Les institutions culturelles au plus près du public

par Anne-Marie Bertrand
sous la dir. de Claude Fourteau. Paris : La Documentation française, 2002. – 279 p. ; 24 cm. – (Louvre Conférences et Colloques). ISBN 2-11-005279-1 : 20 €

Les textes aujourd’hui publiés dans ce volume reprennent les interventions prononcées lors des journées d’étude organisées en mars 2002 par le service des publics du musée du Louvre sur « la proximité entre institutions et public ». Cet intérêt pour la question des publics dans les musées est nouveau et, à en croire les promoteurs de ces rencontres, est une réaction à leur évolution récente. Henri Loyrette, président-directeur du Louvre, indique ainsi qu’au temps de la modernisation succède celui du public, tandis que Claude Fourteau, plus précise, souligne que ce nouveau mouvement d’intérêt est « révélateur d’une souffrance et d’une résistance à la rationalisation et à la marchandisation excessives de l’univers de la culture » : après la vente des produits dérivés, le retour à la question de la démocratisation culturelle.

Une multiplicité de regards

Conservateurs, sociologues ou philosophes, chercheurs ou responsables de musée, Français ou étrangers : les approches sont multiples – avec un fort accent mis sur les musées des beaux-arts.

Rappelant le contexte de l’évolution des musées, de leur modernisation et leur diversification, Catherine Ballé décrit « la densification de l’infrastructure muséale » et affirme qu’aujourd’hui « le succès des musées dépend de leur capacité à gérer la complexité ». Il dépend aussi à la fois d’une meilleure connaissance de cette complexité et d’une plus grande professionnalité.

Les études de publics sont-elles utiles, sont-elles utilisées ? Nathalie Heinich apporte une réponse nuancée, de Normande, tandis que Pascal Le Brun-Cordier répond par la négative : « Il est permis de penser que les travaux des sociologues de la culture ont été insuffisamment lus et utilisés. » Le résultat en est patent : alors que le public « s’affirme volontiers désorienté, frustré, voire angoissé par la visite », peu de musées ont mis en œuvre une véritable politique d’accueil et d’initiation. Cette politique, au reste, qui ferait du musée « un instrument d’éducation et de compréhension », ne pourrait être appliquée que par l’introduction de nouvelles compétences en matière de médiation, par la constitution d’une « nouvelle professionnalité », selon l’analyse de Claude Patriat.

Les compétences à mettre en œuvre doivent aussi répondre aux attentes du public étranger. Or le public étranger est « mal traité », regrette Christian Pattyn, dans une intervention inutilement acide qui dénonce pêle-mêle les horaires restreints d’ouverture et les grèves « qui ont un effet déplorable à l’étranger ». Sur le même sujet, on appréciera au contraire le texte de Rachid Amirou sur « l’imaginaire du voyage et du tourisme culturel », où la visite du musée se transforme « en forme de pénitence », où le corps du visiteur est soumis à l’épreuve du « stakhanovisme de la visite ». Le touriste est friand de musées, mais la réciproque n’est pas toujours vraie. Yves Michaud souligne ainsi que le tourisme « consomme, détruit, cannibalise. Il consomme les personnes, les sites, les monuments, les objets. D’où le cycle destruction-restauration-reconstitution pour des sites littéralement consommés par leurs visiteurs : Lascaux, Versailles, le Louvre, le Centre Pompidou. »

L’intervention de Vincent Pomarède, directeur du musée des Beaux-Arts de Lyon, fera le lien avec le cœur du sujet de cet ouvrage, la question de la démocratisation. À Lyon, son problème est de faire revenir les Lyonnais : après la rénovation du musée, et un fort succès de curiosité, comment faire pour que les Lyonnais reviennent ? Comment les fidéliser ? Il faut, répond-il, « constamment renouveler les manifestations pour renouveler leur intérêt » : les Lyonnais et les visiteurs de la région représentent 60 à 70 % des visiteurs des expositions temporaires ; inversement, les collections permanentes sont visitées à 70 % par des visiteurs étrangers.

Gratuité et démocratisation

Il ne s’agit pas seulement, et Vincent Pomarède le souligne, d’augmenter le nombre de visiteurs. Il faut aussi « que plus de visiteurs cesse de signifier plus souvent les mêmes », pour reprendre la formule limpide de Bruno Gaudichon, directeur du musée d’Art et d’Industrie de Roubaix.

Sur ce thème, bien des points familiers aux bibliothécaires sont abordés ici. D’abord, Laurent Fleury regrette une approche « déterministe » de la question qui, à travers le diagnostic de l’échec de la démocratisation, mène « à l’invalidation du projet de démocratisation » : « traduire en déterminismes les déterminants sociaux », écrit-il, accrédite « sur un versant laïcisé, le mythe de la prédestination » et fonde le discours d’impuissance de « nombre de responsables d’institutions ». Laurent Fleury met également en évidence la contradiction « entre la revendication égalitaire, qui vise l’accès de tous à la consommation d’un bien universel, et la revendication artistique qui, visant la singularité et l’innovation, est nécessairement élitiste » – contradiction que les bibliothécaires affrontent tous les jours.

Remettre la gratuité au cœur du débat : voilà le projet central de ces journées d’étude. Après une étude historique de la question de la gratuité dans les musées en France et à l’étranger (Anne Gombault), le cas du Louvre est traité longuement. Claude Fourteau rappelle le mythe fondateur de la gratuité, qui permet le partage de l’héritage collectif : la période révolutionnaire désigne le musée comme un vecteur d’éducation et comme le moyen de partager ce qui appartient à tous. La gratuité du Louvre pendant tout le XIXe siècle, analyse Claude Fourteau, est assise sur le projet d’appropriation d’un patrimoine – « la gratuité désigne ce qui n’a pas de prix », formule éclairée par l’intervention de Maurice Godelier sur « des objets ni donnés ni vendus, mais transmis de génération en génération ».

Le droit payant d’entrée dans les musées nationaux est instauré en 1922, mais la gratuité demeure le dimanche. En 1990, elle est à son tour supprimée. À l’instigation de Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Culture, le Louvre rétablit en 1996 la gratuité le premier dimanche du mois. Les enquêtes menées sur la fréquentation ce jour-là, dont Hanna Gottesdiener rend compte dans ce volume, montrent un effet réel sur la composition du public : « Le dimanche gratuit est le seul jour du mois où le public national soit majoritaire au Louvre (il constitue 54 % des visiteurs les dimanches gratuits, 37,5 % les dimanches payants, 28 % les autres jours) » ; « Toutes les catégories professionnelles et tous les âges réagissent par un accroissement fort de leur fréquentation » ; « Les indicateurs de démocratisation sont tous positifs ».

À la suite de Claude Fourteau, on peut s’étonner (et se réjouir) que les arguments utilisés par les visiteurs « gratuits » se réfèrent « tous à la mémoire et à l’histoire ». La gratuité au Louvre « touche toutes les classes sociales confondues : il s’agit d’un rassemblement qui rend solidaire, qui provoque une cohésion, et qui réanime un sentiment de valeurs partagées. C’est par nature une expérience génératrice de lien social, une expérience culturelle ». « L’accès de tous à la culture retrouve place comme héritage d’un patrimoine et comme héritage d’un droit, conquis et toujours à réaliser. »

À côté de ces arguments, le débat sur la gratuité dans les bibliothèques paraît bien pâlot – et on peut même soupçonner, comme le font Réjean Savard et Christian Ducharme (« Priorités et objectifs des bibliothécaires en France et au Québec », BBF, no 1, 2003), que cette question n’intéresse pas vraiment les bibliothécaires français, qui la placent au 29e rang de leurs priorités alors que les bibliothécaires québécois la placent au 12e rang.

Il est, bien sûr, impossible de rendre compte des vingt et une interventions regroupées dans ce volume. Raison de plus pour inciter nos lecteurs à se reporter à l’ouvrage lui-même, d’autant plus qu’il s’agit d’un livre joliment présenté.