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pour comprendre l'histoire comparée des bibliothèques américaines et françaises au XIXe siècle
Pourquoi le concept de bibliothèque publique fut-il inventé dans la jeune démocratie américaine au milieu du XIXe siècle ? Pourquoi cette notion eut-elle tant de mal à se construire en France ? Pour comprendre la différence de conception des bibliothèques entre les deux pays, on s’appuie ici sur le fameux De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, écrit en 1835. Si les analyses politiques de Tocqueville ont fait l’objet de nombreux commentaires, on ne s’est pas assez inspiré de ses propos sur la place de la culture, et, singulièrement, du livre, dans la construction d’une société qui fait de l’égalité de tous son mythe fondateur, mais qui craint en même temps les effets pervers d’un individualisme potentiellement destructeur.
Why was the public library concept invented in the young American democracy in the middle of the 19th century? Why did this idea have so much difficulty in coming to fruition in France? In order to understand the different conception of libraries held by the two countries, it is helpful to draw here on the famous work De la démocratie en Amérique by Alexis de Tocqueville, written in 1835. If the political analyses of Tocqueville have been the subject of numerous commentaries, we have not been sufficiently inspired by his comments on the place of culture, and, oddly, of the book, in the construction of a society which makes the equality of everyone its fundamental ethos, but which at the same time fears the perverse effects of a potentially destructive individualism.
Warum wurde das Konzept der öffentlichen Bibliothek in der jungen amerikanischen Demokratie Mitte des 19. Jahrhunderts erfunden? Warum konnte sich diese Idee nur so schlecht in Frankreich etablieren? Um die unterschiedliche Vorstellung von Bibliotheken der beiden Länder zu verstehen, stützt man sich hier auf die berühmte Schrift von Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, die 1835 entstand. Wenn auch die politischen Analysen Tocquevilles das Ziel zahlreicher Kommentare waren, ist man von seinen Äußerungen über den Platz der Kultur, und besonders des Buches nicht sehr angetan bei der Errichtung einer Gesellschaft, welche die Gleichheit zu ihrem Gründungsmythos erhebt, aber gleichzeitig die perversen Auswirkungen eines potentiell destruktiven Individualismus fürchtet.
¿Por qué el concepto de biblioteca pública fue inventado en la joven democracia americana a mediados del siglo XIX? ¿Por qué esta noción ha tenido tanta dificultad para construirse en Francia? Para comprender la diferencia de concepción de las bibliotecas entre los dos países, nos apoyamos aquí en el famoso De la démocratie en Amérique, de Alexis de Tocqueville, escrito en 1835. Si los análisis políticos de Tocqueville han sido objeto de numerosos comentarios, no nos hemos inspirado lo suficiente de sus propositos sobre el lugar de la cultura, y, singularmente, del libro, en la construcción de una sociedad que hace de la igualdad de todos su mito fundador, pero que teme al mismo tiempo los efectos perversos de un individualismo potencialmente destructor.
L’histoire des bibliothèques, comme leurs professionnels, souffre de corporatisme. Cette histoire est en effet encore insuffisamment liée à l’histoire culturelle, sociale, politique générale des sociétés et des époques auxquelles elles appartiennent et dont elles sont nécessairement un miroir et un reflet. Quoi de plus nécessairement politique, pourtant, dans toute l’histoire des sociétés que l’histoire des conceptions du livre, de l’écrit et de leur partage ? Par quel autre refus que celui de la liberté des écrits, pour leurs auteurs comme pour leurs lecteurs, passe la rupture entre démocratie et dictature, entre démocratie et totalitarisme ? Comment penser l’histoire du développement de l’édition, de la librairie et des bibliothèques autrement qu’ancrée dans les contextes historiques qui les voient reconnues ou au contraire méconnues ?
Mais comment comprendre alors les inégaux développements des bibliothèques, les différents modèles d’accès aux écrits qui séparent longtemps les républiques entre elles et les démocraties entre elles 1 ? On choisira ici de s’appuyer sur les analyses faites dans les années 1830 par le grand observateur et analyste politique que fut Alexis de Tocqueville, qui consacra ses réflexions à la comparaison des sociétés aristocratiques et des sociétés démocratiques, essentiellement à l’époque les tout nouveaux États-Unis. On connaît la fécondité des travaux de Tocqueville, qui inspire toujours les analyses majeures en sciences politiques. Mais on ne s’est pas suffisamment, c’est un euphémisme, inspiré de lui pour l’analyse des mentalités et des politiques éducatives et culturelles. C’est donc un « retour à Tocqueville » qui sera proposé ici.
Les jeunes États-Unis, de la bibliothèque philanthropique à la bibliothèque publique
Si les bibliothèques des premiers immigrants étaient modestes (50 à 100 volumes pour les plus cultivés), et pour cause, certains constituent peu à peu des collections plus conséquentes 2. À la fin du XVIIe siècle, le pasteur d’origine anglaise Thomas Bray réussit à constituer un réseau de 70 bibliothèques dans les différentes paroisses des colonies anglaises. Mais, au cours du XVIIIe siècle, l’effervescence intellectuelle qui se répand en Europe rencontre les interrogations des émigrants du nouveau continent, en recherche d’une voie pour le pays qu’ils construisent.
La bibliothèque que Benjamin Franklin crée en 1731 à Philadelphie sous le nom de The Library Company of Philadelphia veut aider à stimuler ces réflexions. Un certain nombre de bibliothèques se répandent ainsi, alimentées par les souscriptions de leurs membres, qui permettent de les constituer et de les enrichir. D’autres bibliothèques, connues sous le nom d’ athenaeums, offrent à leurs membres revues et journaux. Le réseau des « mechanics libraries » voit des philanthropes proposer à leurs salariés des collections destinées à leur formation. D’autres offres se répandent, dans les écoles, dans certaines fabriques, ou sous la forme de bibliothèques circulantes, sortes de cabinets de lecture ambulants, souvent propriétés d’un libraire local.
C’est la ville de Salisbury, dans le Connecticut, qui constitue le premier exemple de prise en charge publique de l’offre de lecture : administrée par un conseil d’administration composé de personnalités diverses (« trustees » représentant l’intérêt public, et non, comme on le croit généralement en France, leurs intérêts propres de « mécènes »), la première bibliothèque financée sur fonds publics propose au départ 150 volumes aux enfants de la ville. En 1827, c’est la ville de Lexington, dans le Massachusetts, qui ouvre une bibliothèque pour enfants dans les mêmes conditions. Et c’est Peterborough, dans le New Hampshire, qui se dote, en 1833, à l’initiative d’un ecclésiastique anglais, le Père Abiel Abbot, d’une bibliothèque de 500 volumes et décide de consacrer à son fonctionnement, placé sous la responsabilité de trois « trustees », la somme de 100 dollars par an. Le premier État à adopter en 1835 une loi autorisant le recours à l’impôt pour financer les bibliothèques est l’État de New York, qui réussit ainsi à porter son réseau de bibliothèques scolaires à 1,5 million de volumes en 1850.
Mais c’est l’ouverture, en 1854, de la bibliothèque publique de Boston, sous la double influence de sa dynastie de maires de premier plan (Josiah Quincy père et fils) et du Français Alexandre Wattemare 3, qui marque un point de non-retour et devient le modèle emblématique. La décision de créer la bibliothèque passe par l’achat par la ville du bâtiment qui lui est destiné, le recrutement d’un bibliothécaire, et s’accompagne d’un contrôle de gestion confié à un conseil de « trustees ».
Après avoir, dans un premier temps, adopté le financement public des bibliothèques scolaires, la plupart des grandes villes, puis des États, se dotent massivement, dans la seconde partie du XIXe siècle, de lois autorisant le recours à l’impôt public pour financer des bibliothèques publiques ouvertes à tous les citoyens : le New Hampshire en 1849, le Massachusetts en 1851…
En 1876, alors que l’Association des bibliothèques américaines et Melvil Dewey sont déjà très actifs, un rapport du Département de l’Éducation du gouvernement fédéral résume ainsi le propos : « La bibliothèque publique, telle que nous la considérons, est créée par les lois des États, est financée par les impôts locaux ou des dons privés, est gérée comme une institution publique, et chaque citoyen de la ville qui offre la bibliothèque a un droit égal à s’en servir et à en bénéficier 4. »
Bibliothèques scolaires/bibliothèques populaires : les bibliothèques en France face à l’émergence du peuple
Pendant qu’en 1854 s’ouvre la bibliothèque publique de Boston, qui donnera le signal du développement des bibliothèques municipales en Nouvelle-Angleterre, la France cherche une nouvelle voie pour ses bibliothèques.
Celles-ci impressionnent encore, et sont même sources d’inspiration. Lorsque le bibliothécaire britannique Edward Edwards cherche à convaincre le Parlement et l’opinion britannique de renouveler l’offre de lecture en autorisant la création de bibliothèques municipales comme on avait autorisé la création de musées municipaux et, à cette fin, de faire appel au financement public par les impôts, il appuie son discours de conviction sur certaines comparaisons et fait notamment référence à l’exemple français, suivi en cela par quelques parlementaires britanniques, au premier rang desquels William Ewart et Joseph Brotherton 5. Pourquoi, déplorent-ils, la Grande-Bretagne ne se dote-elle pas comme la France post-révolutionnaire d’un grand réseau de bibliothèques municipales possédant de riches collections ?
Ce réseau, pourtant, est en crise. Si les confiscations révolutionnaires ont été confiées aux districts puis aux communes, si les bibliothèques municipales ont été créées en 1803 par le consul Bonaparte, les villes n’ont pu, ou pas voulu, faire face aux dépenses nécessaires. De riches qu’elles étaient au début de siècle, ces bibliothèques deviennent au fil des ans le réceptacle de collections certes prestigieuses, mais aussi vieillies, non renouvelées : bibliothèques patrimoniales, elles se restreignent aux besoins des érudits et étudiants locaux et apparaissent de plus en plus en décalage avec l’évolution d’une société dans laquelle, bien avant la loi de 1881 sur l’instruction laïque, gratuite et obligatoire, la maîtrise du savoir lire et écrire se répand jusques et y compris dans une part non négligeable des classes populaires.
Les réponses face aux besoins de ces nouveaux lecteurs seront essentiellement de deux types : la création d’un réseau de bibliothèques scolaires, et celle d’un réseau de bibliothèques populaires 6.
Les bibliothèques scolaires
L’Empire, sous l’impulsion du ministre de l’Éducation publique, met en place un réseau de bibliothèques scolaires. Placées sous la responsabilité de l’instituteur, elles devront proposer des ouvrages aux enfants, précise en 1862 une circulaire, mais seront aussi ouvertes aux adultes 7. En ce sens, on les rebaptise en 1880 « bibliothèques populaires des écoles publiques ».
Elles se développent rapidement et sont déjà 14 395 en 1869, 36 326 en 1888 ; elles seront 43 411 en 1902, offrant près de 7 millions de volumes et déclarant 8 millions de prêts. Mais ce chiffre est considéré comme suspect par nombre d’observateurs de l’époque qui soulignent au contraire le caractère vieilli de collections disparates et très réduites, non actualisées, ne répondant pas aux besoins des enfants et de leurs parents : « L’immense majorité des bibliothèques d’école qui figurent sur les relevés, comme si elles existaient, sont en réalité fictives, mortes ou n’en valent guère mieux », souligne Charles-Victor Langlois, auteur d’un rapport pour le ministère de l’Instruction publique sur la situation des bibliothèques scolaires 8. « Les trois quarts au bas mot des livres qui figurent dans les bibliothèques d’école ne sont pas lisibles », poursuit-il. Une situation en fait plus contrastée que ne le laissent accroire ces propos définitifs, émis à une époque où il aurait fallu trouver un nouveau souffle, et non abandonner ces importantes tentatives de partage de la lecture 9.
Les bibliothèques populaires
Parallèlement, un réseau de bibliothèques populaires mis en place par un certain nombre d’associations ou de philanthropes se développe 10. À partir de 1860, de nombreuses associations, d’origine laïque ou confessionnelle, vont chercher à mailler le territoire de petites bibliothèques. Tel sera l’un des rôles de la Société des amis de l’instruction, créée en 1861, de la Société Franklin (qui n’a pas choisi son nom par hasard…), de la Société des bibliothèques communales du Haut-Rhin, créées toutes deux en 1862, ou encore de la Ligue de l’enseignement, active à partir de 1863. Toutes ces sociétés constatent le développement du goût de la lecture dans les classes populaires et veulent l’encourager. En 1878 par exemple, la société Franklin fédère un réseau de plus de 5 000 bibliothèques populaires. Le ministère de l’Instruction publique les soutient jusqu’à encourager à partir de 1874 des « bibliothèques populaires municipales ».
Des lecteurs fragiles
Les deux réseaux principaux de bibliothèques destinées au plus grand nombre, populaires et scolaires, connaîtront un développement aussi fulgurant que leur déclin sera rapide : à la fin du siècle, soit moins de quarante ans après les premières créations, elles sont déjà perçues comme obsolètes, trop petites, n’offrant que des collections vieillies, non renouvelées, non adaptées.
Les historiens du livre et des bibliothèques ont également beaucoup mis l’accent, dans des travaux récents, sur l’idéologie « paternaliste » de ces bibliothèques. Sans doute convient-il en fait de distinguer, au sein du mouvement des bibliothèques populaires, plusieurs modèles, qui n’obéissent pas tous à la même idéologie. L’idéologie principale porte toutefois une conception du livre et de son partage ambiguë.
Les nouveaux lecteurs qui arrivent sur le marché de la lecture sont des publics fragiles : les enfants, les femmes, le peuple, dont il faut tout autant craindre que louer le nouveau penchant. Les bibliothèques populaires seront ainsi porteuses d’une double volonté : répandre la lecture, certes, mais aussi l’encadrer. Les livres présents dans ces bibliothèques sont strictement contrôlés, on veut y encourager les lectures saines, qui ne conduisent pas l’ouvrier à la révolte, mais au contraire le moralisent, qui ne lui procurent pas des doutes insondables, mais au contraire affermissent ses certitudes. C’est l’époque des classes dangereuses et des foules déraisonnables dont on craint les explosions et les révolutions. Nouveau lecteur, le peuple est un lecteur fragile qu’il faut former, formater si l’on ne veut pas qu’il fasse un usage inconsidéré, incontrôlable et contraire à l’ordre public de ses lectures.
Tentée par le modèle de la lecture populaire au milieu du XIXe siècle, la France ne viendra dans les faits au modèle de la lecture publique qu’un siècle plus tard, autour de 1950. L’historiographie française des bibliothèques a coutume, pour expliquer cette trop lente gestation vers un modèle qui se veut universel et qui est aujourd’hui le seul considéré comme respectant réellement la liberté des personnes, d’incriminer le retard français, de dénoncer les « carences de l’État » ou le désintérêt des pouvoirs publics. Mais une telle vision est courte, et tautologique. Elle n’explique en rien pour quelles raisons les pouvoirs publics, nationaux ou locaux, auraient manifesté une telle cécité (ni pourquoi cette cécité, un siècle plus tard, n’existe plus). Elle n’explique pas pourquoi la demande d’une opinion publique ne s’est pas exprimée avec suffisamment de fermeté pour conduire à des décisions.
Une compréhension à rechercher dans la longue durée
On a longtemps évoqué, pour expliquer ces différences entre « retard français » et « modèle anglo-saxon », et de manière ô combien convaincante 11, le poids des conceptions et divergences religieuses. Là où le catholicisme imposait la médiation du clergé et l’oralité, réservant aux seuls clercs la consultation d’une Bible dont la traduction en langue vulgaire est longtemps refusée, la Réforme fait de la lecture quotidienne, directe, singulière et partagée dans l’univers familial d’une Bible traduite en langues vulgaires un de ses points de rupture fondateur. Toute l’iconographie en témoigne abondamment et chacun a en mémoire les innombrables tableaux représentant la Mère de l’artiste lisant de nos plus grands peintres qui, bien avant de resurgir dans une iconographie sécularisée, témoignaient chez les peintres réformés du XVIe siècle puis chez un Rembrandt ou un Gérard Dou d’une forme d’affirmation identitaire et confessionnelle, peu à peu pacifiée par sa banalisation dans l’univers quotidien.
Et il est vrai que cette différence entre les peuples d’Europe du Nord et les peuples latins a profondément marqué les générations jusqu’à constituer sans doute une explication encore opérationnelle aujourd’hui, tant les effets de la longue durée chère à Fernand Braudel sont sensibles et d’autant plus agissants qu’ils sont pour une part inconscients aux sociétés qui les portent et les reproduisent.
Mais on peut aussi chercher ailleurs les raisons de la lenteur de l’émergence d’une lecture publique à la française (et, à vrai dire, sa spécificité actuelle), qui tient sans doute à un autre effet de la longue durée, qui voit en France régner une conception du livre et de la lecture aristocratique, et ce, pourrait-on dire encore aujourd’hui, quand bien même la République, puis la démocratie ont été définitivement installées. Pour le penser, on s’appuiera ici sur Tocqueville, et notamment sur son ouvrage De la démocratie en Amérique, écrit au retour de son voyage sur le nouveau continent de mai 1831 à février 1832.
Rappelons quelques-unes des grandes fractions énumérées par Tocqueville entre sociétés démocratiques et sociétés aristocratiques 12. Loin de limiter son propos aux strictes institutions politiques, Tocqueville s’étend longuement au secteur culturel et aux mentalités des peuples démocratiques. Pour la saveur du propos et pour rendre hommage au style alerte, audacieux, faussement simple, et prémonitoire de l’auteur, on citera au passage quelques extraits les plus profondément évocateurs pour notre propos.
L’exigence d’égalité au fondement de la démocratie américaine
La tension fondatrice de toute société est celle qui porte les hommes tout à la fois et alternativement vers le goût de la liberté et la recherche d’égalité. Les sociétés démocratiques privilégient l’égalité : « L’égalité des conditions est le fait générateur de la République américaine, fille de l’Europe », résume Pierre Manent commentant Tocqueville 13. La recherche de l’égalité ne s’exerce pas dans le seul univers sociopolitique : « Bientôt », écrit Tocqueville dans les premières lignes de De la démocratie en Amérique, « je reconnus que ce même fait (l’égalité) étend son influence fort au-delà des mœurs politiques et des lois… il crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu’il ne produit pas… je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre. » Cette égalité accompagne la souveraineté du peuple : « Chaque individu forme une portion égale du souverain et participe également au gouvernement de l’État. Chaque individu est donc censé aussi éclairé, aussi vertueux, aussi fort qu’aucun autre de ses semblables. Il obéit à la société parce que l’union avec ses semblables lui paraît utile 14. »
La recherche de l’égalité présente un premier risque, celui du règne sans partage de l’opinion commune, de l’uniformisation : « Il faut bien distinguer deux choses : l’égalité dispose les hommes à vouloir juger par eux-mêmes ; mais, d’un autre côté, elle leur donne le goût et l’idée d’un pouvoir social unique, simple, et le même pour tous 15. » Elle les pousse également à l’individualisme : « Vivre démocratiquement avec ses concitoyens, c’est n’obéir qu’à soi et donc ne commander qu’à soi : n’obéir qu’à ce qu’on a voulu et aussi faire tout ce que sa propre volonté a ordonné. Ne jamais obéir à la volonté d’un autre qui ne soit aussi la mienne, ne rien ordonner à un autre que je ne sois disposé à faire moi-même et que l’autre ne veuille aussi, telle est la haute ascèse qu’impose la définition démocratique de la liberté 16 », précise Manent, qui ajoute : « L’individualisme est la caractéristique d’une société où chaque individu se perçoit comme l’unité de base de la société, semblable et égal aux autres unités de base 17. »
De la nécessité des associations pour compenser l’individualisme démocratique
Pour contrevenir aux conséquences d’un individualisme susceptible à terme de remettre en cause l’égalité, les sociétés démocratiques doivent trouver des formes d’union dans la vie civile, d’où l’importance des associations : « Ainsi le pays le plus démocratique de la terre se trouve être celui de tous où les hommes ont le plus perfectionné de nos jours l’art de poursuivre en commun l’objet de leurs communs désirs et ont appliqué au plus grand nombre d’objets cette science nouvelle 18. » Les associations permettent à l’homme de rester civilisé et d’ « encadrer » l’égalité : « Ce sont les associations qui, chez les peuples démocratiques, doivent tenir lieu des particuliers puissants que l’égalité des conditions a fait disparaître 19. » Ce sont elles aussi qui réinsufflent une nécessaire liberté. « Le but des associations est de recomposer sans cesse le tissu social que l’égalité des conditions tend continuellement à défaire 20 », dit Manent commentant Tocqueville ; « Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres… cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l’y créer artificiellement. Et c’est ce que les associations seules peuvent faire 21. »
La passion de l’égalité pourrait encore conduire à une tyrannie de la majorité : « Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l’obligation de s’en former, qui leur soient propres 22 » ou à la recherche obsédante de l’opinion commune : « Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre 23. » Tocqueville, qui n’en est pas à un paradoxe prêt, estime clairement que les États-Unis sont le pays où l’indépendance d’esprit et la libre discussion existent le moins…
Des citoyens lecteurs parce qu’ils veulent juger par eux-mêmes
La recherche de l’égalité pourrait conduire donc à un refus de la connaissance livresque au profit de la connaissance issue de la seule expérience : « Les Américains n’ont donc pas eu besoin de puiser leur méthode philosophique dans les livres, ils l’ont trouvée en eux-mêmes 24 » ; elle pourrait conduire au refus de la pensée d’autrui, au refus de l’intelligence de l’autre, au refus de l’éducation : « Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près, et n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en un tel homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme quelconque sur parole. Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde 25. »
Mais la volonté d’égalité conduit les hommes à « rechercher en eux-mêmes leurs croyances » : « Quand il n’y a plus de richesses héréditaires, de privilèges de classes et de prérogatives de naissance, il devient visible que ce qui fait la principale différence entre la fortune des hommes, c’est l’intelligence […] L’utilité du savoir se découvre avec une clarté particulière aux yeux mêmes de la foule […] 26 » La « volonté de tout juger par soi-même » et la recherche de l’égalité conduisent en fait à la lecture : « On ne lit pas dans le même esprit et de la même manière que chez les peuples aristocratiques ; mais le cercle des lecteurs s’étend sans cesse et finit par renfermer tous les citoyens. […] Le nombre de ceux qui cultivent les lettres, les sciences et les arts devient immense 27. »
Des lecteurs pragmatiques
Beaucoup de lecteurs, donc, mais des lecteurs avant tout pragmatiques, car « il est évident que, dans les sociétés démocratiques, l’intérêt des individus, aussi bien que la sûreté de l’État, exige que l’éducation du plus grand nombre soit scientifique, commerciale et industrielle plutôt que littéraire 28 ». La littérature est considérée comme « un délassement passager ». Les Américains « aiment les livres qu’on se procure sans peine, qui se lisent vite, qui n’exigent pas de recherches savantes pour être compris ». « Les petits écrits y seront plus fréquents que les gros livres, l’esprit que l’érudition, l’imagination que la profondeur », « une multitude de traités élémentaires destinés à donner la première notion des connaissances humaines » […], « les livres de religion, les pamphlets, les brochures. Ils n’ont point encore à proprement parler de littérature, ils ont des journalistes 29… » ; « Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité ont beaucoup de curiosité et peu de loisirs ; leur vie est si pratique, si compliquée, si agitée, si active, qu’il ne leur reste que peu de temps pour penser 30 » ; « Ceux qui cultivent les sciences chez les peuples démocratiques craignent toujours de se perdre dans les utopies […] Les sciences ont alors une allure plus libre et plus sûre, mais moins haute 31. »
Les sociétés démocratiques privilégient donc l’utile plus que le beau, le matériel plus que le spirituel, les jouissances ordinaires plus que les jouissances extraordinaires… : « Les Américains ne lisent pas les ouvrages de Descartes, parce que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement leur esprit à les adopter 32 » ; « La démocratie, au contraire, donne aux hommes une sorte de dégoût instinctif pour ce qui est ancien 33. »
Les principaux traits des sociétés aristocratiques sont inverses : celles-ci sont fondées sur l’inégalité et la différence, sur la hiérarchie de classes sociales étanches, sur la recherche d’excellence singulière plus que sur la réussite individuelle, sur la volonté d’isolement plus que sur le souhait de partage, sur la distinction plus que sur l’association, sur l’attirance vers le spirituel plus que vers le matériel, sur la permanence plus que sur le mouvement, leur imaginaire cultive le passé plus que le présent… Ainsi, « l’inégalité permanente des conditions porte les hommes à se renfermer dans la recherche orgueilleuse et stérile des vérités abstraites » ; « L’aristocratie conduit naturellement l’esprit humain à la contemplation du passé, et l’y fixe 34. »
La lecture publique, invention de la démocratie égalitaire
Tocqueville, dans son incroyable clairvoyance (rappelons que De la démocratie en Amérique est écrit en 1835…), pourrait être considéré comme un meilleur historien des bibliothèques que la plupart d’entre nous… N’a-t-il pas, en effet, tout dit ?
Seule une société démocratique pouvait inventer la lecture publique : sans patrimoine et sans passé, cette société avait besoin, pour construire, nourrir et développer son fonctionnement égalitaire et individualiste, de journaux et de bibliothèques, alors sources essentielles du savoir. Ces bibliothèques ne pouvaient qu’être fondées par des associations, formes naturelles de l’expression de l’égalité, remparts contre un individualisme potentiellement autodestructeur ; ces premières formes de bibliothèques « civiques » ne pouvaient qu’être soutenues par des philanthropes, anciens égaux payant à l’égalité le tribut de leur ascension sociale. Mais l’égalité ne se satisfait pas de bibliothèques associatives ou initiées par des élites. L’égalité réclame et impose la bibliothèque publique, prise en charge par la collectivité, faute de quoi elle deviendrait un nouveau privilège.
De telles bibliothèques, rapidement devenues un dû aux citoyens égaux et individualistes, ne pouvaient, bien entendu, qu’être ouvertes à tous, sans distinction d’origine (si ce n’est ethnique bien sûr, on l’a trop longtemps oublié), de classe sociale, de diplôme ou de culture. Enfin, ces sources ne pouvaient qu’être proposées gratuitement (égalité oblige) et offertes de la manière la plus souple possible (d’où l’invention du libre accès), pour, nous dit Tocqueville, « chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses », n’en appeler « qu’à l’effort individuel de sa raison ».
Mais, si l’on veut bien suivre Tocqueville, on peut aller plus loin. C’est la conception même des idées fondatrices de la lecture publique qui peut être mieux comprise. Si l’on sait pourquoi les bibliothèques de lecture publique ne pouvaient que s’adresser à tous, on peut aussi maintenant mieux comprendre pourquoi elles ont tout de suite cherché, dans leurs collections et services, à fournir des connaissances directement utiles, à s’inscrire dans la vie quotidienne, à répondre aux besoins ordinaires de leurs lecteurs.
On peut ainsi analyser pourquoi le débat, toujours actif en France, entre qualité des lectures et quantité des lecteurs, ne s’est pas noué avec la même intensité : le but premier des bibliothèques publiques américaines, dans leur exercice pédagogique, était, comme le disent tous les textes qui, en France, voudront s’appuyer au début du XXe siècle sur l’exemple américain, d’informer plus que de former, de fournir des informations plus que des corpus, des connaissances plus que des savoirs, des faits plus que des pensées : « Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays où l’on s’occupe le moins de philosophie qu’aux États-Unis 35 », écrit d’ailleurs Tocqueville en première phrase de la deuxième partie de son ouvrage De la démocratie en Amérique.
Les bibliothèques publiques entre industrie littéraire et exigence spirituelle
Dans un chapitre intitulé « Physionomie littéraire des siècles démocratiques », Tocqueville poursuit : « Lorsqu’on entre dans la boutique d’un libraire aux États-Unis, et qu’on visite les livres américains qui en garnissent les rayons, le nombre des ouvrages y paraît fort grand, tandis que celui des auteurs connus y semble au contraire fort petit 36. » « Dans les démocraties, il s’en faut de beaucoup que tous les hommes qui s’occupent de littérature aient reçu une éducation littéraire 37. » Il n’y a donc aucune contradiction, dans une société démocratique, entre politique d’offre de lecture publique et ouverture large à tous types d’écrits.
Dans un chapitre incroyablement prémonitoire, intitulé « De l’industrie littéraire », Tocqueville prévient : « La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature. Dans les aristocraties, les lecteurs sont difficiles et peu nombreux ; dans les démocraties, il est moins malaisé de leur plaire, et leur nombre est prodigieux. Il résulte de là que, chez les peuples aristocratiques, on ne doit espérer réussir qu’avec d’immenses efforts, et que ces efforts, qui peuvent donner beaucoup de gloire, ne sauraient jamais procurer beaucoup d’argent ; tandis que, chez les nations démocratiques, un écrivain peut se flatter d’obtenir à bon marché une médiocre renommée et une grande fortune. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’on l’admire, il suffit qu’on le goûte […] Les sociétés démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie, et, pour quelques grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d’idées 38. »
Le débat entre culture noble et culture ordinaire, entre culture savante et culture populaire, entre collections patrimoniales et collections contemporaines, entre pérennisation et inconstance, entre passé et présent, entre grands auteurs et petits écrits ne pouvait alors pas avoir vraiment lieu, ou en tout cas pas dans les mêmes termes. Et le nouveau modèle de la lecture publique ne venait pas réellement contrecarrer un autre modèle existant, par exemple le modèle patrimonial, qu’il a pu absorber en douceur, en l’intégrant dans son propos.
On aurait garde d’entendre dans ces propos une sous-estimation, voire une dénégation, de la qualité et de la richesse intellectuelle et culturelle des bibliothèques publiques américaines à leur fondation. Car Tocqueville prévient une nouvelle fois contre un simplisme réducteur. Les sociétés démocratiques, nous dit-il, ont absolument besoin de leur petit grain de folie. Son chapitre 9 s’intitule d’ailleurs : « Comment l’exemple des Américains ne prouve point qu’un peuple démocratique ne saurait avoir de l’aptitude et du goût pour les sciences, la littérature et les arts 39. » Le chapitre 15 quant à lui, a pour titre : « Pourquoi l’étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiques »… À diverses reprises, Tocqueville explique comment les peuples démocratiques ont justement besoin, comme pour contrebalancer leur matérialisme naturel, de la religion, du doute, de la poésie, de la littérature 40 : « Les destinées humaines, l’homme, pris à part de son temps et de son pays, et placé en face de la nature et de Dieu, avec ses passions, ses doutes, ses prospérités inouïes et ses misères incompréhensibles, deviendront pour ces peuples l’objet principal et presque unique de la poésie 41 »… Le spirituel, de manière certes plus étroite que dans les sociétés aristocratiques, a donc bien un avenir, pour Tocqueville, dans les sociétés démocratiques 42.
Les nouvelles bibliothèques créées par la démocratie américaine ne pouvaient donc pas, à la différence de ce qui se passe dans les vieilles sociétés européennes à la même époque, être populaires, c’est-à-dire s’adresser à une partie de la population désignée comme étant le peuple, différente des autres classes sociales et nécessitant un traitement précautionneux particulier dans sa progression vers la lumière des connaissances. Atout majeur et défi des sociétés démocratiques, la recherche de l’égalité a sans doute eu besoin, aux États-Unis plus qu’ailleurs, de bibliothèques : « Je vois clairement dans l’égalité deux tendances », dit encore l’inépuisable Tocqueville, « l’une qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser 43 »… Et c’est sans aucun doute pour conjurer ce possible effet pervers de l’égalité que la société américaine a inventé la bibliothèque publique.
Juillet 2002