L'État et le livre. Les politiques publiques du livre en France (1957-1993).
Yves Surel
La politique du livre dans le dernier demi-siècle est un sujet suffisamment peu étudié pour qu'on se précipite sur un ouvrage, issu d'une thèse de science politique, traitant de ce thème.
Le livre, pas les bibliothèques
Aux bibliothécaires qui voudraient lire ce livre, il faut le dire tout de suite : ils seront déçus. Les bibliothèques en sont en effet absentes. Le domaine du livre est ici traité dans ses dimensions de création (les auteurs) ou de diffusion (les éditeurs). On sait que, bien souvent, un auteur n'est pas maître du titre donné par l'éditeur à son livre. Il n'empêche : l'exemple en question est d'autant plus fâcheux que si l'État a mené une politique publique (sous-titre de l'ouvrage) en matière de livre, c'est bien dans le domaine des bibliothèques, plus que dans tout autre. Et pour cause : auteurs et éditeurs sont des personnes privées ; la politique publique y est donc singulièrement circonscrite.
Le livre part d'ailleurs d'un constat proche : celui de « la permanence problématique du double mouvement de professionnalisation et d'autonomisation des producteurs intellectuels de livres », dont l'auteur rappelle en introduction les éléments essentiels de périodisation.
La Caisse nationale des lettres
Yves Surel revient très longuement sur l'histoire de cette institution ancêtre du Centre national du livre, la Caisse nationale des lettres, fondée en 1928, active surtout à partir de 1946 et plus encore après la création du ministère des Affaires culturelles en 1959. C'est l'occasion pour l'auteur de rappeler la constitution administrative difficile de ce nouveau ministère, nécessairement amené à reprendre des services dépendant alors d'autres administrations.
On sait ce qu'il en fut pour les bibliothèques : « Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque nationale [...] opposa le même refus ferme et définitif, résolu à ne pas voir s'amorcer un démembrement de ses services [...], la lecture publique restant en outre dans son esprit un domaine par nature du ministère de l'Éducation nationale, structure beaucoup plus forte que le ministère des Affaires culturelles, et soutenue par ailleurs par les syndicats d'enseignants et la Ligue de l'enseignement » (p. 49). Malraux, semble-t-il, malgré quelques tentatives d'annexion, ne voulut pas entamer un conflit ouvert avec Julien Cain, par ailleurs membre du comité de direction de la Caisse nationale des lettres.
La Caisse, sorte d'« académie invisible », comme le dit joliment Yves Surel, attribuait alors des subventions à des écrivains et des prêts à des éditeurs (notamment Plon, Armand Colin et Garnier), non sans rencontrer des problèmes de frontière avec le Centre national de la recherche scientifique, qui disposait d'une structure comparable pour aider la recherche. L'action de la Caisse relevait plus, alors, d'une « action de médiation entre acteurs privés et publics ». Elle voulait aider les oeuvres, plus encore que les écrivains. Ses choix étaient, selon Yves Surel, « marqués par un classicisme esthétique ». Évoquant en quelques mots la législation de la censure à l'époque, puisque certaines questions n'ont pas manqué d'émouvoir les représentants de la Caisse, l'auteur fait alors quelques erreurs.
L'exception du livre
Tout change dans les années 70 : concentration, fin de l'âge d'or marquent le champ éditorial. Un nouveau paradigme doit alors être construit par quiconque veut justifier l'action publique : ce sera celui de l'exception du livre. En 1973, la Caisse devient Centre national des lettres. En 1975 est créée la Direction du livre. Le rapport Granet indique des voies nouvelles pour une politique du livre. Au début des années 80, le problème du livre est à l'ordre du jour dans les agendas politiques. Son prix devient un problème considéré comme majeur, pendant que se renforce chez certains éditeurs une opposition aux concentrations de la commercialisation, dont l'emblème est alors la FNAC. L'inégal prix du livre est identifié comme représentant l'un des obstacles majeurs à sa démocratisation et à son partage social, aussi bien qu'à la création. Jérôme Lindon, figure centrale de tout débat autour du livre depuis plus de 40 ans, réussit à voir l'arrêté Monory, qui avait libéralisé le prix du livre, abrogé et votée, dès août 1981, la loi sur le prix unique du livre.
Le Centre national des lettres
L'auteur consacre ensuite tout un chapitre aux évolutions du CNL pendant la période récente. Celui-ci est progressivement doté de moyens et de missions considérablement élargis. Des commissions spécialisées nouvelles voient le jour entre 1982 et aujourd'hui, élargissant à chaque fois les domaines couverts. Si les financements de l'État s'accroissent, les ressources du cnl continuent à provenir majoritairement de la taxe sur les appareils de reprographie et d'une taxe (0,2 %) sur le chiffre d'affaires de l'édition.
L'auteur retrace les débats qui ont traversé la période, certains éditeurs contestant, au fil des années, les choix du cnl, devenu entre temps, selon le vu d'Évelyne Pisier, Centre national du livre. Des bilans chiffrés sont présentés. L'auteur analyse enfin la mise en place, à l'initiative de laquelle Jérôme Lindon tient à nouveau une grande place, d'une politique d'aide à la librairie. L'auteur souligne aussi l'extension des activités du CNL, sa participation à la promotion de la lecture, par l'organisation de la Fureur de lire ou par les subventions accordées aux bibliothèques (en très forte baisse au cours des années récentes).
Ainsi a pu être constituée, au fil des ans, une politique publique en matière de livre, légitimée et même « routinisée » pour reprendre les qualificatifs à la mode dans les sciences politiques aujourd'hui, dans lesquels acteurs publics et privés sont en interaction permanente, à tel point que les frontières entre les uns et les autres sont parfois poreuses, estime l'auteur. Une légitimité et un consensus pourtant toujours fragiles et menacés.