Patrimoine et multimédia
le rôle du conservateur
Même si, dans la houle médiatique, le multimédia est désormais battu en brèche par Internet, avec lequel il est vrai, il entretient de nombreux rapports, il reste cependant un sujet de réflexion et de débats particulièrement foisonnants. A l'heure où des mutations de supports, de formats, de standards, rendent la donne encore plus complexe, il est bien difficile de faire une prospective prolongée sur le sujet. Le présent ouvrage propose lui, et c'est le cas de l'écrire, « un état de l'art » de l'exploitation du multimédia dans le cadre d'organismes à vocation patrimoniale.
Diversité des interventions
Patrimoine et multimédia : le rôle du conservateur, est en fait le recueil des différentes communications présentées au colloque du même nom, organisé à la Bibliothèque nationale de France au mois d'octobre 1996, à l'initiative, entre autres, de l'École nationale du patrimoine.
Comme souvent, on peut regretter que la simple transcription des interventions ici réalisée engendre redites, redondances, etc., et que, ni en termes de style ni en termes de présentation, l'ouvrage ne manifeste un souci d'homogénéité. La diversité des contributions, la qualité de certaines d'entre elles, et le fait que le lecteur se trouve ainsi libre de « piocher » ce qui l'intéresse, au fil des contributions, compensent cette faiblesse.
Si les notions de « patrimoine » et de « multimédia » sont accolées d'une manière un peu provocatrice, c'est que, bien souvent, l'usage commun veut que les domaines d'activité considérés semblent strictement antagonistes : l'absence d'assurance concernant la pérennité des supports, tant au niveau de leur sauvegarde physique que (plus grave) des évolutions de standards et de techniques, la fragilité desdits supports, les incertitudes juridiques qui entourent leur utilisation, leur complexité, leur hétérogénéité, rendent souvent une approche multimédia de la notion de patrimoine de fait aléatoire ou provocatrice.
Nouvelles images, oeuvres nouvelles
L'ouvrage est essentiellement divisé en sept chapitres, qui regroupent d'une manière bien arbitraire les différents exposés.
Dans « Nouvelles images, oeuvres nouvelles ? », se trouvent rassemblées des contributions notamment sur l'apport de la numérisation à une étude en profondeur (c'est le mot qui convient) des différents états d'un tableau, qui permet, au-delà des prouesses techniques impliquées par l'utilisation d'appareils de mesure extrêmement sophistiqués, de restituer une histoire in progress de tel ou tel tableau, permettant d'approcher l'intimité esthétique et technique d'un peintre à un degré jamais connu jusqu'alors.
Sur ce point, l'exposé d'Anne Roquebert sur « La peinture de Corot à l'épreuve de l'image numérique » est tout particulièrement remarquable : la précision technologique s'y déploie heureusement pour amener le lecteur à une nouvelle compréhension de certains tableaux du peintre. La technique n'y est pas une fin en soi, elle n'est qu'un moyen de lever certaines incertitudes, et, sans se substituer à une approche esthétique, la conforte et interdit des options trop fantaisistes, en parfaite symbiose avec la démarche rigoureuse de l'historien d'art qui n'exclut en aucune manière l'enthousiasme.
Dans « L'archéologie et l'architecture numérisées », sont décrites diverses expérimentations et notamment celles, largement diffusées, autour de la grotte Cosquer. Là où, pour la peinture, le multimédia permet d'aller chercher derrière l'oeuvre existante, l'oeuvre en devenir et finalement occultée, l'application numérique permet de restituer « ailleurs », en fait dans la mémoire d'un ordinateur, un lieu existant mais soit difficilement accessible soit extrêmement fragile, pour en faciliter la description et l'exploitation scientifique. De même (et l'expérience de reconstitution de l'abbaye de Cluny, quoique non présentée ici, sera dans toutes les mémoires) on peut, via les techniques numériques, restituer des monuments ou des parties de monuments disparus, ou, comme le montre Max Neal dans son exposé sur « L'image numérique et le projet muséal : l'exemple de Quinson », montrer le bâtiment « à venir ».
Ici, le discours se fait particulièrement ardu, surtout pour le néophyte dont les notions d'archéologie, de descriptifs de terrain, etc. sont faibles ou inexistantes. Dans « Architecture et images virtuelles : vers une nouvelle pensée visuelle », Jean-Paul Saint-Aubin montre bien que, avec l'avènement du numérique, il faut repenser non pas seulement les méthodes et les outils de collecte, mais aussi les moyens et les fins. Comme tout bon cinéphile le sait, « l'il » de la caméra (fut-elle numérique) voit une tout autre réalité que l'il humain, et la restitue d'une manière toute différente.
De l'écrit à l'écran
Les contributions rassemblées dans « L'écrit et l'écran » évoqueront un monde plus familier aux professionnels des bibliothèques et de la documentation. Michel Melot comme à son habitude propose, avec « La place du conservateur dans la production multimédia », une synthèse courte mais brillante sur la question. Le reste des contributions est moins décisif, même si le témoignage prosélyte d'Alain Nicolas, « Le témoignage d'un conservateur converti au multimédia », est d'un enthousiasme roboratif.
« Information et science en réseaux » propose ensuite une série d'exposés où les accointances ou les répulsions du multimédia et d'Internet sont largement développées. Marie-Pierre Dion présente le désormais fameux catalogue multimédia de la bibliothèque municipale de Valenciennes. Cet exposé a le grand mérite de rappeler que de tels outils amènent de nouvelles franges du public dans les établissements, et accroissent aussi la consultation des documents concernés, sans pour autant fragiliser ceux-ci quand, comme à Valenciennes, il s'agit de fonds précieux.
Pour autant, la méfiance n'a pas disparu, de la part de certains « conservateurs », pour le multimédia et, plus généralement, la numérisation. Il est vrai que, développé autour de la transcription et du livre, le travail sur le patrimoine, pour les archives par exemple, a bien du mal à s'accommoder des évolutions radicales des « nouveaux supports ». Dans « La numérisation des archives : problèmes de sélection et de diffusion », Joël Surcouf montre que la numérisation peut aider à ordonner des masses foisonnantes de documents, même si elle se révèle inopérante dans le cas où la répartition physique des documents a en soi une importance dans leur classement.
Réseaux numériques, aménagement culturel
L'article consacré aux « Repères pour la conduite de projets » offre d'utiles perspectives sur les embûches (nombreuses) qui attendent concepteurs et fabricants de produits multimédia : problèmes de droit, de sécurité, de protection, conditions d'exploitation et de diffusion, autant d'écueils rapidement complexes, et qui, pour certains, préviennent l'avènement de produits multimédias véritablement performants.
C'est une forme de désenchantement que, dans son exposé, « Les paradoxes de l'éditeur de cédéroms », traduit Dominique Carré. Pour lui, « il semble y avoir appauvrissement du contenu au fur et à mesure que le contenant semble démultiplier ses capacités d'espace et de mémoire ». Il oppose une connaissance « active » et « inter-active », en montrant qu'il y a « connaissance » quand il y a « développement de l'esprit critique ». Pour lui, « la qualité du livre, c'est de centrer le sujet. La qualité du cédérom, cela peut être d'éclater le sujet, mais il faut trouver le moyen personnel d'éclater le sujet ». Et, par provocation, il se demande si « l'édition électronique [aura] une chance un jour de ressembler au moins à un livre ».
« Oeuvres, production en réseau et conservation : les défis du numérique », vient clore les chapitres consacrés aux communications proprement dites. On en retirera, avec une grande circonspection, la contribution de Richard Kriesche, « créateur multimédia », intitulée en toute simplicité « Unification, fragmentation, spiritualisation ». Partant du principe (contestable) que l'histoire de la civilisation occidentale est un processus d'unification, considérant la Bible comme « la métaphore littéraire de la construction universelle », il en tire la conclusion hautement philosophique que « tous les livres ont une chose en commun : un début et une fin. Même le dictionnaire ». Le propos déçoit dans un tel ensemble.
Complété d'une bibliographie un peu hétéroclite et d'un glossaire qu'on aurait aimé plus étoffé, l'ouvrage, comme toujours, laisse un peu sur sa faim. Mais il intéressera, si ce n'est les néophytes, ceux qui cherchent à comprendre les bouleversements technologiques et intellectuels en cours.