Bibliotheca Alexandrina
À mi-parcours
Gérald Grunberg
Où en est le projet de nouvelle bibliothèque d'Alexandrie, la Bibliotheca Alexandrina, lancé en 1987 à l'initiative des autorités égyptiennes et mené depuis 1989 sous l'égide de l'Unesco ? Ce projet, qui a longtemps vécu dans l'incertitude et connu quelques aléas qu'explique son statut international, sort aujourd'hui de terre. Alors que la construction du bâtiment est sur le point de s'achever, toutes les énergies se tournent maintenant vers le contenu de cette bibliothèque à nulle autre semblable, tant par son statut que par ses ambitions. La question des collections, évidemment centrale, est ici plus particulièrement développée.
What has become of the project for a new Alexandrian library, the Bibliotheca Alexandrina, started in 1987 with the initiative of the Egyptian authorities and placed, since 1989, under the aegis of Unesco? This project, which has long lived with uncertainty and known the hazards of its international status, is today leaving the ground. Now that the construction of the building is on the point of completion, all energies are turning towards the contents of this unique library which, in its status and its ambitions, will be unlike any other. The question of its collections, evidently central, is developed more specifically in this article.
Was ist aus dem Projekt einer neuen Bibliothek in Alexandrien, der Bibliotheca Alexandrina, geworden, das 1987 von der ägyptischen Regierung vorgeschlagen und seit 1989 unter der Ägide der Unesco umgesetzt wurde? Dieses Projekt, das lange in seiner Existenz geährdet war und eine Reihe von Ungewißheiten durchgemacht hat, die sich aus seinem internationalen Status herleiten, wird nunmehr Wirklichkeit. Während die Errichtung des Gebäudes kurz vor der Vollendung steht, richtet sich alle Energie auf den Bestandsaufbau dieser Bibliothek, die keiner anderen gleicht, weder in ihrem Statut noch in ihren Zielen. Die Frage nach den Beständen, die natürlich von zentraler Bedeutung ist, wird in diesem Beitrag eingehender diskutiert.
En relisant l’article écrit par Jacques Tocatlian en 1991 pour le BBF sur la Bibliotheca Alexandrina 1, j’ai redouté le pire. Il est parfois éprouvant de comparer ce qui s’est écrit à l’origine d’un projet et ce qui finalement se réalise, de voir comment peu à peu le rêve cède au principe de réalité. Plus le projet est grand, plus l’ambition initiale est élevée, plus le temps écoulé est important, et plus l’écart final peut être considérable. C’est souvent une autre bibliothèque que celle rêvée par ses promoteurs qui au bout du compte voit le jour. Les exemples ne manquent pas, entre la British Library et la Bibliothèque nationale de France, pour ne citer que ces deux réalisations, récentes et fameuses.
Ce risque, si l’on peut qualifier ainsi cette inévitable évolution, parfois fâcheuse parfois salutaire, n’a jamais été aussi grand qu’avec le projet de nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, la Bibliotheca Alexandrina, qui cumule bon nombre des difficultés que l’on peut imaginer pour un projet de bibliothèque.
Ce sont tout d’abord des fondations incertaines. Il ne s’agit point ici de patrimoine documentaire accumulé au cours des siècles pour justifier un nouveau bâtiment comme c’est habituellement le cas. Le patrimoine sur l’Égypte existe, mais il se trouve principalement à Londres, Paris, Washington, Heidelberg, etc. La légitimité du projet repose plutôt entièrement sur un mythe : celui qu’a forgé dans la mémoire collective l’antique bibliothèque d’Alexandrie comme lieu d’invention de la bibliothèque moderne et de la lecture savante. Certes, ce n’est pas rien. Mais un mythe n’est pas une collection, il se contente de peser du poids relatif d’une idée qui peut être tout aussi bien utopie créatrice que pure chimère.
C’est ensuite un environnement social et humain particulièrement fragile et complexe. Cette autre « très grande bibliothèque » se construit dans un pays où l’on compte encore un fort taux d’analphabétisme, où l’on produit relativement peu de livres 2, où les innombrables problèmes d’éducation, de santé, de logement, bref de développement, pèsent lourdement sur l’adoption de nécessaires priorités. Un pays, en somme, où l’investissement considérable que représente une bibliothèque de cette ampleur – 70 000 m2, 1,1 milliard de francs – peut donner lieu à tout moment, et plus qu’ailleurs, à contestation. Sans parler d’un contexte culturel où l’idée de pluralisme, qu’est censée faire vivre la bibliothèque, fait l’objet de vives discussions dans certains milieux notamment religieux.
Ce sont, enfin, des conditions de réalisation pour le moins périlleuses. Que dire du choix d’un site en bord de mer, certes superbe, mais promettant une exposition permanente aux vents salés et humides qui viennent régulièrement fouetter les rivages d’Alexandrie ?
Mais ce n’est là, après tout, qu’un problème technique. Il est des difficultés plus subtiles. Le caractère international du projet multiplie les instances de consultation. Les avis se succèdent et diffèrent d’un expert à l’autre, confirmant ainsi que la bibliothéconomie n’est pas une science exacte, et compliquant quelque peu la tâche des responsables du projet. Pire, le budget n’est pas totalement assuré 3, se construisant au coup par coup, au gré des contributions généreuses ou intéressées des uns et des autres, ce qui oblige à de constants ajustements. Enfin, ce n’est offenser personne que de rappeler que la bibliothéconomie locale est encore fragile, comme elle le fut d’ailleurs longtemps dans notre pays.
On aura compris qu’en dépit du lyrisme et de l’emphase des discours officiels, les conditions initiales de ce projet n’étaient pas des meilleures. C’est ce que retiennent certains qui affichent volontiers leur scepticisme. Ils ont longtemps été majoritaires. Il a certainement fallu un incroyable optimisme, une détermination peu commune, pour ne pas céder au doute qui s’exprimait de toutes parts. Car le fait est là : Jacques Tocatlian n’a pas à rougir de ce qu’il écrivait il y a sept ans ; cette bibliothèque impossible sort aujourd’hui de terre et chacun sent bien, nonobstant les multiples questions qui continuent de se poser, qu’elle va exister. Pour-quoi ? Pour qui ? Comment ? Est-ce bien la même bibliothèque que celle qu’on nous décrivit en 1989, lorsque fut choisi le projet architectural ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles ce bilan d’étape voudrait tenter d’apporter des réponses, réponses nécessairement factuelles correspondant au moment présent du projet.
Les raisons d’une détermination
Le fait du prince existe mais n’explique pas tout. Pourquoi Ptolémée Ier eut-il l’idée de bâtir et de faire vivre un grand centre intellectuel pour assurer son rayonnement et sa gloire, pour asseoir sa domination, plutôt que d’avoir recours aux moyens habituels, militaires et artistiques, de ses prédécesseurs et contemporains ? Deux mille trois cents ans après, la question demeure et fait le bonheur des historiens. Et l’histoire se répétera plus d’une fois, de la Renaissance à nos jours, de ces princes éclairés écoutant leur conseiller leur redire ce qu’écrivait Gabriel Naudé 4 dans son Avis pour dresser une bibliothèque (1627) : « Il n’y a aucun moyen plus honnête et assuré pour s’acquérir une grande renommée parmi les peuples que de s’adresser de belles et magnifiques bibliothèques pour après les vouer et consacrer à l’usage du public ». Ainsi, des rives de la Seine aux extrémités du delta du Nil, deux présidents semblent s’être donné le mot.
Il y a pourtant une grande différence entre les deux : alors que le geste du président François Mitterrand s’inscrivait dans la continuité – continuité de l’effort de modernisation des bibliothèques françaises entrepris vingt ans plus tôt, continuité, bien que non explicite au départ, de la Bibliothèque nationale, continuité des grands travaux –, la décision du président Mubarak, lorsqu’il convainc l’Unesco en 1987 de lancer une étude préalable, relève plutôt du geste inaugural.
Inaugural d’une volonté d’élargir la réappropriation du passé glorieux de l’Égypte au-delà de la seule période pharaonique. L’antique bibliothèque d’Alexandrie s’est nourrie des lumières de l’Égypte pharaonique, mais l’a éclipsée pour longtemps au profit du monde gréco-romain. La Bibliotheca Alexandrina doit réconcilier les deux mondes dans la conscience historique de l’Égypte contemporaine. Cette volonté de réconciliation va de pair avec le choix d’Alexandrie, porte occidentale de l’Égypte, largement ouverte dans l’Antiquité, puis de 1850 à 1956 – date à laquelle elle se referme brutalement – et qui se rouvre aujourd’hui.
Avec quatre millions d’habitants, Alexandrie n’est pas une bourgade de province, mais elle fut pendant plus de trente ans la belle au bois dormant qu’il s’agit à présent de réveiller. Puisqu’elle ne peut rivaliser avec la capitale de l’Égypte et du monde arabe, son développement sera autre. Carrefour cosmopolite, elle ne prétendra pas accaparer la mémoire de la nation – un programme de rénovation de la Bibliothèque nationale de Dar El Kotub au Caire a par ailleurs vu le jour –, mais devra assumer son passé composite pour redevenir un grand lieu d’échange et de négoce.
Le culturel et l’économique sont étroitement liés. Il ne s’agit pas seulement, au moment où les équipes de l’archéologue Jean-Yves Empereur arrachent à la Méditerranée les vestiges de la septième merveille du monde, de rallumer la flamme de la splendeur passée d’Alexandrie pour offrir aux touristes une nouvelle étape. Chacun sait bien ici que la nouvelle bibliothèque ne ressemblera pas à l’ancienne dont les représentations sont d’ailleurs plus qu’hypothétiques 5.
Il est vrai que le terme de renaissance qui court ici et là est à cet égard trompeur, traduction dévorée par le symbolique de l’anglais revival que mon dictionnaire traduit par renouveau. Renouveau qui s’inscrit pour ce qui est de la bibliothèque dans une politique plus large de développement comme l’illustre le plan « Reading for all » que conduit activement l’épouse du chef de l’État. Il s’agit de réaliser et de mettre en service 1 500 bibliothèques pour la jeunesse dans tout le pays d’ici l’an 2000, d’aider les éditeurs à vendre à prix coûtant les grands textes de la littérature égyptienne et mondiale pour la jeunesse, d’aider toutes les bibliothèques à s’informatiser par la mise à disposition d’un logiciel bon marché, mais offrant toutes les fonctionnalités requises, y compris une interface OPAC-WEB comme en rêvent encore beaucoup de nos bibliothèques.
C’est dire que le choix plutôt ambitieux des autorités égyptiennes de lancer ce grand projet de bibliothèque à Alexandrie s’inscrit dans un contexte peut-être moins fragile qu’il n’y paraît à première vue, et repose sur une volonté politique argumentée de nature à lui assurer le soutien et la détermination nécessaires à ce genre d’entreprises. Cela ne saurait toutefois suffire à convaincre les plus sceptiques qui continuent de se demander si l’on peut vraiment créer une grande bibliothèque ex-nihilo. Les chercheurs se posent cette question, les bibliothécaires aussi qui savent par expérience qu’une grande bibliothèque est le produit d’une longue, voire très longue, sédimentation.
Collections et publics
L’Alexandrina a été définie très tôt comme bibliothèque publique de recherche. Cette définition originale témoigne d’une double volonté : conjuguer, dans un même espace, une vaste bibliothèque de référence largement ouverte pour répondre aux besoins d’actualisation et d’approfondissement des connaissances d’une partie de la population et une bibliothèque spécialisée s’adressant aux chercheurs.
La Bibliothèque d’étude
N’était que le premier terme de l’équation, il n’y aurait guère qu’à reprendre et adapter l’exemple de certaines réalisations particulièrement réussies, dont la Bibliothèque publique d’information (BPI) constitue pour la France une sorte de paradigme, et pour partie, une réponse à la question posée. Car la BPI fut bien créée de toutes pièces, et c’est une grande bibliothèque d’information et d’étude dont l’impact culturel fut et demeure considérable. Certes, la mise sur pied d’une telle bibliothèque et son fonctionnement supposent une politique documentaire soigneusement définie, mise en œuvre avec rigueur et constamment réévaluée. Mais c’est là une contrainte salutaire qui vaut d’ailleurs pour tout type de bibliothèque à l’exception, peut-être, des bibliothèques nationales, condamnées par décret à l’exhaustivité et à l’accumulation pour ce qui concerne la production nationale. Ce qui n’est pas sans vertu, mais relève d’une autre problématique, nullement incompatible d’ailleurs, avec une politique d’acquisitions complémentaires rigoureusement définie.
La Bibliotheca Alexandrina doit, quant à elle, construire une collection encyclopédique permettant l’accès à un savoir solide et actualisé dans la plupart des disciplines : œuvres complètes des grands auteurs de toutes les époques ; textes fondateurs mais aussi commentaires d’actualité ; traités et information mise à jour, sur cédérom ou en ligne, dans les domaines scientifiques et tech-niques ; périodiques ; dictionnaires ; encyclopédies ; instruments bibliographiques, etc. Cette collection encyclopédique mettra l’accent sur l’héritage forgé autour du bassin méditerranéen et plus spécialement par les pays arabes de la région, dont, en tout premier lieu, l’Égypte. En outre, une attention particulière sera portée aux savoirs qui concourent au développement : savoirs scientifiques et techniques, économie et gestion, écologie et environnement.
Cette bibliothèque-là n’est pas si difficile à construire et son public n’est pas introuvable : outre la population étudiante (100 000 étudiants à Alexandrie), les besoins en formation permanente sont immenses comme en témoigne le succès de toutes les institutions privées et publiques qui multiplient les propositions de « cours du soir », que ce soit en arabe, en anglais ou en français, les trois langues que parle indifféremment une bonne partie de la population instruite d’Alexandrie et qui se retrouvent majoritaires dans la composition des fonds en cours de constitution. Ce sera là d’ailleurs, un trait marquant de l’Alexandrina : son multilinguisme, corollaire effectif de sa vocation universelle. Multilinguisme des collections et du personnel 6, dont la totalité est bilingue et une part de plus en plus importante trilingue grâce aux efforts constants de la France depuis plusieurs années. Pour ce faire, le centre culturel français d’Alexandrie (ministère des Affaires étrangères) finance les cours de langue française, ainsi qu’un cours de français bibliothéconomique assuré par la responsable de la médiathèque du centre.
De plus, des bourses proposées par le ministère des Affaires étrangères et celui de la Culture permettent, depuis quatre ans, d’offrir des visites professionnelles dans les bibliothèques françaises, ainsi que chaque année, un séjour d’un an à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB) pour un des futurs cadres de la bibliothèque. L’ENSSIB joue d’ailleurs un rôle actif en finançant également sur place l’animation de stages pratiques très ciblés, comme ce fut le cas en février dernier, avec la venue à Alexandrie de Françoise Lerouge qui a fait travailler les bibliothécaires sur l’indexation Dewey.
La mise en place de cette bibliothèque encyclopédique de bon niveau ne pose donc pas de problèmes particuliers, du moins du point de vue du choix des documents, dans la mesure où existe désormais une charte documentaire élaborée à la suite de plusieurs séminaires internationaux, mise en forme par nos collègues de la British Library, et qui fait l’objet d’une mise en œuvre attentive.
Actuellement, 120 000 ouvrages environ, sur les 200 000 prévus pour l’ouverture, fin 1999, sont déjà acquis. Ils proviennent pour une part de donations, pour une autre part d’acquisitions onéreuses. La France contribue à la constitution de ces fonds par des dons de plusieurs bibliothèques et institutions, au premier rang desquelles la BnF, mais aussi par la mise en place de crédits d’achats de livres du Centre national des lettres (CNL), à l’initiative de la Direction du livre et de la lecture (DLL).
D’autre pays participent également à l’édification des fonds, pays ou personnes privées comme l’éditeur allemand K.G. Saur qui a remis une partie importante de sa production d’ouvrages bibliographiques de grande valeur.
Ces ouvrages sont catalogués en format CCF dans une base provisoire qui tourne sur CDS-ISIS. Lors de la migration vers le futur système d’information, les données seront converties en format US-MARC retenu comme format de catalogage de la bibliothèque, UNIMARC devenant le format d’échange. Le catalogage a du mal à suivre le rythme des acquisitions, la reliure plus encore, mais ce sont là les difficultés habituelles de ce genre d’entreprise.
La Bibliothèque de recherche
D’une tout autre complexité est l’objectif de renouer avec la tradition de l’antique bibliothèque en faisant de la Bibliotheca Alexandrina un nouveau centre de recherches de dimension internationale. Non que les dispositifs matériels n’aient été prévus en conséquence. De nombreuses facilités seront offertes aux chercheurs, qu’il s’agisse des carrels et espaces de travail en groupe généreusement mis à leur disposition, ou des fonctionnalités qu’offrira le système d’information : sauvegarde des travaux, numérisation à la demande, messagerie interne, interrogations et recherches en ligne, etc.
Ajoutons que, dès l’ouverture, l’Alexandrina constituera un exceptionnel centre de culture par les commodités qu’elle va proposer pour organiser rencontres, colloques, congrès. Située à proximité immédiate du campus universitaire, la bibliothèque intégrera un centre de conférences déjà construit. Cette situation n’est d’ailleurs pas sans évoquer la France des années 70, quand le seul équipement culturel moderne qui existait dans nombre de municipalités en pleine expansion était une grande « salle des fêtes », bonne à tout et à rien et plus souvent vide que pleine. Puis vinrent les bibliothèques municipales avec le succès que l’on sait. La comparaison s’arrête là car le centre de conférences d’Alexandrie n’a rien d’une salle des fêtes. Disposant de 2 500 places en plusieurs salles équipées pour la traduction simultanée, ce complexe accueille déjà de nombreuses manifestations dont des séminaires de haut niveau. Relié directement à la bibliothèque par un grand hall, ce centre sera un outil très performant au service de son rayonnement.
Enfin, la bibliothèque disposera également d’un autre atout : l’École internationale des sciences de l’information qu’elle abritera sur 2 700 m2. Cette institution, première du genre en Égypte et dans la région, entend être un centre de recherches appliquées dans le domaine des sciences de l’information pour 350 étudiants de troisième cycle. Cet aspect du projet est toutefois moins avancé que la bibliothèque elle-même et fait encore l’objet d’études de définition.
En fait, la difficulté pour faire exister la bibliothèque de recherche tient essentiellement à la constitution de l’offre documentaire. Comment, pour ne prendre que cet exemple, l’Alexandrina peut-elle devenir un grand centre d’études de l’égyptologie, toutes périodes confondues ?
Certes, la nouvelle bibliothèque offrira aux chercheurs des documents originaux de grande valeur pour la première fois facilement accessibles : c’est par exemple le cas des 4 000 manuscrits arabes du Xe au XVIIe siècle provenant de différentes bibliothèques alexandrines. Grâce au concours de l’Italie, ces manuscrits font actuellement l’objet d’un programme complet de traitement : restauration, microfilmage, numérisation et catalogage. De la même façon, il est de nombreux documents dans diverses collections égyptiennes qui seront tirés d’un oubli certain et ce, pour le plus grand bonheur des chercheurs, car ce sont souvent des unica qui ont échappé aux réquisitions, collectes et acquisitions auxquelles ont abondamment procédé les puissances européennes pendant près d’un siècle et demi. À cet égard, la construction de la Bibliotheca Alexandrina joue un rôle très positif de catalyseur des efforts nationaux pour faire émerger le patrimoine documentaire du pays.
Mais pour ces quelques milliers de documents originaux que proposera l’Alexandrina, combien de dizaines de milliers d’autres se trouvent hors d’Égypte ? Papyrus, manuscrits, livres rares et moins rares, ouvrages depuis longtemps épuisés comme les innombrables récits de voyage des XVIIIe et XIXe siècles, archives importantes7, thèses non publiées, bulletins de sociétés savantes, etc. constituent une masse considérable aujourd’hui disséminée aux quatre coins du monde. Il ne s’agit évidemment pas de demander aux institutions détentrices de restituer ce qui, du fait de l’histoire, est devenu une part de leur patrimoine, qu’elles ont su préserver, parfois à grands frais, dans l’intérêt de la communauté universelle des chercheurs. Il ne saurait non plus être question d’attendre qu’existe la banque mondiale du patrimoine public en ligne, qu’appelle de ses vœux Philippe Quéau, directeur du PGI (Programme général d’information de l’Unesco) : ce serait trop long. Surtout pour ceux qui, ne possédant pas les sources, ne pourront jamais être sûrs des choix faits par d’autres. D’autant qu’en dépit des discours ambiants, les grands programmes de numérisation menés par les pays industrialisés restent coûteux et qu’il n’est pas absurde de penser que pour longtemps encore la priorité sera donnée aux contenus à caractère identitaire : American Memories aux États-Unis, Gallica en France, etc.
Dans ces conditions, il n’est d’autre solution pour l’Alexandrina que de chercher à constituer ses gisements de recherche par reconstitution.
Rassembler des copies de documents de par le monde
C’est une autre des caractéristiques originales de cette entreprise menée par l’Égypte mais sous l’égide de la communauté internationale : l’appel à contributions porte aussi sur les contenus. En l’occurrence, l’objectif consiste à rassembler dans la future bibliothèque le maximum de copies des documents existant de par le monde sous forme de reprints, de microformes ou chaque fois que cela est possible, de copies numériques. Lorsque les copies existent déjà, tout dépend des budgets disponibles ou de la bonne volonté des éventuels donateurs. Des discussions sont ainsi en cours avec la British Library pour la remise de son fonds de manuscrits orientaux déjà reproduits, de même qu’avec la BnF dont le président a annoncé, en novembre dernier, alors qu’il venait de remettre un don de 2 000 livres, que la prochaine contribution serait une copie sur CD-audio du fonds complet de l’enregistrement du congrès de musicologie arabe tenu au Caire en 1931. Lorsque les copies n’existent pas, ce peut être l’occasion de lancer un nouveau programme de reproduction. C’est ce qu’a fait l’Espagne pour remettre une copie de la collection des manuscrits arabes de la bibliothèque de l’Escurial.
À ces programmes exceptionnels s’ajoute bien sûr la recherche plus traditionnelle sur les marchés du livre ancien et dans les bibliothèques privées. De telle sorte que l’objectif qui vise à constituer peu à peu un gisement qui, à terme, intéressera les chercheurs travaillant sur l’Égypte n’apparaît pas inaccessible. C’est une question de temps, de moyens, mais aussi, dans ce cas précis, de conviction et de générosité de la part des détenteurs de droits. Ceux-ci peuvent être plus ou moins sensibles aux appels des chercheurs et universitaires qui, à plusieurs reprises, se sont réunis et ont fourni de précieuses indications sur la nature et la localisation des documents qu’il conviendrait de rassembler au sein de l’Alexandrina.
Cette action de rassemblement de documents primaires, même sous forme de copies, ne dispense évidemment pas d’une réflexion et d’un travail sur la mise en réseau de la bibliothèque et les accès privilégiés qu’elle devra développer en direction des bibliothèques, des centres documentaires, des archives, bref de tous les centres de ressources susceptibles d’intéresser son public. À cet égard, la mise en place de réseaux méditerranéens à l’initiative de la communauté européenne ou de l’Unesco concerne tout particulièrement l’Alexandrina qui, de par sa position entre Occident et Orient, entre Nord et Sud, entend bien devenir un point nodal d’échanges et un centre de ressources pour toute la région, bien au-delà de ses propres murs.
Cette recherche des sources du passé n’exclut pas davantage une action déterminée pour rassembler les productions du présent qui à leur tour, le moment venu, alimenteront les travaux des chercheurs.
Si le dépôt légal de l’imprimé demeure logiquement l’apanage de la Bibliothèque nationale d’Égypte située au Caire, l’Alexandrina affirmera néanmoins son originalité en portant une attention particulière à d’autres médias. C’est par exemple le cas des productions audiovisuelles : à la suite d’un accord passé entre l’Alexandrina et la radio-télévision égyptienne, celle-ci s’est engagée à déposer chaque mois une sélection de ses productions les plus intéressantes, du moins celles qui ont un rapport avec les champs documentaires couverts par la bibliothèque.
À raison d’environ 4 000 heures par an, c’est une exceptionnelle archive audiovisuelle d’expression arabe qui va ainsi se constituer.
Là encore, les obstacles ne manquent pas : acquisition de matériels pour le traitement de ces documents et surtout formation du personnel car, à ce jour, l’existence de « médiathèques » est encore très rare en Égypte. Dans ce domaine aussi, il faut savoir compter avec le temps et la générosité des déjà nantis.
Dans un autre domaine, il convient de mentionner que la Bibliotheca Alexandrina est, depuis 1991, dépôt régional pour les publications officielles des organisations internationales : ONU, Unesco, OMS, etc. Certes, bon nombre de ces documents sont désormais disponibles sur cédérom ou en ligne, mais il s’agit en général des résolutions finales, des rapports conclusifs, etc. Tous les documents intermédiaires qui restent sur papier vont constituer peu à peu un précieux gisement pour l’Alexandrina et son public régional.
État d’avancement et évolutions
Comme dans d’autres grands projets récents, le plus spectaculaire et le plus visible demeure à ce jour le bâtiment. On sait que l’idée de construire une grande bibliothèque à Alexandrie, pour faire écho à l’antique et prestigieuse bibliothèque des Ptolémées, fut initialement proposée par les Égyptiens à la communauté internationale qui confia à l’Unesco le soin de lancer le projet.
Le bâtiment
L’Unesco fit mener une étude préalable de faisabilité et organisa en 1989 un concours international d’architecture, que gagna le cabinet norvégien SNØHETTA en proposant un projet remarqué entre tous, tant pour l’élégance de ses formes que pour la fonctionnalité de son agencement 7.
La mise au point du projet, les études détaillées et la signature des contrats de réalisation souffrirent ensuite quelques retards qu’explique pour partie l’arrêt de certaines contributions à la suite de la guerre du Golfe. Ce n’est finalement qu’en 1995 que commencèrent les travaux. On ne se plaindra pas forcément de ce délai qui aura au moins permis de retarder les choix technologiques délicats en matière de système d’information. Toujours est-il qu’à partir de juin 1995, le chantier a été rondement mené. Ce fut tout d’abord la phase des fondations. Pour tenir compte des caractéristiques du site, notamment la proximité de l’eau, des précautions particulières furent prises.
L’Alexandrina se développe ainsi à l’intérieur d’une sorte de caisson étanche de 500 mètres de circonférence comparable en tous points à celui qui fut construit à Tolbiac pour protéger la BnF.
La construction proprement dite a débuté en janvier 1997. Plus de 80 % des surfaces sont aujourd’hui construites et le bâtiment sera totalement achevé et en état de marche en janvier 1999.
Mais d’ores et déjà, alors que près des deux tiers des salles de lecture sont construites, une visite du chantier permet d’apprécier la beauté des volumes et la fluidité des circulations. Il y a indiscutablement un savoir-faire scandinave en matière de bibliothèques que l’on retrouve ici mis en œuvre. La bibliothèque offrira 2 000 places de lecture sur neuf niveaux répartis de part et d’autre d’un axe central de circulation tant des lecteurs que des documents, mais dans des circuits bien distincts. Chaque niveau est divisé en deux espaces : le premier, bénéficiant toujours d’un éclairage naturel, est une salle de lecture, le second espace est dévolu soit aux magasins, soit aux services internes. Les salles de lecture s’organisent en cascade à partir de l’espace central, le hall Callimaque, qui gère l’accueil général et la distribution des lecteurs entre les diverses sections thématiques.
L’aspect remarquable de cette architecture tient probablement au fait qu’il soit toujours possible d’embrasser la totalité des espaces, disposés en gradins, où que l’on se trouve, et donc de se repérer aisément, malgré l’ampleur imposante du volume intérieur. Un système de demi-niveaux permettant de distinguer tables de lecture et rayonnages devrait également contribuer à la lisibilité de l’ensemble.
Les magasins prévus pour accueillir huit millions de documents, les services internes de traitement des documents, les bureaux, les locaux techniques, les autres locaux de la bibliothèque hall d’exposition, auditorium, musée de la calligraphie, etc. ne sont pas en reste et bénéficient d’espaces généreux. Mais c’est à coup sûr le volume central impressionnant des salles de lecture, volume unique mais composé d’espaces bien distincts, que retiendra le visiteur.
L’organisation
Les concepteurs initiaux avaient proposé une organisation relativement classique de la bibliothèque en distinguant :
– un département des livres et des périodiques organisé en sections thématiques ;
– un département des collections spéciales comprenant, entre autres, une section musique et une section audiovisuel et documents électroniques ;
– un département des services scientifiques chargé de l’acquisition et du catalogage des imprimés et périodiques ;
– un département des services techniques en charge d’une part, des services de conservation des documents, et, d’autre part, des services techniques du bâtiment.
Le parti d’origine mérite aujourd’hui d’être réexaminé à la lumière de plusieurs facteurs :
– la distinction entre types de documents par support tend à perdre de sa pertinence : Le corpus des philosophes français sur cédérom relève-t-il du département audiovisuel ?
– le recouvrement entre départements de supports et sections thématiques, la distinction entre services publics et services internes, sont aléatoires si l’on veut bien mettre en regard l’organisation du travail et éviter une division trop rigide des tâches ;
– le choix de la classification Dewey et son adaptation à la topographie des salles de lecture ont également fait l’objet de la révision du schéma initial.
Un premier travail a consisté à répartir précisément les disciplines par espaces de lecture. De manière très simplifiée, et pour s’en tenir aux principaux niveaux, on peut présenter l’organisation thématique des salles de lecture comme dans le schéma ci-dessous.
À partir de ce schéma, une réflexion est en cours pour affiner l’organisation fonctionnelle et l’organigramme : comme dans beaucoup de bibliothèques, actuellement, on s’achemine vers une départementalisation thématique plus franche qui devrait remettre en cause la partition adoptée au départ. Il en va de même pour l’intégration des différents médias : il subsistera une salle dévolue aux disciplines où s’illustrent le son et l’image (cinéma, musique, etc.), mais cela ne signifie plus qu’il y aura là un monopole des documents électroniques et multimédias.
Le système d’information
Le bâtiment étant désormais bien sur les rails, la grande affaire des deux ans à venir est à coup sûr le système d’information. Pour l’Alexandrina qui ne pourra se prévaloir au départ de collections très importantes, l’enjeu est évidemment décisif. Il est vital que la bibliothèque soit équipée d’un système performant qui lui permette de communiquer avec les bibliothèques, archives et autres centres documentaires du monde entier pour jouer le rôle qui doit être le sien en Égypte et pour cette région du monde : être un véritable centre de ressources à même de localiser et fournir la bonne information, le bon document où qu’il se trouve. Inversement, l’Alexandrina devra être facilement accessible à distance, et transmettre ses textes, ses images et ses sons.
Dès 1990, le président François Mitterrand avait engagé notre pays à apporter son assistance à la définition et à la mise en œuvre du système d’information. L’enjeu est culturel : affirmer l’Alexandrina comme pôle francophone grâce à un système d’interrogation incluant le français, mais aussi économique : installer le savoir-faire français en matière de technologies de l’information dans cette vitrine qui disposera d’une forte visibilité mondiale.
C’est pourquoi les autorités françaises ont décidé, en 1997, de financer l’étude de faisabilité qu’elles ont confiée à CAP GEMINI, maître d’œuvre du système d’information de la BnF. Cette société avait présenté un projet construit autour de deux objectifs complémentaires : étudier les conditions de l’internationalisation du système d’information de la BnF, définir les spécifications détaillées du système de l’Alexandrina.
Cette étude, qui a débuté en juin 1997, s’est achevée le 2 avril 1998 par la remise des fournitures suivantes :
1. Les spécifications fonctionnelles et techniques comprenant :
– une étude fonctionnelle et organisationnelle détaillant les processus à prendre en compte ;
– une étude technique établissant les contraintes techniques, les données volumétriques, les performances attendues.
2. Une étude de trajectoire définissant des phases et prenant en compte les contraintes de migration.
3. Un prototype permettant de montrer et d’éprouver les potentialités du système. Le prototype a été également conçu de façon à servir de plate-forme aux programmes de formations préalables à la migration des données. En tout état de cause, le prototype restera propriété de l’Alexandrina comme un don de la France à l’Égypte.
Les spécifications définissent un système intégré multimédia, conçu autour d’une architecture client-serveur, d’un réseau ATM et d’un fort noyau numérique réparti entre quatre serveurs principaux. Une des difficultés majeures réside dans la mise en œuvre du multilinguisme. Le système doit être trilingue et gérer automatiquement les correspondances entre listes d’autorités, qu’elles soient arabes, anglaises ou françaises, ce qui s’annonce complexe. Le système doit, par ailleurs, intégrer toutes les normes et les protocoles d’échange les plus avancés, savoir gérer les différents formats électroniques d’édition, proposer une interface OPAC-WEB particulièrement ergonomique, etc.
L’étude étant achevée, des discussions sont en cours entre les autorités égyptiennes et françaises pour examiner la question du financement de la conception détaillée et de la réalisation. Le coût du système pour une configuration totale de 1 100 postes est estimé à 50 MF, mais une configuration de 500 postes sera probablement suffisante à l’ouverture.
Un lieu de dialogue des cultures
Il est bien d’autres aspects que nous aurions pu mentionner pour illustrer l’activité de ce grand chantier, mais la place nous manque.
Ce qu’il faut retenir de l’Alexandrina à mi-parcours, c’est la détermination des responsables égyptiens de mener à bien ce projet en lui préservant son caractère international. Il faut souhaiter que la communauté internationale, qui a pris à cet égard des engagements, les respecte. Cela ne se fera pas sans la conviction et le soutien des bibliothécaires de chaque pays. Quelques collègues et non des moindres, Maurice Line, Hans Peter Geh, Bendix Ruggaas et bien d’autres apportent un concours actif et font souvent le voyage en Alexandrie. En France, la BnF, la BPI, sont très engagées ; la DLL et la Commission nationale française pour l’Unesco ne ménagent pas leurs efforts pour que ce projet aboutisse et connaisse le succès qu’il mérite. Mais c’est à chaque bibliothécaire de se sentir concerné par cette bibliothèque pas comme les autres et de s’y impliquer quand c’est possible. La communauté des bibliothèques francophones peut faire beaucoup : échanges, dons de doubles ou de copies, accueil de stagiaires, formation, etc.
Il est temps de multiplier les contributions pour que demain nous soyons aussi fiers de notre action en faveur de l’Alexandrina que nous le sommes aujourd’hui, d’avoir pris part, quand ce fut le moment, au sauvetage des temples d’Abu Simbel ou de Philae. Car, cette fois, il ne s’agit pas seulement de préserver l’héritage du passé, c’est le patrimoine du futur qui est en jeu et une certaine idée de la bibliothèque comme lieu par excellence de dialogue des cultures.
Mars 1998