Petit déjeuner chez Tyrannie

par Thierry Ermakoff

Éric Naulleau

suivi de Le crétinisme alpin (Jourde, Pierre). Lyon : la Fosse aux ours, 2003. – 185 p. ; 21 cm. ISBN 2-912042-58-5 : 16 €

On se souvient de la parution du livre de Pierre Jourde (auteur émérite d’une Géographie de Vialatte, parue chez Champion en 2000, et talentueux animateur de la défunte revue Hespéris) La littérature sans estomac, publié à L’Esprit des péninsules, éditions dirigées par Éric Naulleau.

On se souvient que cet essai, qui prenait de front la littérature contemporaine (de Christine Angot à Camille Laurens, de Michel Houellebecq à Éric Holder), avait réservé quelques pages à Philippe Sollers et sa protégée, Josyane Savigneau, – enfin, on finit par se demander qui est le protégé de l’autre, on s’y perd – et à leur influence sur Le Monde des livres. Cet ouvrage avait fait l’objet de trois types de critiques : l’un assassin, mais argumenté, de Bertrand Leclair dans la Quinzaine littéraire, l’autre, le jugeant salutaire, de Thierry Guichard dans Le Matricule des anges, et le troisième, enfin, insignifiant, papier de vingt lignes de Jean-Luc Douin dans Le Monde des livres .

Soupçonnant cette dernière recension de fort mauvaises intentions, par exemple de suggérer que mettre à jour des relations de pouvoir et de subordination autour de Philippe Sollers ne se fait vraiment pas, las d’un échange de courriers électroniques apparemment abondant et stérile, Éric Naulleau a donc souhaité rencontrer Josyane Savigneau, prosélyte de l’auteur de Premier roman, afin de « laisser voix au chapitre à ce curieux sentiment dont parle Albert Cohen, à cette “tendresse de pitié” qui retient le bras vengeur » (p. 100).

Le sujet du livre de Naulleau et Jourde est, autour de ce repas, avant et après, les relations de pouvoir d’une presse littéraire (Le Monde des livres), certes pas indigente – il y a bien pire – mais enfin peu glorieuse dans cette affaire, et surtout d’un enjeu mondial somme toute assez ridicule. Le tableau est impitoyable. Il est brossé d’un style alerte, gai et jouissif par Éric Naulleau, dans la première partie (Petit déjeuner chez Tyrannie), et de façon nettement plus lourde et pesante chez Pierre Jourde qui, il est vrai, ne nous a jamais habitués à la gaudriole (Le crétinisme alpin).

Le résultat n’est pas un pamphlet. C’est un livre construit et salutaire. En effet, même si Le Monde des livres reste, encore une fois, un supplément d’une certaine tenue, grâce entre autres à la plume de Patrick Kéchichian, pour la façon dont il rend compte de la littérature, les faits restent têtus : rappelons-nous la disgrâce de Jean-Philippe Domecq (l’inusable Qui a peur de la littérature a reparu chez Mille et une nuits), rappelons-nous la disgrâce de Roland Jaccard, souvenons-nous de l’irrésistible remarque de Claude Durand, à propos de La face cachée du Monde, livre qu’il a courageusement édité, mais dont il dit – le courage a des limites – qu’il serait « beaucoup plus indulgent avec Josyane Savigneau. Elle a une qualité : la passion… » et que « ce chapitre [celui consacré au supplément littéraire du quotidien] n’est pas celui qu’[il a] préféré ». Ménageons ce petit monde (Livres Hebdo n] 505, 15 mars 2003).

Et d’ailleurs, il est assez étrange que ce livre de Naulleau et Jourde n’ait – à ma connaissance – jamais été cité lors du grand déballage à propos du livre de Cohen et Péan.

L’exercice de la critique, les partis pris retenus doivent être discutables et discutés : Pierre Jourde s’en explique (Le Matricule des anges, déjà cité). Camille Laurens lui répond intelligemment dans le numéro 43 de cette même revue. Mais il ne semble pas que ce soit la règle au Monde (des livres): pour preuve, l’article que Thomas Ferenczi a réservé à Petit déjeuner chez Tyrannie, où le principal reproche fait à Éric Naulleau est d’avoir dévoilé des propos certes peu flatteurs, mais surtout privés ; pour preuve, la recension incessante des ouvrages de L’Esprit des péninsules 1 ; pour preuve, l’excellente mise en demeure envoyée à ce même Pierre Jourde par Emmanuel Pierrat, l’homme qui lutte contre toutes les censures, mise en demeure publiée en annexe de l’ouvrage pour le plus grand bonheur du lecteur.

  1. (retour)↑  Pas plus, mais pas moins que ceux des éditions André Dimanche, L’Escampette, Obsidiane, Michel Chandeigne, Clémence Hiver, La Bibliothèque, Agone : finalement, n’est-ce pas là que le bât blesse ?