Bibliothèque ou cybercafé ?

Connaissance des besoins, besoin de connaissances

Isabelle Masse

Le 13 mars dernier, l’Association des conservateurs de bibliothèque (ACB) organisait une journée d’étude, intitulée « Bibliothèque ou cybercafé ? : connaissance des besoins, besoin de connaissances », qui fut l’occasion de faire le point sur des constats, observations ou questions, qui à l’heure actuelle laissent les bibliothécaires quelque peu désorientés et suscitent de nombreux débats : comment Internet s’est-il intégré dans les bibliothèques ? Quels en sont les usages ? Comment envisager l’avenir ?

Internet dans une grande bibliothèque publique

Depuis 1995, rappela Gérald Grunberg, la Bibliothèque publique d’information (BPI) offre des postes en consultation libre à Internet – une cinquantaine aujourd’hui. La ruée ne faiblit pas – en novembre 2001, 55 000 consultations pour 200 000 visiteurs –, mais les très nombreuses sources sélectionnées par les bibliothécaires sont très peu consultées, les sites le plus souvent visités étant ceux du quotidien Le Monde, de BBC World Service, du Quid, du journal Le Matin (Algérie), et de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE).

La BPI est « aujourd’hui confrontée à une sérieuse crise d’identité » provoquée par la distorsion entre le discours prescriptif des bibliothécaires et la rapide évolution, l’observation des usages des ressources électroniques. Un premier grief exprimé contre ces ressources est leur mauvaise visibilité. Mais ne vaudrait-il pas mieux parler de lisibilité ? L’obstacle principal ne serait-il pas la difficulté de lire à l’écran des textes trop longs ? L’offre prochaine de déchargement de livres sur une tablette de lecture de type @folio 1 (la navigation, feuilletage compris, y est identique à celle d’un livre) intéresse beaucoup la BPI. Un second grief réside dans la difficulté à trouver la bonne information. Le service en ligne d’interrogation à distance pourrait être une réponse à ce problème. Une autre serait la conjugaison de la logique de navigation propre à Internet avec la logique encyclopédique propre aux bibliothèques dont le classement méthodique évite bruit et égarement. Filtré par une grande encyclopédie, le nombre de réponses serait restreint, mais elles seraient plus précises.

Internet est maintenant présent dans les bibliothèques par l’intermédiaire du programme ECM (espaces culture multimédia), présenté par Jean-Christophe Théobalt, de la Délégation au développement et à l’action territoriale (ministère de la Culture et de la Communication) 2. Lancés en 1998, les ECM sont des lieux d’accès public destinés à offrir un large accès à Internet et au multimédia, « qui mettent en œuvre des actions de sensibilisation, d’initiation ou de formation » aux NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). À l’heure actuelle, 40 % des bibliothèques et médiathèques ont le label ECM.

Une bibliothèque à valeur ajoutée

Internet va-t-il bouleverser bibliothèques et bibliothécaires ? Pour Jacques Attali, une des fonctions majeures de la bibliothèque – stocker et donner des informations à consulter – devrait à terme être théoriquement remplacée par une bibliothèque virtuelle, mais le processus sera très lent. Le modèle économique de la bibliothèque virtuelle reste incertain, contrairement à celui de la musique, où la gratuité est irréversible. Pour les fichiers littéraires, on dénombre deux obstacles : le premier est la nature du mode de consultation – l’acte de lire demande un support particulier. Lire sur écran d’ordinateur nécessite d’être assis à un bureau ; de plus, seules quelques pages sont lues de cette manière, les documents longs sont imprimés. Le second obstacle est la structuration des droits d’auteurs, beaucoup mieux protégés que pour la musique.

En tant que mise à disposition d’information, de documentation, la fonction même de la bibliothèque devrait être radicalement transformée. L’activité de recherche y sera discréditée : la recherche simple basculant sur Internet, celle de consultation générale va être largement « amputée ». C’est alors qu’apparaîtront le besoin d’une bibliothèque offrant beaucoup de valeur ajoutée et celui de nouvelles fonctions pour les personnels : la certification de la valeur de l’information, de juge de la qualité de l’information, et le conseil en recherche. À terme, la bibliothèque s’intégrera comme lieu de culture, comme lieu d’animation culturelle relationnelle plutôt que comme lieu de recherche.

Jacques Attali voit le livre électronique plutôt comme un moyen complémentaire de lecture. Quant au livre sur papier, il conservera sa raison d’être, et évoluera avec le livre à la demande dont le coût de fabrication va baisser tout comme le seuil de rentabilité. La réduction des coûts dissuadera la diffusion gratuite sur Internet.

Autres lieux, autres expériences

Jean-Pierre Texier, de la RATP, présenta l’offre d’accès à Internet – sous forme de bornes et d’espaces web – dans le métro et le RER. C’est au moment de l’éclipse d’août 1999 qu’une première borne a été installée à la station Port-Royal en partenariat avec l’Observatoire de Paris. La RATP a chargé Frédérique Chave, sociologue, d’étudier les interactions autour des différents usages du réseau. Les utilisateurs des bornes le font pour la messagerie, la recherche d’un emploi ou d’informations utiles (horaires, transports, loisirs, coordonnées diverses), ce sont aussi des adolescents, ou de simples curieux. Quant aux espaces web, ils attirent plutôt les non-initiés, fidélisés par la présence d’accompagnateurs (emplois-jeunes et agents RATP). En cas d’attente trop longue (« chat » ou jeu), des normes de bon usage s’appliquent spontanément.

Cyberbase 3, espace d’autoformation de la Cité des sciences et de l’industrie présenté par Pascaline Blandin, accueille depuis novembre 2001 un public très large, souvent de proximité, et qui propose des ateliers (gratuits) d’initiation ou de perfectionnement à Internet, au multimédia, à la bureautique. L’Espace multimédia 4 de la Cité du livre, à Aix-en-Provence, propose le même type de formations. Raphaële Mouren précisa qu’il n’y a pas, dans la Cité du livre, d’accès à Internet autre que celui disponible dans l’Espace multimédia.

Internet dans une bibliothèque universitaire

La bibliothèque de l’université de Paris VIII offre à son public soixante ordinateurs en libre accès. Huit d’entre eux, installés dans un espace appelé le Cyberpalmier, sont réservés à un usage illimité et gratuit de la messagerie (à caractère privé). Les autres donnent accès à des ressources électroniques sélectionnées (catalogues de bibliothèques, bases de données, signets…) et accessibles par Internet sans aucune limite (sauf filtrage du courrier électronique). La dernière intervention de la journée se fit à deux voix, Michel Dargaud et Olivier Fressard. Michel Dargaud, pour qui le bibliothécaire peut jouer le rôle de médiateur et de filtre, mais pas de censeur, revendique un usage ouvert d’Internet. Quant au contenu documentaire, il est « insurpassable pour toute recherche d’information ponctuelle », mais « un travail de sélection et de structuration de l’information » (signets et catalogage de sites) reste nécessaire. Olivier Fressard, quant à lui, voit dans l’accès libre à Internet une dérive de l’espace public vers l’agora, vers le cybercafé, ce que n’est pas une bibliothèque. Et l’utilisation documentaire reste bien médiocre, confuse et non validée. Il souhaite plutôt l’intégration « au cursus général » d’ « une formation à Internet soumise à validation », et la promotion d’ « un accès strictement encadré à Internet » (accès par des signets, par une « sélection de sites évalués et présentés ») .