Attention : un taux peut en cacher un autre

Claude Husson

La lecture du débat sur la fréquentation des bibliothèques municipales 1 est réconfortante. Celui-ci montre bien la préoccupation des professionnels centrée, non pas sur l’évolution positive des résultats globaux d’un réseau national de lecture publique toujours en développement, mais sur ce qui est censé traduire l’efficience réelle de ce réseau, son taux de pénétration dans la population : l’incontournable taux d’inscrits, ou plus exactement d’emprunteurs effectifs sur une période de douze mois consécutifs.

La question est récurrente et nous l’avons pour notre part déjà abordée il y a dix ans 2. Il n’est peut-être pas sans intérêt de faire le point sur les effets des mesures mises en œuvre localement dans le cadre de cette problématique.

Le « taux d’inscrits » a chuté sévèrement…

En 1991, la bibliothèque municipale de Bayonne comptait 9 800 actifs, soit un « taux d’inscrits » de 23,45 %. Avec 10 300 actifs en 1993 et 1994, celui-ci grimpe à 24,75 %, avant de décroître par paliers jusqu’à 22,6 % en 1999, 2000 et 2001 (environ 9 500 actifs, la population communale n’a pas varié entre les recensements de 1990 et de 1999) et même à 21,65 % (9 054 actifs) en 2002.

… mais on est plutôt satisfait de l’évolution…

Certes, on n’est jamais fier de voir son public se restreindre et cette tendance négative de l’évolution n’était pas spécifiquement recherchée ni même attendue. Mais souvenons-nous que le public de la BM se caractérisait alors (en 1991) par la faiblesse de sa composante communale : environ 5 300 actifs, soit environ 54 % du total et 12,7 % de la population communale (alors que le taux national était de l’ordre de 14,5 %), public qui accusait par ailleurs un taux annuel de nouveaux inscrits anormalement élevé à 35 % (31 % pour les seuls Bayonnais).

Il fallait donc ne pas se satisfaire de résultats bruts flatteurs hérités de la situation de monopole régional qui avait régné pendant trente ans (la BM d’Anglet, commune limitrophe presque aussi peuplée, a ouvert en 1989), mais partir à la conquête de la population qui finance l’institution à 95 % et qu’aucun autre établissement n’a vocation à desservir à notre place. C’est ainsi que l’on aboutit en 2001 et 2002 aux résultats suivants : 6 200 actifs Bayonnais, soit 14,8 % de la population communale (quand la moyenne nationale est descendue à 14 %).

Pour ce faire on n’a d’ailleurs pas cédé à la facilité (pas d’introduction de collections type Harlequin, et même suppression d’achats multiples de best-sellers), mais on a concentré les moyens (avec un personnel réduit en nombre, mais renforcé en niveau de compétences) sur la desserte de proximité de la population communale : ouverture de la section « enfants » le samedi, mise en service d’un bibliobus destiné aux publics à mobilité réduite (enfants, personnes âgées) dans les quartiers excentrés, déploiement de l’action d’un médiateur du livre dans les quartiers « défavorisés », ouverture de l’annexe sur six jours par semaine (comme la centrale).

En même temps, on a maintenu la différenciation tarifaire introduite en 1990 (les adultes extérieurs à la commune payent leur inscription annuelle), ramenant même le régime des Bayonnais à la gratuité totale, et ne différenciant plus les divers types de documents depuis que l’on a choisi en 1999 le mode de présentation improprement dit « thématique » (en fait, par grands domaines du savoir).

On notera que ce n’est pas tant par la conquête permanente de nouveau public que l’on a construit cette tendance positive, que par la fidélisation des usagers (donc par une meilleure satisfaction de leurs attentes) : le nombre annuel de nouveaux inscrits est maintenu, mais le taux de renouvellement est descendu de 31 % à 26 %.

… qui n’est pas vraiment visible

En fait, toute cette activité et ses résultats positifs disparaissent derrière l’évolution du « taux d’inscrits » qui ne dénote qu’une implacable régression. Alors que certains des lecteurs qui quittent notre établissement vont sans doute fréquenter d’autres bibliothèques, éventuellement non agréées par la Direction du livre et de la lecture, ou encore modestes en leurs débuts… et qui font donc chuter le fameux « taux d’inscrits » national.

Mais il y a plus.

1990-2000 ou l’expansion du taux

On « contestait » déjà en 1992 la représentativité du comptage annuel en ce qu’il pouvait avoir de réducteur par rapport à la réalité.

De fait, considérons la fréquentation des Bayonnais sur la période de dix ans délimitée par les recensements de 1990 et de 1999. En ajoutant aux actifs de 1990 (5 300) les nouveaux inscrits de chacune des neuf années suivantes (12 950), on aboutit à un total de 18 250 (arrondi à 18 000 pour prendre en compte les éventuels doublons liés à la réinscription d’anciens inactifs éliminés des fichiers). Dans le même temps, la population communale s’est maintenue à 41 800 habitants, dont un peu plus de 13 000 sont nouveaux résidants en 1999, soit 55 000 personnes ayant eu la qualité de Bayonnais. C’est donc bien, non pas 13 à 14 %, mais 33 % de la population de la commune qui ont plus ou moins épisodiquement emprunté des documents à sa bibliothèque sur une période de dix ans (pourcentage pour lequel nous ne disposons pas d’éléments chiffrés pour l’augmenter d’une part des habitants alors inactifs mais ayant pu emprunter avant 1990, d’autre part des utilisateurs non emprunteurs).

Cette évaluation a deux corollaires d’une importance capitale :

1. Même si ce mode de comptage se rapproche moins (que le mode annuel) de celui employé par les pays affichant un taux d’inscrits de cet ordre de grandeur, il reste que le résultat ainsi mis à jour justifie bien d’exister (et de continuer à agir).

2. Elle prouve que la bibliothèque est plus connue par la population qu’on pourrait le penser et que l’augmentation du taux annuel d’inscrits passe davantage par la fidélisation des utilisateurs (en évitant quand même de soumettre notre âme de passeur de culture à la « pure » logique du marketing) que par la conquête de publics indifférents ou réticents (sans pour autant renier cette approche, caractéristique d’un service public).

Échappatoire

Cette contribution n’apporte pas davantage de solution miracle que celles du débat engagé, si ce n’est les éléments d’une expérience concrète, pas forcément transposables ou déjà largement employés.

On voudra cependant retenir, à travers l’ensemble des contributions, la constance à ne pas céder à la fuite en avant constituée par la fausse solution du tout-multimédia et notamment de la dictature de l’Internet. Ce n’est pas en reniant leur tradition de lieu et de moyen de culture que les bibliothèques publiques françaises trouveront un nouveau souffle. Ce qui, malheureusement, manque de spectaculaire et ne peut se mesurer par aucun taux.

P.-S. (avril 2003)

Il apparaît, au premier trimestre 2003, un effritement sensible du nombre d’emprunteurs actifs bayonnais sur les douze derniers mois. Les moyens mis en œuvre n’auront donc réussi qu’à retarder l’échéance fatale. Fatale parce qu’en fin de compte elle est liée à ce que d’aucuns nomment crise de société, d’autres déclin culturel, voire fin de civilisation. Libéralisme économique et libertarisme idéologique se sont objectivement conjugués pour expurger le champ de références dominant des valeurs non immédiatement rentables, entre autres celles du savoir et des connaissances (cf. la médiocratie régnant à coups de talk-shows et autres reality-shows, la situation de l’enseignement, le taux d’abstention aux élections qui reflète l’absence de véritable débat d’idées, le retour en force de l’irrationnel et du mysticisme, etc., sans oublier la prolixité douteuse de l’édition). Le « concept » de société de l’information (et sa fracture numérique qui n’a rien de virtuel puisqu’elle n’est autre que la fracture sociale et culturelle) en dit long sur l’abdication de toute ambition de démocratisation « par le haut » qui est pourtant l’essence même des bibliothèques publiques. La décentralisation, qui consacre l’abandon de missions fondamentales par l’État, renvoie chaque établissement à son propre choix de politique : se laisser porter par le politiquement correct… ou ramer à contre-courant, puisqu’il n’y aura en définitive pas de texte de loi définissant une mission de service public (après la momification du Conseil supérieur des bibliothèques, à quand celle de la Direction du livre et de la lecture ?).