« Tout a changé » : la censure d’Internet dans les bibliothèques publiques américaines

Jack Kessler

Suivant le conseil que me donne François Lapèlerie dans sa lettre publiée par le BBF 1, j’ajouterai de bon cœur les rubriques « lobbying » et même « spiritualisme » à la liste des points noirs qui sont sans doute pour quelque chose dans la récente montée de la censure et d’autres pratiques regrettables constatée chez nous, aux États-Unis. À deux réserves près, cependant.

Le spiritualisme passe après les pique-niques du dimanche

Dans mon article 2, je ne m’attachais qu’à dégager les grandes causes du problème bien précis posé par la décision de censurer l’Internet dans les bibliothèques publiques – et laissais donc de côté des facteurs de moindre importance, dont des spécificités américaines d’ordre plus général n’ayant qu’une influence périphérique sur cette question particulière.

Je crois en effet que le « lobbying » et le « spiritualisme » (les deux grands thèmes qui préoccupent François Lapèlerie) ne jouent qu’un rôle très secondaire, voire imaginaire, dans cette censure de l’Internet exigée des bibliothèques publiques américaines. J’irai jusqu’à dire que ce ne sont pas des questions de premier plan dans la société américaine d’aujourd’hui, m’inscrivant ainsi en faux contre François Lapèlerie et tous ceux qui pensent avec lui qu’elles sont fondamentales : Time Magazine est de leur avis, comme beaucoup d’invités des plateaux de télévision et des tas de gens persuadés que les États-Unis sont désormais littéralement dirigés par les démons du « financement occulte » et menacés par les dangereuses ténèbres d’un « spiritualisme » religieux en plein essor. Je vois les choses autrement. Ce pays a une longue pratique de la vénalité, comme dans toutes les autres nations. Il s’agit au vrai d’un phénomène récurrent, dont le flux et le reflux sont fonction des saisons. Peut-être effectivement qu’à l’heure actuelle, cette marée monte aux États-Unis un peu plus vite que par le passé, qu’elle est plus puissante, plus envahissante, mais en ce qui me concerne, partageant sur ce point la foi de la plupart de mes compatriotes, je reste convaincu que la corruption refluera avec le renouvellement des priorités et des perspectives politiques, l’apparition de nouvelles générations de contestataires et d’hommes politiques, les résultats sortis des urnes…

François Lapèlerie s’étonne que le système permette « même au plus petit des citoyens américains, de faire un recours contre toute loi, même votée par le Parlement, même paraphée par le président » … Nous avons aux États-Unis tout un arsenal de lois allant dans ce sens, et toute une superstructure d’organisations non gouvernementales prêtes à « recourir » : quantité de « petites » bibliothèques, et de bibliothécaires, sont membres de l’American Library Association, et une multitude de « petits » citoyens de condition souvent très modeste adhèrent à d’autres groupes qui se portent partie civile dans des actions en justice – l’ACLU (American Civil Liberties Union) et l’EFF (Electronic Frontier Foundation), par exemple. En outre, nos avocats spécialistes du « recours collectif » savent dénicher les plaignants qui ne passeraient pas par ce type d’associations ou d’organisations.

Non, les citoyens américains prêts à soutenir qu’« ils ont les hommes politiques les pires qui puissent exister […] Les plus intelligents sont les hommes d’affaires » sont en réalité une espèce assez rare, et, depuis quelque temps, ils sont même de moins en moins nombreux. Il y a ici des hommes et des femmes politiques très brillants et capables, M. Lapèlerie – pas tous, mais pas moins qu’en France. En revanche, la décision et l’action politiques sont récemment devenues très difficiles. Comme en France, plus peut-être, les citoyens américains se tournent vers leur système juridique quand, désespérant de la politique et de la classe politique, ils ont besoin d’être épaulés et aidés concrètement : tel était vraiment l’argument de fond de l’article que j’ai écrit pour le BBF, et je persiste à le trouver encourageant.

Le système politique des États-Unis n’est assurément pas parfait, mais aucun ne l’est. Il comprend au moins des mécanismes correctifs qui marchent à merveille et travaillent, en ce moment même, à démonter les rouages du « financement occulte ». La presse, pour s’en tenir à cet exemple, en est un des éléments les plus importants : la meilleure preuve des progrès réalisés sur cette question précise est l’énorme publicité dont elle fait l’objet – ce qui permet aux citoyens français, notamment, d’en être informés avec un grand luxe de détails. L’un des meilleurs remèdes jamais inventés pour se débarrasser des bactéries, des microbes et des bouillons de culture en tout genre consiste à les sortir de l’ombre pour les exposer en pleine lumière.

Quant au sujet plus ardu du « spiritualisme » américain que François Lapèlerie trouve à juste titre alarmant, je pense aussi qu’il est abondamment traité par les médias de ce pays. Bien plus que le « lobbying », peut-être, la montée de ce « spiritualisme » risque de directement retentir sur la politique de la lecture publique et le contenu des collections des bibliothèques – en renforçant au passage la censure dirigée contre l’Internet. Mais ce n’est toutefois pas (encore) le cas, me semble-t-il.

Il y a en effet quelques extrémistes religieux dans l’actuel gouvernement américain. Des hommes et des femmes très zélés, sur la même longueur d’ondes que les extrémistes qui les ont portés au pouvoir, et qui déjà n’hésitent pas à utiliser des arguments de « croyants » pour dénoncer des mesures de politique sociale fondamentale dans des domaines tels que l’avortement ou l’éducation. On sait depuis David Hume et les philosophes des Lumières que la raison n’a pas prise sur ce genre d’arguments. Je serais cependant bien en peine d’affirmer, preuves à l’appui, que ce « spiritualisme » – le fondamentalisme chrétien, les discours ou les programmes inspirés par la foi religieuse et tout ce que l’on peut mettre sous ce terme – a joué un rôle direct dans l’exigence de censure du réseau Internet imposée aux bibliothèques publiques américaines. Il n’est bien sûr pas exclu qu’il influe sur les sentiments et les opinions du législateur et des fonctionnaires chargés de veiller au respect des lois. Cela étant, nous ne pouvons avoir qu’une idée très approximative de ce qui se passe dans les cœurs et les têtes de ces gens, et personne ne peut déterminer dans quelle mesure ni jusqu’à quel point ils sont, ou non, sous influence : après tout, peut-être s’agit-il autant d’une réaction contre le « spiritualisme » que d’un mouvement porté par lui, ou peut-être y a-t-il un peu des deux… Dans quelles proportions exactement, il est beaucoup trop tôt pour le dire ; ce type de calcul ne devient possible que longtemps après – parfois jamais.

Je continue à penser que le « spiritualisme » conditionne beaucoup moins la question de la censure que les autres tendances de fond que j’indiquais dans mon article, nommément la protection de l’enfance, le terrorisme, la technophobie, la peur de la « nouveauté ».

Il se peut que tout cela soit sous-tendu, ou chapeauté, par le spiritualisme, comme le suggère François Lapèlerie. Il n’est d’ailleurs pas le seul à dénoncer l’évolution qui se dessine en la matière aux États-Unis : sur ce point aussi, Time Magazine est d’accord avec lui. Quant à moi, il me semble que les choses ne sont pas si simples.

Plus de 288 millions d’individus vivent aujourd’hui aux États-Unis – un territoire constitué depuis plus de deux siècles en entité politique et dont les traditions, tant politiques que culturelles au sens large, se sont forgées des centaines d’années auparavant.

Les États-Unis ont une population bigarrée, composée d’Asiatiques, de Latino-Américains, d’Africains (ces trois minorités aujourd’hui devenues la majorité dans l’État où je réside, la Californie), d’Européens de toutes obédiences religieuses ou politiques – des Italiens et des Espagnols catholiques aux Allemands et aux Suédois de confession protestante, en passant par les épiscopaliens attachés à tel ou tel rite anglican. Et aussi des hippies autochtones professant d’étranges croyances, des adeptes de cultes sataniques, très certainement, des Grecs et des Russes orthodoxes, quantité de musulmans d’immigration récente, des nestoriens de Jordanie, des coptes d’Éthiopie, des bouddhistes, des hindous… Sans oublier les libres penseurs de tous bords, et quelques bons Français, catholiques ou huguenots.

C’est pourquoi il me paraît éminemment improbable que les États-Unis tombent un jour sous la coupe de l’une ou l’autre de ces traditions, manières de penser et de vivre, « spiritualisme » ou tout ce que l’on voudra d’autre – et que si cette éventualité survenait elle ne durerait pas : simplement parce que tout est immense, ici, et bien trop enchevêtré.

Ou bien faut-il justement admettre que le fait que nous soyons presque tous immigrés pourrait nous entraîner dans une direction unique ? À vrai dire, ce thème alimente bien des spéculations – et David Reisman est loin d’être le seul à théoriser là-dessus. Le fond de ma pensée, toutefois, est que ces interrogations sont souvent purement formelles : faute de trouver d’autres grandes caractéristiques communes qui pourraient unifier les idées généralistes à propos des « États-Unis dans leur ensemble », maints écrivains se rabattent sur la « nation d’immigrants » ou le « melting pot » – en tant qu’ils y voient précisément des traits identitaires et sans doute à cause de leur incapacité à en repérer d’autres. Écrire cela rend mal justice à certains d’entre eux, j’en suis conscient, mais c’est là un sujet auquel devrait réfléchir quiconque est tenté de ramener la spécificité américaine à quelques traits distinctifs isolés du contexte général.

Aux États-Unis et ailleurs, toute une partie de l’humanité se nourrit du thème du « spiritualisme ». Une partie au moins aussi importante cultive le doute – et le doute, surtout dans les périodes troublées, incline fréquemment vers le spiritualisme. Une autre partie encore (à mon avis numériquement supérieure aux deux autres, aux États-Unis du moins) est trop occupée par trop de choses pour s’intéresser de près au spiritualisme : à la place, ceux qui la composent travaillent pour gagner leur vie, élèvent des adolescents, changent les couches des bébés, partent en pique-nique sur la plage, tentent de mettre au point des traitements anticancéreux, de construire de nouvelles institutions politiques, de sauver la planète…

Ce courant « pragmatique » fascine depuis Tocqueville les observateurs étrangers des mœurs américaines. François Lapèlerie et ceux qui, comme lui, s’inquiètent à notre sujet pourraient considérer que, plus que tout autre trait identitaire (notre statut de « nation d’immigrés », par exemple, ou « notre » spiritualisme), ce pragmatisme est depuis longtemps la seule vraie grande spécificité à reconnaître aux États-Unis, si tant est qu’ils en aient vraiment une.

Au reste, François Lapèlerie a raison d’être inquiet. Je le suis aussi. Sur un plan personnel, le spiritualisme ne me dit rien qui vaille, car j’ai trop besoin de m’appuyer sur la Raison pour réfléchir et surtout pour débattre de mes idées ; Hume, que j’ai lu il y a longtemps, quand j’étais encore étudiant, m’a définitivement convaincu. Il m’arrive de redouter que les immigrants déracinés et par trop déstabilisés cèdent à la tentation simpliste du retour aux fondamentaux des vieilles religions dont ils se sont détachés : John Dewey, l’un des plus grands penseurs américains, éprouvait la même crainte, et il s’en est expliqué dans un livre publié en 1929, The Quest for Certainty (La Quête de la certitude).

Seulement je me souviens aussi de mon arrière-grand-père qui insistait pour s’exprimer dans son mauvais anglais et qui était tellement fier du nom « américain » que le fonctionnaire des services d’immigration d’Ellis Island lui avait attribué d’office, rebuté par les sonorités imprononçables du hongrois. Mon arrière-grand-père Alois devint ainsi Louis – un prénom français mais qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, se transforma instantanément en « Louie ». La grande majorité de ceux qui, comme lui, ont émigré aux États-Unis, quittaient le « vieux continent » pour toujours ; les exceptions sont rarissimes, y compris en matière de religion, et les souvenirs se sont estompés dès la première génération.

En tout cas, je ne crois pas qu’ils hantent la grande majorité des arrière-petits-enfants. La plupart des immigrants étaient plus ou moins des réfugiés – des gens qui savaient ce qu’ils fuyaient et qui rejetaient les traditions en vigueur dans les pays d’où ils s’exilaient. Si bien que les valeurs spirituelles du vieux continent comptent parmi les premiers repoussoirs ayant motivé l’affirmation de l’identité américaine, et qu’elles ne constituent sûrement pas des valeurs que nous sommes prêts à embrasser. Nous paraîtrait-il dès lors nécessaire d’en inventer d’autres ? Il est indéniable que de nombreux écrivains le pensent, mais la suggestion n’a, elle non plus, rien de nouveau. La critique a cours depuis longtemps à propos des États-Unis ; elle les a accompagnés tout au long de leur histoire, au point qu’elle n’est même pas dérangeante et qu’en tout état de cause, elle ne saurait à elle seule rendre compte d’un phénomène récent. En la matière, quoi que publient les magazines pour grossir leurs tirages, je continue de penser que les Américains d’aujourd’hui font passer la réinvention du spiritualisme après les pique-niques du dimanche.

De toute façon, ces préoccupants problèmes n’ont à mon avis aucune incidence directe sur une question aussi brusquement sensible que celle de la censure de l’Internet dans les bibliothèques publiques. Il se trouve par exemple que le sénateur qui a mobilisé l’opinion contre la corruption liée au « financement occulte » est aussi un ardent partisan de cette censure de l’Internet. Rien n’est simple, aux États-Unis – pas plus qu’en France.

La peur de la nouveauté

J’ai par ailleurs surtout cherché, je l’admets, à repérer parmi les influences ayant imposé la censure de l’Internet dans les bibliothèques publiques, celles qui sont généralisables à d’autres contextes qu’américain. La menace, après tout, est présente ailleurs qu’aux États-Unis. François Lapèlerie semble, pour sa part, considérer que les deux facteurs qu’il isole – le « lobbying » et le « spiritualisme » – ne se rencontrent qu’aux États-Unis. Cela se discute, bien sûr.

Il n’est pas sans savoir que la corruption sévit dans d’autres pays. Pourtant, l’exemple qu’il extrait de mon article – le fait que « les bibliothécaires européens choisissent généralement de régler les questions épineuses “en interne”, d’user de la persuasion et de la flatterie » – est curieux, je trouve. Je voulais seulement dire par là qu’en Europe, et donc en France aussi, les bibliothécaires pratiquent plus volontiers la diplomatie que la confrontation directe privilégiée de ce côté-ci de l’Atlantique, méthode qui s’avère au fond souvent plus efficace et n’oblige pas, ou pas toujours, à faire les poches de ceux qu’on sollicite. Vus de Californie et de quantité d’autres lieux, les bibliothécaires français ont sûrement un petit côté « exotique », mais François Lapèlerie a tort de s’en offusquer – la francophonie est encore bien vivante en de nombreux points de la planète. Personne en revanche ne considère que les Français sont « primitifs ».

Quant à la « flatterie »… Pourquoi après tout ne pas créditer Molière de cette image d’une technique bien française – sans oublier, certes, que grâce à lui le monde entier a appris que les Français connaissent plus d’une ruse subtile pour arriver à leurs fins. Quoi qu’il en soit, il en est de la flatterie comme de la corruption : aucune nation n’a le monopole de son usage politique. Pas plus que celui « de la persuasion », puisque j’ai aussi écrit cela.

François Lapèlerie ne retient que des caractéristiques dont il estime qu’elles sont spécifiquement américaines, comme le « spiritualisme ».

Les quatre facteurs que je citais – la protection de l’enfance, le terrorisme, la « technophobie », la peur de la « nouveauté » – correspondent, eux, à des tendances universelles susceptibles d’inciter à la censure en France comme en Suède, en Inde, en Chine ou n’importe où. Au moment où j’écris ces lignes, la Chine cherche d’ailleurs à empêcher ses citoyens de se servir des moteurs de recherche Google et Altavista. Les peurs fondamentales et les irrationalités au ressort de la censure sont et resteront en la matière plus importantes que n’importe quelle caractéristique ou analyse de la situation spécifiquement nationale – américaine ou française. L’argument de fond du texte que j’ai publié dans le BBF est que ces peurs qui, à l’heure actuelle, ébranlent si rudement les États-Unis peuvent parfaitement surgir sous d’autres cieux. Il ne s’agit pas du « spiritualisme » américain ou du « lobbying » à l’américaine, comme le laisse entendre François Lapèlerie, mais des inquiétudes qui rongent les parents, des tragédies que sème le terrorisme, et, plus fondamentalement sans doute, des craintes et des appréhensions que suscite l’inconnu. Ces dernières sont très familières aux habitants des États-Unis. Longtemps nous avons tiré une fierté déplacée de notre capacité nationale à innover, nous arrivions à apprécier les fruits de l’innovation tout en tenant compte des risques qu’elle implique – et voilà que, comme d’autres nations, nous sommes peut-être en train de réaliser que la marche forcée vers toujours plus de progrès et de civilisation n’a pas que des avantages. Elle comporte également des risques – catégorie qui peut-être englobe aussi bien les événements du 11 septembre 2001 que la décision, probablement prise en réaction à ces attentats, de censurer l’Internet dans les bibliothèques.

Comme François Lapèlerie et, je l’espère, tous les lecteurs l’avaient compris, en intitulant mon article « Tout a changé », j’entendais signifier de façon ironique qu’en effet « tout n’a pas changé ». C’est que ces problèmes sont tellement vieux. S’agissant de la censure de l’Internet, je crois fermement que le plus pressant de tous – la peur de la nouveauté – se pose depuis aussi longtemps et dans des termes aussi difficiles en France qu’aux États-Unis ou que n’importe où ailleurs. C’est Machiavel qui disait : « Il n’y a point d’entreprise plus difficile à conduire, plus incertaine quant au succès, et plus dangereuse que celle d’introduire de nouvelles institutions. Celui qui s’y engage a pour ennemis tous ceux qui profitaient des institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs dans ceux pour qui les nouvelles seraient utiles […] l’incrédulité commune à tous les hommes, qui ne veulent croire à la bonté des choses nouvelles que lorsqu’ils en ont été bien convaincus par l’expérience. »