Le livre et la mondialisation
Annie Le Saux
C’est le samedi 22 mars, et non lors de la journée professionnelle du Salon du livre, que s’est tenu le débat intitulé « Quel avenir pour le livre au regard de la mondialisation ? ».
Par une anecdote 1, Michel Abescat (Télérama) a lancé la discussion, montrant comment la montée en puissance du vocabulaire de la communication et du marketing traduisait, au-delà des mots, un changement progressif de la politique éditoriale et culturelle. Ce glissement du livre et de la culture vers un « magma pseudo culturel », produit débattu par l’OMC au même titre que le poisson, le maïs ou le bétail, est ce contre quoi lutte Nicolas Calvé, des éditions Écosociété, au Québec. Il est inadmissible, s’indigne-t-il, que les États ne gardent pas la maîtrise de leur propre culture, relayé en cela par Pascal Lainé, qui s’est dit lui aussi frappé par cette loi de la tendance qui amène à la transformation d’une œuvre en un produit. Selon l’écrivain, le problème, pour les auteurs, est de pouvoir continuer à garder l’initiative de ce qu’ils écrivent. Or, le fait qu’il n’y ait pas de métier d’écrivain comme il y a un métier de réalisateur de cinéma ou de metteur en scène, porte, à son avis, atteinte à une liberté d’écrire trop souvent liée à des questions de subsistance matérielle. Ses propos, selon lesquels la culture et les livres doivent « rester élitistes et ne pas ratisser dans le public de la télévision », déplurent à certains, et il lui fut reproché, en publiant chez Fayard et non chez des éditeurs indépendants, d’agir en contradiction avec la ligne d’Attac 2, dont il est membre de la commission Culture.
Grands groupes vs petits éditeurs indépendants ?
Comme deuxième danger de la mondialisation, Michel Abescat dénonce le formatage des auteurs et l’uniformisation de leurs œuvres dans le seul but de répondre aux goûts du public, et donc de vendre des « livres marchandises ». Cette pression exercée sur les auteurs est surtout le fait des grands groupes d’édition, dont la concentration constitue la troisième des conséquences de la mondialisation évoquées par Michel Abescat.
Concentration, est-ce à dire cannibalisation des petits éditeurs ? C’est ce qu’a voulu nuancer Henri Trubert, défendant sa position au sein du groupe Fayard, qui, a-t-il affirmé, lui laisse une totale indépendance, qu’il n’est pas sûr de pouvoir trouver ailleurs. Cette liberté de publier des ouvrages difficiles, à faible tirage, est, estime-t-il, d’autant plus facilitée chez les grands groupes que les éventuels manques à gagner sont compensés par la publication de best-sellers et parce qu’ils peuvent, contrairement aux petits éditeurs, tabler sur le long terme.
Il n’en demeure pas moins que, si Henri Trubert se réjouit qu’il y ait encore une vraie culture locale du livre en France, le risque de mondialisation, qu’il définit comme une « affectation du sens propre et du sens collectif », ne lui est pas moins perceptible et que ce qu’il appelle « le livre génétiquement modifié » en est une représentation dans le monde de l’édition, lui-même reflet de « la société clonée » dans laquelle nous baignons depuis plus de trente ans.
D’où un léger embarras, chez lui comme chez les autres intervenants, lorsque quelqu’un, dans la salle, a ajouté une dimension éthique au débat, accusant l’industrie culturelle d’appartenir à une dizaine de multinationales, qui règnent non seulement sur l’eau et les déchets, mais surtout, et c’est là que le bât blessa, sur l’armement.
Les petits éditeurs confrontés à un grand groupe étaient représentés entre autres par Serge Kouam, des Presses universitaires d’Afrique au Cameroun, qui a raconté, de façon imagée mais pas moins porteuse de sens, la lutte inégale qu’il mène dans son pays contre Hachette, qui détient 92 % du marché scolaire francophone (pour les ouvrages anglophones, c’est Macmillan qui a le monopole). Et pourtant, pense-t-il, la vingtaine d’éditeurs locaux, qui existent au Cameroun, répondrait mieux à la réalité du pays. Prenons l’exemple des manuels scolaires : publiés par les grands éditeurs, ils s’adressent bien à l’Afrique francophone, mais à l’Afrique francophone en général, et non aux multiples facettes de la culture et de l’environnement africains. Autre exemple : Edicef, représentant d’Hachette, a participé à la construction de quatre écoles au Cameroun, dénommées « Écoles des champions ». Rien de scandaleux a priori, sauf lorsque l’on sait qu’Edicef publie une série appelée « Champions in… », et que chaque bibliothèque de ces quatre nouvelles écoles possède les ouvrages de ladite collection.
Quelles solutions ?
Sans vouloir diaboliser les grands groupes ni idéaliser les petits éditeurs indépendants, on ne peut cependant nier les tendances de plus en plus envahissantes à l’uniformisation du livre, de la culture et de l’éducation. Comment y résister ? L’aide apportée par les pouvoirs publics, au Québec, à l’édition francophone, qu’ils subventionnent largement – le marché francophone y est trop restreint pour être viable –, est l’un des deux exemples d’actions qui peuvent contrebalancer celles des monopoles. Mais ce type d’aide est rare.
L’autre exemple s’appuie sur le vieil adage selon lequel l’union fait la force : douze éditeurs francophones ont eu l’idée de s’associer pour coéditer la collection « Enjeux Planète » dans leur pays respectif 3. Ces douze éditeurs se réunissent, proposent des sujets et votent : c’est ainsi que quatre titres ont déjà été publiés. Les coûts des ouvrages, établis par un système de péréquation, sont moins élevés pour les éditeurs d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Outre le soutien que cela apporte à des éditeurs qui, ayant du mal à exister économiquement, se trouvent renforcés par ce partenariat tout en conservant leurs spécificités, en continuant à publier des auteurs qui disent leur monde avec la diversité des mots et des images de la planète, Serge Kouam y voit aussi l’avantage de se faire connaître hors de son pays. Dans le domaine anglophone, un tel réseau de diffusion hors du système libéral de la concentration existe déjà.
Au fur et à mesure que le mouvement de mondialisation prend de l’ampleur, et que le danger se rapproche – les grands groupes s’emparent des librairies et du pouvoir sur les médias –, il s’agit bien de s’organiser pour éviter qu’il n’y ait plus que des best-sellers, autrement dit des « livres marchandises » et donc des produits, pour en revenir à l’anecdote de départ de Michel Abescat.