La sociologorrhée à l'oeuvre
À propos de l'article « Usages conflictuels en bibliothèque »
Bruno David
Marotte. – Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
Magdelon. – Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. »
Molière, Les Précieuses ridicules.
À la page 362 du dictionnaire 1, on lit : « Couper les cheveux en quatre : subtiliser à l’excès ». L’expression suggère la vacuité tout autant qu’un excès maniaque de précision 2. Elle s’applique à tout propos dont l’objet – quand il existe – se résout en pinaillages. Soyons péremptoires : elle convient particulièrement bien au récent article consacré aux « usages conflictuels en bibliothèque 3 » dont l’indigence du contenu n’a d’égale que la pédanterie de la forme.
Quelques mots sur le titre pour commencer. Il est question d’une « lecture sociologique ». Il est d’usage en sciences sociales de distinguer deux niveaux ou deux moments dans l’acte de connaissance : l’ « effet d’information », à savoir la description fidèle et rigoureuse, sous forme d’ « inventaire systématique », des pratiques, des manières de faire et de penser, des ensembles sociaux observés ; l’ « effet de connaissance » 4, où l’analyse, bardée d’un outillage conceptuel et méthodologique, s’oriente vers l’interprétation, confère sens et intelligibilité aux matériaux ou aux monographies dispersées. Qu’en est-il dans le cas présent ? Sont discriminés et exposés les comportements déviants des collégiens en bibliothèque ; soit une présentation sèche dépourvue de tout élément de compréhension, qui comme telle relève plutôt de la sociographie que de la sociologie. On pourrait railler ce jeu sur les suffixes et me reprocher de sacrifier à mon tour à la pratique que j’épingle. Il n’en est rien.
Puisque les auteurs annoncent d’emblée la couleur – une interprétation (« lecture ») des conflits identifiés en bibliothèque, autrement dit une analyse qui s’inscrit dans l’ordre de la -logie et non seulement de la -graphie –, on était en droit d’espérer autre chose (d’autant plus qu’ils œuvrent à trois). Par exemple, indexée sur l’étude de terrain et l’ « observation in situ », une mise en question de la notion de déviance – décalque du point de vue institutionnel qui ne peut être repris sans nuance. Comme l’indiquent les auteurs, les médiathèques sont les lieux d’usages multiples. Ils omettent de préciser qu’elles ont été prévues pour cela. Il est entendu en effet que les médiathèques sont des établissements vastes et attrayants qui encouragent l’appropriation de l’espace et la convivialité, selon la formule consacrée. Toutefois, la définition normative de la culture contrarie la prescription et explique en partie la difficulté, voire l’impossibilité, d’envisager effectivement toute sociabilité hétérodoxe et a fortiori la convivialité.
Dans la mesure où il s’agit d’une étude en cours, on pourrait être enclin à la clémence. Mais la construction d’un objet de recherche n’interdit pas l’hypothèse. On peut même soutenir qu’elle l’impose. À titre d’hypothèse sur les « usages conflictuels en bibliothèque », donc : est-ce une fraction du public qui pose problème ou l’institution, ses règles de fonctionnement qui produisent la déviance ? Sont-ce ces usagers qui ne possèdent pas les codes de bonne conduite ou les codes qui sont inadaptés aux nouveaux équipements et aux usages nouveaux qu’ils appellent et rendent possible ? On pourrait également renverser la perspective et considérer les codes non plus, comme nous y invitent implicitement les auteurs, dans leur neutralité relative – gauchie moins par la prescription d’usages légitimes que par l’arbitraire de leur application – mais comme le dispositif central d’une sélection tacite des usagers. Bien des travaux en sociologie de la culture y convient. Les études portant sur la structure socioprofessionnelle des publics ont mis en évidence les piètres résultats des politiques de « démocratisation de la culture » 5. Sur ce terrain, les médiathèques figurent parmi les acteurs les plus volontaristes lors même qu’elles copient les supermarchés : ouvertes à tout le monde, dotées d’une stratégie de marketing pour attirer le badaud mais, in fine, réservées aux seuls clients solvables – en l’occurrence ceux qui possèdent les moyens d’un usage conforme et valorisant 6. Ce n’est plus en terme de dysfonctionnement lié aux « conditions structurelles de travail » que, dans cette hypothèse, devraient être appréhendés les conflits, mais comme l’une des modalités contemporaines de ce qu’au XIXe siècle on appelait la « question sociale » – question qui disparaît derrière les indignations et les politiques de lutte contre « l’exclusion », comme si celle-ci était un raté scandaleux du système et non son mode de fonctionnement.
La mise à l’écart ou l’oubli des dimensions sociohistorique et socioculturelle enferme la compréhension des « usages conflictuels » dans la relation triangulaire usagers-institution-bibliothécaires, relation fonctionnelle 7 dans laquelle « la logique [des] comportements sociaux » s’efface derrière l’inventaire des « dissonances » 8. Elle restreint ainsi l’analyse à une description plate – et sans grand intérêt, je vais y venir – où la mise en perspective fait défaut. « Bref » – pour ponctuer à la manière des auteurs leurs morceaux de bravoure –, on est gratifié d’une morphologie des usages déviants dont on ignore la syntaxe. Le contrat n’est pas rempli.
Que nous apprend finalement la lecture de l’article ? Qu’une frange du public jeune ne respecte pas, par méconnaissance ou défi, les usages canoniques en vigueur dans les bibliothèques ; que les réactions incertaines des personnels ne constituent pas des réponses satisfaisantes (en somme, comme dit l’autre, « ça peut pas durer » 9). Rien qui ne soit déjà connu, jusqu’à la typologie des « conduites juvéniles » qui répète la sociologie spontanée de n’importe quel bibliothécaire en poste dans une médiathèque. Il n’est pas question de reprocher aux auteurs de dire ce que tout le monde sait depuis longtemps. Une mise au point, la formalisation d’un savoir de terrain sont toujours utiles. Ici toutefois, à l’indigence des connaissances s’ajoute l’affectation prétentieuse de l’énonciation, cache-misère censé produire l’illusion critique. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’une énième charge contre le jargon des sociologues. La technicité d’un exposé, l’usage du vocabulaire conceptuel qualifient en propre la démarche scientifique et sont justifiés par la production d’un savoir. On cherche en vain dans le cas présent, sous l’inflation des expressions ronflantes et l’érudition gratuite, les concepts opérants.
La place manque pour un florilège. Mentionnons à titre d’illustration de l’effet Oudini : la grandiloquence de l’expression ( « Les collégiens viennent en groupe […] [pour] opérer des régulations et des réajustements […]. », « […] l’existence de protocoles collectivement construits sur les conduites à tenir dans les situations de face à face. ») ; l’accumulation superfétatoire d’épithètes qui noient le sens (« […] le travail symbolique de persuasion », « une observation séquentielle des conduites », « l’énoncé tautologique d’une règle », « l’organisation structurelle des bibliothèques » 10) ; la confusion entretenue entre complexité et profondeur de l’énoncé (« […] ce peuvent être les mêmes adolescents qui séjournent en salle, y travaillent, puis sortent rejoindre d’autres jeunes, relations scolaires ou résidentielles, dans les espaces extérieurs, où se construisent des rapports de sexe et des rapports de pouvoir, au travers de jeux structurés et signifiants, malgré l’apparent désordre, exhibitions de compétences quelquefois brutales. ») ; la fatuité (« Certes, l’on pourrait arguer d’une réponse substantialiste invoquant la jeunesse ou l’éducation. Mais le sociologue ne peut se satisfaire de ce type de réponse alibi […]. »). Le reste à l’avenant. « Bref », la « sociologie » des « pratiques ostentatoires » des publics jeunes sert de prétexte à l’exhibition non moins ostentatoire d’une rhétorique maniérée, destinée à la fois à flatter le lecteur savant et à susciter chez l’autre « la disposition à la révérence culturelle » 11 – ce qui équivaut à un déni d’intelligence.
Heureusement, les auteurs savent à l’occasion nous régaler de quelques perles bien senties, tel ce truisme : « L’exercice de l’autorité appliqué aux règles comportementales peut donner lieu à un ensemble de conduites respectueuses ou contestataires. » Éminents casuistes (« si le règlement interdit de manger, est-ce manger que mâcher du chewing-gum ? »), ils ne dédaignent pas la litote (« une sociabilité ludique »), ni le ridicule (« la gestion des corps »). Il suffit !, comme on disait naguère.
Il y a peu, on nous certifiait que « la sociologie est un sport de combat ». Il serait bon que, se gardant de l’esbroufe et de l’emphase « bodybuildée » où il s’agit moins de comprendre et de faire comprendre que de prendre la pose, elle le restât.