Le site Web de la bibliothèque considéré comme un espace
Michel Fingerhut
À l'inverse de la bibliothèque, où tout est méthodiquement rangé et disponible après un parcours plus ou moins long, le Web est un « espace paradoxal » désincarné, en mutation permanente, qui abolit le temps et la distance, mettant sur le même plan les millions de documents qui s'y trouvent. L'article décrit des techniques de structuration et de représentation de collections dans le Web d'une bibliothèque pouvant servir à y réintroduire l'espace, la perspective, le temps et l'homme.
The converse of the library, where all is methodically arranged and available after a period more or less long, the Web is a disembodied “paradoxical space”, in permanent mutation, which abolishes time and distance, putting on the same level the millions of documents that one finds there. This article describes techniques for structuring and representing collections on the website of a library which can serve to reintroduce space, perspective, time and man.
Im Gegensatz zu einer Bibliothek, wo alles methodisch geordnet und zugänglich ist, erscheint das Web als ein entmaterialisierter “paradoxaler Raum” in ständiger Bewegung, der Raum und Zeit aufhebt, und der die Millionen von Dokumenten auf ein und dieselbe Ebene stellt. Der Artikel beschreibt die Techniken, die der Strukturierung und Darstellung der Bestände auf den Webseiten einer Bibliothek dienen, so dass Raum, Zeit und Perspektive sowie der Mensch wieder ihren Platz finden.
A la inversa de la biblioteca, donde todo está metódicamente acomodado y disponible después de un recorrido más o menos largo, el sitio web es un “espacio paradójico” descarnado, en mutación permanente, que suprime el tiempo y la distancia, poniendo en el mismo plano los millones de documentos que ahí se encuentran. El artículo describe técnicas de estructuración y de representación de colecciones en el sitio Web de una biblioteca que puedan servir a reintroducir en ésta el espacio, la perspectiva, el tiempo y el hombre.
À l’inverse de la bibliothèque, où tout est méthodiquement rangé et disponible après un parcours plus ou moins long, le Web est un « espace paradoxal » désincarné, en mutation permanente, qui abolit le temps et la distance, mettant sur le même plan les millions de documents qui s’y trouvent. Cet article décrit des techniques de structuration et de représentation de collections dans le Web d’une bibliothèque, pouvant servir à y réintroduire l’espace, la perspective, le temps et l’homme.
À l’image de la Bibliothèque de Babel 1 de Jorge Luis Borges 2, le Web est quasi infini : la multitude des sites et des pages est telle qu’ils ne peuvent plus être tous consultés, voire référencés, non seulement par un être humain mais par ces fameux annuaires et moteurs de recherche censés répertorier tout ce et tous ceux qui s’y trouvent 3.
La croissance vertigineuse du Web ne ressemble-t-elle pas à un big bang, renforçant l’image d’un univers en expansion permanente, peuplé de soleils – les sites-phares dont la qualité rayonnante attire amateurs et connaisseurs –, de comètes, d’étoiles filantes et de trous noirs – ceux qui apparaissent précédés de nombreuses annonces, sillent le firmament du Web, pour disparaître sans laisser de traces ?
Cette immensité donne le sentiment de pouvoir « tout y trouver » 4, pour peu que l’on sache bien chercher et qu’on y mette le temps nécessaire, que nous voici enfin devant la véritable bibliothèque universelle qui contient tous les livres, nourrissant, comme l’écrit si justement le sociologue Philippe Breton, « le fantasme d’un village planétaire en forme de “cyberespace” » 5.
La métaphore est toutefois quelque peu trompeuse : au contraire d’une bibliothèque, cet espace virtuel est déstructuré, informe et en mutation permanente.
Aux côtés de trésors bien réels, il regorge d’impasses et de culs-de-sac sous forme de sites inexistants et de textes disparus sitôt publiés, de liens tous aussi sibyllins qu’une cote, mais trop souvent incorrects, d’adresses que l’on contacte et dont ne parvient aucune réponse – ni contenu ni message d’erreur –, de pages s’affichant de façon informe à l’écran pour cause de différences de formats ou de standards… 6
Le lecteur persévérant doit s’armer de patience, chercher minutieusement et attendre parfois fort longtemps avant de pouvoir lire le texte qu’il a requis, pour autant qu’il parvienne à le trouver.
Plus important : ce ne sont pas les livres qui en tapissent les étagères virtuelles, mais bien souvent uniquement leurs titres 7, les projets de numérisation butant sur les considérations tant techniques que légales. Quand bien même aboutiront-ils à la mise en réseau de collections importantes, on est en droit de se demander si l’évolution permanente des standards et des formats et l’obsolescence des supports ne les rendront pas derechef inaccessibles – bien plus rapidement que ne l’est un livre en papier sur l’étagère d’une bibliothèque… Enfin, quels projets de numérisation ont les ressources humaines adéquates pour effectuer une relecture des textes, afin d’en éliminer les erreurs induites par ces procédés ?
Même si des livres numérisés y font leur apparition, ce ne sont que des représentations de livres physiques présentées sur un écran de taille relativement limitée 8 : on ne peut pas les feuilleter, en consulter plusieurs à la fois comme on le ferait sur une grande table… L’invention par Xerox d’un écran fin, léger et souple comme une feuille de papier et réflecteur (plutôt que générateur) de lumière, augure peut-être de l’ère du livre électronique composé de ce nouveau matériau, dans lequel on téléchargerait le contenu de n’importe quel livre. La bibliothèque du futur se réduira-t-elle alors à ce seul livre ?
Si le Web comprend surtout des titres de livres, il est encore loin d’en proposer un catalogue exhaustif 9. Un nombre croissant de bibliothèques propose les leurs en ligne, tous différents les uns des autres. Le protocole Z39.50, qui devrait servir à relier ces catalogues entre eux et permettre d’y effectuer des recherches simultanées, s’impose trop lentement et n’est disponible que dans un nombre limité de bibliothèques.
Enfin, un absent de marque : le lecteur ne rencontre, dans les méandres infinis du Web, nulle réelle présence, nulle personne 10 qui saurait l’écouter et comprendre le sens de sa recherche, le guider vers des recoins moins visibles pour tenter de trouver le site qui y répondrait peut-être, quand bien même il n’en aurait pas l’apparence ou ne serait pas répertorié d’une façon qui l’indiquerait.
Rematérialiser le Web de la bibliothèque
Dans la bibliothèque traditionnelle, les fiches du catalogue doivent être dupliquées pour chacun des modes d’accès proposés : par auteur, par sujet… Ces fiches sont rangées dans des tiroirs, le lecteur ne peut les en sortir pour se créer son choix personnel.
En revanche, l’informatique permet d’offrir des vues multiples d’une même collection d’objets numériques – catalogue ou base de données – sans avoir à répliquer les métadonnées : tout est question de programmation des choix offerts au public : recherche par auteur, titre, mot-clé…; listes alphabétiques, thématiques…;sélections – nouveautés, événementielles…
Le lecteur virtuel peut conserver la trace de ses recherches – par signets, dans des corbeilles… – ce qui lui permet ainsi d’y revenir plus rapidement.
Une conséquence importante de cette (r)évolution est que tout objet numérique – ou uniquement sa métadonnée – est potentiellement équidistant du lecteur : il suffit de quelques clicks pour obtenir sa référence ou son contenu. Il est aussi équidistant de ses parties et de tout autre objet : on peut établir un nombre indéterminé de liens entre eux. Plus encore : tout site d’une autre bibliothèque, quand bien même serait-il à l’autre bout du monde, est tout aussi proche que celui de la bibliothèque du coin – ce qui ne veut pas forcément dire que ses livres sont pour autant accessibles (car numérisés).
Ce nouvel univers n’a plus rien de l’espace euclidien que nous habitons : tout y est « à plat », sans structure, distance, chemin ou temps. C’est enchanteur pour l’explorateur, le rêveur ou le cartographe du futur, cela peut l’être moins pour le lecteur qui veut y trouver ou retrouver des livres correspondant à ses besoins ou ses goûts, mais qui est dérouté par l’abstraction et le désordre. Quelles cartes lui fournir, quelles structures y proposer – sans pour autant faire l’impasse sur la flexibilité de l’outil informatique –, enfin comment y donner des repères physiques, métaphoriques ou réels ?
Le texte
Les interfaces hypertextuelles, de plus en plus communes en bibliothèque, sont basées principalement sur du texte dans sa présentation la plus linéaire qui soit.
Or l’écran permet de présenter le texte de diverses façons bidimensionnelles (en tableau, par exemple), et de concrétiser ainsi de façon visuelle, quasi physique, les multiples dimensions de l’organisation de l’information : selon le support (texte, multimédia…), la forme (livre, essai, périodique…), le thème (histoire, littérature, musique…), le public (jeunesse, grand public…), etc.
Poursuivant ce système de page en page d’un site, on peut construire ainsi un réseau de parcours balisés, plusieurs chemins pouvant mener au même résultat, que le lecteur empruntera en fonction de ses connaissances, de ses aptitudes, de ses goûts ou de ses envies du moment.
Il ne faut pas oublier de bien jalonner ces parcours 11 : indiquer clairement les destinations – les intitulés des liens hypertextuels –, pour éviter d’avoir à les suivre en vain ; identifier chaque rubrique dans laquelle on se trouve par rapport à la structure générale du site ; permettre d’aller ou de revenir rapidement vers les principaux « carrefours » par des raccourcis bien identifiés.
Toutes ces indications – intitulés et adresses – doivent être bien entretenues : une réorganisation interne ne doit pas créer de liens vers des pages inexistantes, ou, à l’inverse, des pages que l’on ne peut plus référencer. Il est même souhaitable d’utiliser, dans le cas d’un tel remaniement, des « redirections d’adresses » automatiques, qui permettent de joindre une rubrique déplacée avec son ancienne adresse.
Pour utiliser la plupart des catalogues informatisés, il faut savoir écrire – remplir un formulaire électronique –, pour ce qui ne nécessitait auparavant que la pratique de la lecture : consulter des fiches ou un catalogue imprimé. Pourquoi ne pas fournir au lecteur des alternatives à la saisie ? Ainsi, à l’université de Princeton 12, on a numérisé toutes les fiches de l’ancien catalogue – il y en a plus d’un million – et conçu une interface qui reproduit à l’écran les tiroirs dans lesquelles elles se trouvent, permettant d’y insérer un « doigt » électronique et de les feuilleter fiche par fiche, dont l’image reproduit fidèlement le pavé ISBD et toutes les annotations qui s’y sont rajoutées au fil du temps. Substitut à la recherche par formulaire dans une base bibliothéconomique (cette partie n’a pas encore été cataloguée électroniquement), cet accès n’en est pas moins pratique et intuitif.
Dans la bibliothèque physique, plutôt que de feuilleter les fiches du catalogue, certains préfèrent aller directement aux étagères, en suivant le plan de classement ou au hasard, pour y examiner les documents qui s’y trouvent. Il est tout à fait possible de fournir sur le Web des modes de consultation qui ressemblent à ce lèche-vitrines, alternatives à la recherche par formulaire dans un catalogue : listes alphabétiques « déroulantes » (par auteur, titre…), plan de classement menant graduellement du général au particulier, pour finir par la liste des livres qui correspondent au thème choisi…
L’image et le son
De nouvelles interfaces prennent dorénavant en compte les autres capacités de l’ordinateur et des postes de consultation : graphiques – planes ou tridimensionnelles, fixes ou variables dans le temps – et sonores (casque, enceintes).
L’image permet de donner à l’écran une représentation plus ou moins fidèle de l’espace physique de la bibliothèque : un plan au sol, par exemple, dans lequel on peut aller du général au détaillé, jusqu’au contenu des étagères. Un tel accès a été réalisé à la bibliothèque informatique de l’université d’Oslo 13 : le plan annoté indique les principales sections de la bibliothèque et permet de voir en détail le contenu des étagères ; lorsqu’il s’agit de périodiques, il indique aussi le site Web éventuel de chaque titre, sur lequel on peut trouver parfois les contenus dépouillés.
À l’inverse, l’image peut aider à la localisation d’un document dont on a trouvé la fiche : dans le catalogue de la Médiathèque de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) –, un plan attaché à chaque notice d’ouvrage indique la zone précise dans laquelle se trouve le document, s’il est disponible. Le lecteur peut ainsi omettre de relever la cote précise, et retrouver la monographie souhaitée plus rapidement.
En utilisant des techniques de réalité virtuelle, il est possible d’étendre ce principe à la représentation tridimensionnelle réaliste de l’espace de la bibliothèque. L’internaute peut ainsi se déplacer à l’écran dans cette représentation, comme il le ferait dans la bibliothèque physique, comme s’il avait une caméra au front, et consulter le contenu des rayonnages 14, voire lire le contenu des textes qui s’y trouvent, s’ils ont été numérisés. Cet espace peut aussi comprendre des objets sonores ou animés, et permettre ainsi d’écouter des explications pré-enregistrées, des archives sonores et des disques, visionner des films…
Si le son est très en vogue sur l’Internet pour la diffusion – licite ou non – de musiques variées, s’il est utilisé pour assister les malvoyants dans leur utilisation de l’informatique, s’il est parfois présent pour aider les handicapés moteurs à saisir une requête oralement, il ne l’est pas encore en tant qu’interface.
L’image – bi ou tridimensionnelle, assortie ou non de son – peut aussi être utilisée pour d’autres représentations que celle de la disposition physique de la bibliothèque : une mappemonde pour le classement d’ouvrages de géographie ou d’histoire, une ville imaginaire pour la matérialisation de parcours littéraires et de leurs croisements… les exemples abondent surtout sur cédérom, mais encore rarement en tant qu’interface de bibliothèque.
L’autre
Ces développements fournissent aussi le moyen de réintroduire dans le Web le grand absent dont nous parlions plus haut, ce médiateur présent dans toute bibliothèque réelle : le bibliothécaire.
La technique des « mondes virtuels » 15 permet de réaliser des représentations de réalité virtuelle peuplées : chaque visiteur y est représenté par un « avatar » (un personnage de forme humaine), qui se déplace selon les indications qui lui sont données au clavier, peut faire certains gestes – indiquer une direction, par exemple ; le visiteur peut ainsi voir tous les autres visiteurs présents au même moment. Ceux-ci peuvent dialoguer à l’aide du clavier : lorsqu’ils y saisissent une phrase, elle s’affiche sous forme de bulle près de leur avatar, ou s’inscrit dans une autre fenêtre.
Envisageons une bibliothèque offrant une interface de ce type : les lecteurs peuvent communiquer, le cas échéant, entre eux, pour échanger des conseils, collaborer sur un travail commun. Un documentaliste de service est aussi présent : le lecteur ayant besoin d’aide dirige ainsi son avatar vers celui du documentaliste, et l’interroge (à l’aide du clavier ou via un microphone) ; le documentaliste répond de la même façon, et déplace éventuellement son propre avatar pour guider le lecteur vers une section de la bibliothèque.
À la différence des représentations anthropomorphiques utilisées dans certaines interfaces dont l’intelligence n’excède pas celle d’un robot mécanique, il s’agit, ici, d’une mise en rapport avec une compétence humaine bien réelle : là est peut-être une des clés d’une certaine réhumanisation de l’informatique.