Démocratie, lien social et création

À l'ère des nouvelles technologies de l'information et de la communication

Olivier Fressard

Internet apparaît de plus en plus comme un « fait social total » où viennent se croiser des questions politiques et culturelles, économiques et juridiques. Bousculant les frontières traditionnelles entre les institutions et les sphères d’activité, la réflexion et les efforts pour s’approprier les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont une tâche largement commune.

Les rencontres organisées les 26 et 27 mars 2002 par la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture (FFMJC), qui avait tenu à ce qu’elles aient lieu symboliquement au cœur du Val-Fourré, quartier de Mantes-la-Jolie réputé difficile, en témoignent. Elles devaient illustrer avant tout une approche alternative et militante d’Internet. L’appropriation démocratique du réseau face aux prétentions des marchands en est vite apparue comme le fil conducteur.

Des potentialités démocratiques

Les NTIC, et en particulier Internet, ont été présentés par tous les intervenants comme un outil propre à renouveler les pratiques démocratiques.

« Il n’y a pas de cœur d’Internet, selon Hervé Le Crosnier, car Internet est au cœur de tout ce qui est en train de se recomposer dans la société. » Mais cette multiplicité d’aspects n’est pas dénuée d’ambivalence. Si Internet n’est pas un outil miraculeux, il offre cependant des possibilités d’appropriation dans un sens démocratique dont certaines sont déjà à l’œuvre.

Le caractère réticulaire et fluide d’Internet donne des armes aux mouvements de résistance. Il se joue des frontières et est difficilement contrôlable. Il apparaît donc comme l’outil idoine pour « les non-alignés de partout », approprié en particulier à tous ces mouvements qui prennent forme de « convergences ponctuelles ».

Le réseau apparaît à la fois comme un dispositif technique propre à renforcer le lien social 1 en désenclavant tous les espaces clos et à rendre la parole à la société civile. Outil efficace de coordination des mouvements associatifs, lieu où les acteurs de la société civile peuvent constituer une contre-expertise, il semble ouvrir des perspectives à une démocratie participative et directe. Les militants y voient un outil particulièrement approprié pour une coopération efficace non hiérarchique. C’est ce que fait valoir en particulier Laurent Jesover, responsable du site web de l’association Attac. D’une façon générale, il permettrait à la société civile de s’affirmer selon des modalités vraiment démocratiques indépendamment des autorités hiérarchiques et des médiations institutionnelles.

Cependant, les pouvoirs publics ne sont pas absents de cette démocratisation d’Internet considérée désormais comme une liberté publique. Avec les Papi, points d’accès public à Internet, que présenta Michel Briand, adjoint au maire de Brest pour les NTIC, et les ECM, espaces de culture multimédia 2, décrits par Jean-Christophe Théobalt, de la Délégation au développement et à l’action territoriale (ministère de la Culture et de la Communication), les pouvoirs publics s’efforcent de développer l’accès à Internet.

Internet contre les marchands

L’Internet alternatif ne s’oppose pas seulement aux médiateurs institutionnels mais aussi et peut-être plus encore aux « marchands », acteurs d’une économie capitaliste jugée toute-puissante, agressive et menaçante.

La gratuité, principe fondateur d’Internet, est aujourd’hui mise en cause par la logique marchande. Le phénomène Napster, si populaire auprès des internautes, qui avait consacré sur Internet l’accès gratuit à la production musicale est aujourd’hui menacé. D’une façon générale, Hervé le Crosnier décrit de manière convaincante la menace d’une « économie en mode péage ». La dématérialisation numérique permet aux commerçants de faire payer à l’usage l’accès aux biens culturels. Livres, disques, cassettes, etc. ne seraient plus acquis par le consommateur mais celui-ci paierait, en se connectant au réseau, un temps de lecture, d’écoute, de visionnage. Il serait ainsi amené à passer sans cesse à un péage. Les bibliothèques doivent d’ores et déjà faire face à cette situation pour les abonnements à des périodiques et des banques de données en ligne qui se font sur la base des consultations et du nombre de copies sans pouvoir constituer d’archives. Hervé Le Crosnier pense à juste titre que la possibilité d’accéder, à titre privé, de façon illimitée et non contrôlable à un texte ou une musique, est essentielle à la vie de la culture.

Face aux projets de mainmise commerciale sur Internet, Frédéric Couchet, de l’association April (Association pour la recherche en informatique libre), exposa la philosophie du logiciel libre comme moyen de résistance. Le principe d’une « licence publique générale » devrait permettre, contre le modèle des logiciels propriétaires, de garantir l’accès au code source avec possibilité de l’étudier, de l’adapter et de le diffuser librement avec, pour seule restriction, l’obligation de ne rien retrancher dans la diffusion. Au copyright se substitue alors un copyleft .

Yann Moulier-Boutang, professeur d’économie et membre du projet HyperNietzsche 3, développa les présupposés économiques et juridiques du logiciel libre proposé comme un modèle productif alternatif. Nous serions désormais dans une « économie de la connaissance » où le savoir est le principal facteur de production et la principale richesse. Deux conséquences à cela. La dématérialisation des biens conduit d’une situation de rareté des ressources à une situation d’abondance. Les « externalités positives » des biens culturels, dont l’usage n’entraîne pas la destruction, fait d’eux, par nature, des biens publics ou collectifs rendant obsolète le droit de propriété. Le droit de propriété classique, construction historique relativement récente, qui concentre l’Nusus, le fructus et l’abusus est difficilement applicable aux biens-connaissance. Ceux-ci, par essence partageables et reproductibles, se prêtent en effet difficilement au droit d’exclusivité et au droit de suite. En conséquence, Yann Moulier-Boutang se prononce en faveur d’une utopie de la libre coopération en rupture avec les principes de la propriété privée et la logique du profit. Il propose de faire éclater le droit de propriété en droits rivaux et de garantir a priori un revenu à tous les auteurs et créateurs.

Anne Latournerie, historienne du droit à la Réunion des musées nationaux, renchérit sur les difficultés de l’actuel droit d’auteur régi, pour l’essentiel, par la loi de 1957. La situation nouvelle, née du développement d’Internet, requiert un nouvel équilibre entre le droit de la propriété intellectuelle et le droit du public à la connaissance et à la culture. Mais, en réalité, les droits du public doivent moins être opposés aux créateurs qu’aux intermédiaires marchands.

De quelle création culturelle les NTIC sont-elles donc le vecteur aujourd’hui ? De multiples initiatives publiques et associatives ont vu le jour pour impulser et soutenir la création culturelle dans le multimédia (ECM, Centres d’art numérique). L’« écriture interactive », la « génération automatique de récit », les « performances virtuelles collectives » sont quelques-unes des expressions du nouvel « art numérique ». Mais, comme le fait valoir avec lucidité, Gilles Castagnac, directeur de l’Irma (Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles), à propos de la musique, nulle forme de culture alternative originale n’est apparue à ce jour sur Internet. Son seul impact réside dans la transformation, en un sens peut-être plus actif, du mode d’appropriation et de consommation de la culture.

Les insuffisances d’une utopie

Ces rencontres ont, sans aucun doute, présenté à un public restreint d’acteurs du monde associatif militant de riches perspectives d’interrogation et d’action sur un phénomène mouvant dont les formes restent très ouvertes. L’inspiration libertaire qui s’est dégagée de la plupart des interventions esquisse un modèle alternatif de société. Celui-ci appelle certaines critiques que nous ne pouvons ici que signaler sommairement.

Le réseau comme modèle alternatif d’organisation de la société confond l’institutionnel et le hiérarchique. La critique, parfois justifiée, des médiations ne doit pas conduire à rejeter leur existence même au nom de l’utopie de la transparence et de l’immédiateté des relations sociales. La critique radicale insistante des intermédiaires toujours assimilés à un pouvoir arbitraire est aveugle à la fonction de médiation et, en particulier, à l’importance et aux réquisits d’un espace public un et centralisé. En ce sens, Dominique Wolton a raison de dire qu’Internet n’est pas à proprement parler un média 4. Comment, dans une société qui serait de part en part réticulaire, se constitueraient donc les identités ? Comment pourrait s’y construire encore la culture commune à tous nécessaire à la démocratie 5 ?

Un discours franchement utopique, patent dans les propos de Yann Moulier-Boutang, retrouve d’anciens mythes qu’on croyait définitivement relégués. Ainsi en va-t-il de l’âge de l’abondance auquel une civilisation de production immatérielle dominée par la connaissance et la culture permettrait enfin d’accéder. On retrouve la formule magique de Marx, « de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins », par laquelle le problème de la justice distributive était illusoirement surmonté. Les questions de politique culturelle et de droits d’auteur sont ainsi réglées à l’emporte-pièce.

D’une façon générale, deux questions essentielles font défaut dans ces approches. D’abord, la mesure n’est pas véritablement prise de la question de la formation aux NTIC. L’accent, trop exclusivement mis sur les conditions matérielles et politiques (droits et libertés) d’accès, fait perdre de vue les conditions cognitives et culturelles d’appropriation. Ensuite, la question des contenus à donner à la densification des possibilités de communication et d’information est à peine effleurée comme si la pluralité et la spontanéité étaient conditions suffisantes de la création culturelle. On ne s’étonne guère dès lors que les réalisations, très narcissiques, de la culture numérique soient aussi décevantes. Dans la version libertaire d’Internet, avec ses multiples revendications démocratiques, s’exprime un individualisme subjectif qui semble souvent éluder le difficile travail de l’autonomie.