Courrier des lecteurs

Tout n'a pas changé

François Lapèlerie

Jack Kessler, dans son article « Tout a changé 1 », tente de nous expliquer pourquoi la censure est curieusement et paradoxalement devenue dans certains cas obligatoire dans son pays. Une loi, le CIPA (Children’s Internet Protection Act), votée en 2000, oblige en effet les établissements scolaires et les bibliothèques publiques à empêcher toute personne – quel que soit son âge – qui les fréquente d’accéder à des « images fixes ou animées à caractère obscène (obscene material), pédophile ou nuisible pour les mineurs » .

Les établissements qui refuseraient de mettre en œuvre cette loi se verraient exclus des aides fédérales pour l’achat de matériel informatique et l’accès à Internet.

On pourrait déjà objecter que les établissements soucieux de démocratie et du maintien de la liberté d’accès à l’information – si l’accès à Internet peut être assimilé à la démocratie – peuvent refuser cette obligation et se passer de subventions fédérales. La résistance passive et collective aurait certainement un effet, au moins médiatique, ce qui est un début d’existence dans un pays où rien ni personne n’existe sans médiatisation.

Telle n’est pas la situation.

[…]

Puisque nous sommes arrivés à la constitution américaine, il faut constater que la description du système juridique américain que nous fait Jack Kessler, tout en étant exacte d’un point de vue formel, est cependant incomplète. Le système serait idyllique, puisqu’il permet à tout un chacun, même au plus petit des citoyens américains, de faire un recours contre toute loi, même votée par le parlement, même paraphée par le Président.

Certes, cela est vrai, à la condition d’abord d’avoir le porte-monnaie bien rempli : ne voit-on pas John Berry, président de l’ALA, institution pourtant millionnaire en dollars, faire appel à la générosité des bibliothécaires américains pour soutenir financièrement son action juridique 2

Jack Kessler « oublie » aussi le rôle extrêmement important des lobbies. Le lobby de la vertu est très puissant, au moins aussi puissant que le lobby des armes. La pratique du lobbying est tout aussi bizarre pour un Européen que le droit criminel américain. C’est une pratique officielle qui permet à tout groupe de pression de se « faire entendre » du politique, des Assemblées et de la Maison Blanche, pour obtenir soit de bloquer des lois soit au moins de les édulcorer, en fonction des intérêts qu’il défend. Et cela par des pratiques qui souvent seraient considérées comme répréhensibles en Europe. Le cas récent d’Enron en est un exemple, à la limite de la corruption. Il est certain que dans les deux cas de Columbine et du CIPA, les lobbies de la vertu et des armes ont bien joué leur rôle 3. Or Jack Kessler n’en dit mot. Mais curieusement, ce sont les bibliothécaires européens qu’il accuse de lobbying, lorsqu’il écrit : « Les bibliothécaires européens choisissent généralement de régler les questions épineuses “en interne”, d’user de la flatterie et de la persuasion… » Quel est donc le but du lobbying sinon la persuasion « en interne », hors des canaux officiels ? Et quelle idée Jack Kessler se fait-il des bibliothécaires européens ? Vus de Californie, sommes-nous à ce point exotiques et sans doute primitifs que nous ne saurions utiliser que la flatterie à l’égard des hommes politiques pour défendre notre cause ?

Pourquoi le système juridique américain est-il à ce point compliqué et tortueux ? Peut-être pour prévenir tout risque incontrôlable. De nombreux Américains – au moins dans les milieux universitaires – s’amusent à dire – contrairement à nous en France – qu’ils ont les hommes politiques les pires qui puissent exister. En effet, les Américains les plus intelligents sont hommes d’affaire, financiers, universitaires, entrepreneurs, avocats, médecins, etc., et les… autres, ceux qui ne peuvent pas faire mieux, se casent dans la politique… Peut-être les Pères fondateurs ont-ils donc pensé qu’il fallait les empêcher d’abuser du pouvoir ou de commettre des erreurs fatales, en donnant à tout citoyen le pouvoir de s’opposer légalement à la loi et même de la faire abroger. Même s’ils n’étaient certainement pas taoïstes, ces glorieux ancêtres ont mis en pratique la soixantième pensée de Lao-tseu : « On régit un grand état comme on fait frire un petit poisson » 4. Signifiant par là : « De même que celui qui sait frire un petit poisson ne doit pas le remuer trop souvent, de même celui qui sait régir son État ne doit pas multiplier les ordonnances. Car quiconque remue trop souvent la friture risque de la mettre en miettes ; quiconque multiplie les lois de l’État risque d’opprimer son peuple » 5. Les recettes du sénateur McCain et de ses émules permettront-elles de faire frire le peuple américain sans le mettre en miettes ?

Malgré tout, il y a un état des choses qu’il faut bien constater. Cet état de fait est-il causé par la technophobie, le terrorisme, la peur de la nouveauté, les peurs imaginaires, l’hystérie collective, l’âge avancé de certains hommes politiques qui ne seraient plus à même de comprendre l’évolution du monde ? Et malgré les apparences, nos deux peuples, américain et français, sont-ils grand frère et petit frère, « abstraits et moralisants » ?

Il semble qu’il existe une cause bien plus profonde. Les États-Unis sont un pays certes spiritualiste mais aussi messianique. Ce spiritualisme a été longtemps technophobe, voire rétrograde. En cherchant bien, on peut toujours encore trouver quelques exemples, comme un homme politique qui « est trop vieux pour se vanter de pleinement comprendre les rouages d’Internet ». Même chez nous, un homme politique, précisément lors d’une démonstration d’Internet, voulant désigner la « souris » a parlé du « mulot » ! Mais cela ressemble bien plus à une grosse ruse qu’à une réalité. Sous toutes les latitudes, l’homme politique est comme l’homme de qualité de Molière, il sait tout sans avoir rien appris (ou chez nous, il a fait l’ENA) ; et, à défaut, il sait s’entourer de gens qui savent pour lui.

Mais, au-delà de ce spiritualisme tempéré des trois premiers siècles de la démocratie américaine, se développe un nouveau spiritualisme modernisé, qui n’est pas technophobe, qui n’a pas peur de la nouveauté, même s’il est parfois hystérique. À la vision homogène de l’ancien monde spirituel, s’oppose une vision hétérogène et fragmentée, où « l’on voit apparaître des phénomènes tout à fait inédits » comme l’écrit Daryush Shayegan 6. Les États-Unis sont un pays où « une sorte de nouveau “spiritualisme” côtoie les percées les plus prestigieuses de nouvelles technologies, les croyances les plus apparemment obsolètes, issues d’antiques civilisations, surgissent avec leur cohorte de chamans, de sectes, d’illuminés, avec leur vision de millénarisme et d’apocalypse et investissent l’imaginaire saturé de l’homme moderne » .

Le nouveau défi américain n’est pas où on le croit : il est dans cette spiritualité qui conditionne toutes les réactions que l’on a déjà vues et que l’on verra encore. Harold Bloom a écrit un livre éclairant sur ce sujet 7. Les Américains, dit-il, ont une « mad culture ». Il est utile de citer encore D. Shayegan, qui a une vue prémonitoire, puisque ces lignes ont été écrites avant le « 11 septembre » : « Ils (les Américains) cherchent l’esprit, mais chacun d’eux est à la fois sujet et objet d’une quête qui n’est que la découverte du Soi originel, de l’Étincelle, du souffle présent en nous et qui remonte à ce qui précède la création même. D’où l’esprit gnostique de cette religion qui ne cherche pas à restaurer l’église primitive mais à retrouver l’abîme primordial considéré par les gnostiques comme notre père et notre mère fondateurs. D’où aussi le millénarisme national qui conduit les Américains à des guerres de croisades ou à des utopies du genre du nouvel ordre mondial préconisé par le président Bush par exemple. Les traits cachés de cette religion sont l’orphisme, le millénarisme et le gnosticisme… La religion américaine, comme l’imaginaire littéraire du pays, est une quête intériorisée et romancée où une certaine vision d’immortalité sert comme objet de désir… Quoi qu’il en soit de ces nouvelles “religions”, elles mélangent avec une aisance surprenante le high tech, le star-system et la prolifération omniprésente des médias et, ce faisant, arrivent à exporter le contenu de leurs messages. »

Dans le même temps et pour les mêmes raisons, on voit les scientifiques américains se plaindre de ce retour massif de l’irrationnel, qui cherche à subvertir des siècles de rationalisme 8.

Sommes-nous loin de la censure ? Non, puisque c’est au nom de la Morale et de la Religion qu’on a pu voir l’année dernière des foules américaines brûler collectivement Harry Potter, livre éminemment corrupteur comme chacun sait.

  1. (retour)↑  Jack Kessler, « “Tout a changé”, le filtrage des informations et la censure, une actualité dans les nouveaux États-Unis d’Amérique », BBF, 2002, t. 47, n° 2, p. 12-20.
  2. (retour)↑  « We continue to urge ALA members to contribute to the significant expenses incurred in challenging CIPA », phrase qui conclut l’article de John Berry, « CIPA and the antiterrorism legislation : what they mean for America’s libraries ». American Libraries, march 2002, vol. 33, n° 3, p. 7 et : http://www.ala.org/cipa/cipalegalfund.html
  3. (retour)↑  Lors du massacre de Columbine, le lobby des armes a si bien joué son rôle qu’aucune proposition en faveur d’un contrôle plus sévère des armes à feu n’est arrivée jusqu’au Parlement. Un criminologue texan a qualifié les États-Unis de « shooting galleria » : il y a un mort ou un blessé par arme à feu tous les quarts d’heure aux États-Unis. Mais un amendement autorise indirectement la possession d’arme à feu. Et mieux encore, n’a-t-on pas vu un « chercheur » américain publier très sérieusement des études tendant à prouver que plus il y aurait d’armes à feu dans la population, plus le pays serait sûr (Lire « More guns, less crimes » de John Lott ). Il ne faut pas oublier que ce chercheur est « John M. Olin visiting professor », à l'université de Chicago et que la famille Olin qui subventionne cette chaire a fait fortune grâce à la fabrication et au commerce des armes et des munitions. Cela n’est évidemment pas du lobbying.
  4. (retour)↑  Lao-tseu, Tao-tö king, LX, Philosophes taoïstes, Paris, NRF Gallimard, 1980.
  5. (retour)↑  Liou Kia-hway, ibid.
  6. (retour)↑  Daryush Shayegan, La Lumière vient de l’Occident, La Tour d’Aigues, éd. de L’Aube, 2001.
  7. (retour)↑  Harold Bloom, The American religion, the emergence of the post-christian nation, New York, Touchstone Book, Simon & Schuster, 1992.
  8. (retour)↑  Cette tendance n’est pas née brutalement. « L’affaire Sokal » en donne un exemple. Une conférence organisée à New York par la New York Academy of Sciences du 31 mai au 2 juin 1995 avait pour titre : « The flight from science and reason ».