universitaires et bibliothécaires s’expriment d’une seule voix sur la nécessité de redonner du sens aux collections. Isabelle Westeel, conservateur à la bibliothèque municipale de Lille, montre, grâce à une étude menée sur la documentation électronique outre-Atlantique, la volonté des collègues américains de réaffirmer leur droit à la sélection des documents numériques, quitte à se désabonner comme l’ont fait les bibliothèques des universités de Cornell et Harvard. Cette fronde, en réaction aux politiques commerciales abusives des fournisseurs, s’accompagne d’un encouragement des scientifiques à participer au mouvement des archives ouvertes, avec le soutien des instances universitaires. Par ailleurs, I. Westeel observe les efforts de structuration et de hiérarchisation de l’information sur les portails documentaires.
Éric Anjeaux, du cabinet de conseil Six et Dix, se fait aussi l’ardent défenseur de l’organisation d’espaces virtuels adaptés aux besoins des étudiants. Un portail documentaire réussi s’appréhende en moins d’une minute, utilise une terminologie compréhensible par l’étudiant (exit le jargon professionnel !), privilégie l’ergonomie au graphisme, varie les modes d’entrée, intègre une recherche fédérée sur des contenus régulièrement mis à jour et propose une offre documentaire personnalisée sur profil. Fabrice Papy souligne aussi l’importance de l’accessibilité en termes d’équipements et d’infrastructures. Les étudiants ont davantage besoin de postes de travail permettant d’appréhender l’ensemble des ressources numériques, documentaires et pédagogiques, que de postes de consultation dédiés. Enfin, l’accès à distance s’avère un enjeu majeur.
Former les étudiants
L’enquête sur les pratiques étudiantes présentée par Marie Després-Lonnet 2, professeur à l’université de Lille III, met en lumière le désarroi des étudiants devant le silence des catalogues (40 % de requêtes sans réponses) et leur langage abscons (cote ? Dewey ? Rameau ?), tandis que le bruit généré par l’accès « googlisé » les rassure. Devant ce constat sévère, Françoise Gaudet préconise de « donner la parole aux usagers pour sortir de nos logiques bibliothécaires ». Les universitaires présents réaffirment les rôles de prescripteur et de médiateur que doivent jouer ensemble les enseignants et les bibliothécaires. Ghislaine Chartron invite à organiser la formation des usagers sur la base d’un partenariat bibliothèque-université, au moment où cette dernière se tourne vers une pédagogie constructiviste faisant de l’étudiant un apprenant actif. La formation aux ressources électroniques constitue un axe stratégique dans le cadre des campus numériques, du développement du e-learning, des Tice (technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement ) et des ENT (espaces numériques de travail).