La société informationnelle
enjeux sociaux et approches économiques
« Après trente ans d'existence, on ne s'accorde toujours guère sur ce que recouvrent les termes « société de l'information » », écrit Blaise Cronin dans sa préface à La société informationnelle. D'évidence, et le statut et la définition des sciences qui traitent de ce sujet restent aussi des sujets complexes, parfois polémiques, que le caractère universitaire de certains des organismes chargés de les promouvoir a entraîné, en France notamment, dans des débats feutrés mais brutaux. L'utilité de la discipline « sciences de l'information » est ici en tout cas illustrée par les études sérieuses et documentées, que le livre codirigé par Anne Mayère et Blaise Cronin nous propose.
L'information, une marchandise
L'ouvrage se divise en trois parties, que l'on pourrait schématiser en disant qu'elles traitent de l'information comme organisatrice du marché, comme théorie, comme valeur.
Dans la première partie, Abbe Mowshowtiz analyse le rôle que l'information et les technologies qui l'exploitent et la distribuent jouent et ont joué dans l'avènement du « Brave new marketplace », ainsi que le qualifie l'auteur, fort irrévérencieusement, par allusion bien sûr au « Brave new world » d'Aldous Huxley, l'un des exemples les plus achevés d'utopie négative de la littérature de science-fiction contemporaine. Il montre que les notions de travail et d'information se sont profondément modifiées dans les méthodes de production modernes, et que le transfert à l'ordinateur d'une partie des connaissances et compétences nécessaires à la gestion économique offre des possibilités entièrement nouvelles, dont les implications peuvent être positives comme négatives ; l'avènement des « marchandises informationnelles » « objets d'échange fournissant des informations » en fera, pour l'auteur, des concurrents sérieux pour les opérateurs humains dans bien des domaines d'activités. Cette partie pessimiste de l'exposé est convaincante ; moins décisive en revanche semble l'envolée finale sur les bienfaits de ces marchandises pour affermir à nouveau les liens sociaux et familiaux, que l'auteur considère comme largement distendus.
Herbert I. Schiller montre quant à lui que, en fait de « nouvel ordre mondial », c'est d'une « ingouvernabilité » qu'il faut parler à propos des réseaux, des médias, des télécommunications. Déréglementation et loi du profit sont les maîtres mots d'un chaos qu'il y a, semble-t-il, peu d'espoir de dominer : ni l'Organisation des Nations Unies, ni l'administration américaine, malgré leurs efforts, ne semblent en mesure de lutter contre les soucis et envies égoïstes et hégémoniques des grandes entreprises, favorisés par l'expansion des outils d'élaboration et de diffusion de l'information : « Un des plus grands défis affrontés par la démocratie à notre époque est de développer des institutions politiques suffisamment puissantes pour faire front aux marchés mondiaux, mais suffisamment responsables envers les citoyens pour que ceux-ci aient le sentiment de conserver le contrôle », écrit-il pour conclure : d'évidence, nous sommes loin du compte.
De savantes constructions
Après ces vigoureuses insertions dans la réalité économique qui ont le mérite de souligner certaines évidences, la seconde partie s'agence autour d'exposés plus théoriques, qui renouvellent les inquiétudes formulées dès la préface, en proposant une fois de plus de savantes constructions autour de la définition même de l'information, et ses nombreuses déclinaisons.
Dans « Pour une taxonomie de l'information », Donald Lamberton propose ses propres pistes sur l'économie de l'information, en rappelant que la première bibliographie sur ce sujet, établie en 1971, comportait déjà près de 300 références. On n'ose imaginer ce qu'il en serait aujourd'hui… « Asymétrie informationnelle », « Capital organisation- nel », et bien d'autres concepts sont convoqués pour un exposé qui brasse bon nombre d'idées, notamment celle, si primordiale pour la profession, de l'information comme « bien public ».
Sandra Braman, dans « L'économie de l'information », revient, comme Abbe Mowshowtiz, sur la place et les caractéristiques de l'information au sein d'une société gouvernée par les marchés. Elle analyse d'une manière plus approfondie les caractéristiques bien spécifiques, dans ce contexte, de l'information : ainsi, le consommateur de l'information peut à son tour devenir producteur ; l'information, même vendue, reste la propriété du producteur, qui ne vend en fait qu'un usage (comme l'eau par exemple) ; l'information est, le plus souvent, périssable ; surtout, elle devient de plus en plus intangible, ce qui ne va pas sans poser de complexes problèmes de tarification, de valeur même. Ce travail conceptuel est riche, et bien structuré.
Certes et une fois de plus, on retrouve des thèmes permanents liés à la théorie de l'information, ainsi de la question de savoir si l'information peut uniquement être considérée comme une marchandise. Mais Sandra Braman a le mérite de proposer un exposé complet, voire consciencieux, sur ces questions toujours d'actualité - comme en témoignent les controverses nombreuses sur la notion et l'étendue de la propriété intellectuelle.
Bien public ou privé
Comme en écho, Werner Schwuchow revient sur la question de savoir si l'information est « bien public ou privé ». Il le fait d'une manière fort pratique, où sont évoqués notamment les débats liés à la notion de services payants ou gratuits, à la sous-traitance au privé de la diffusion d'informations officielles (notamment celles du gouvernement), à la détermination des prix des prestations si l'on décide qu'elles doivent être facturées, au moins partiellement, aux utilisateurs, etc.
D'évidence, ces débats sont ceux d'aujourd'hui, et, correspondant plus largement à des choix de société, méritent d'être replacés dans un contexte plus général. Pour finir, l'auteur conclut qu'il existe, « au sein des institutions du secteur public une tendance régulière, mais sensible, vers la facturation d'un éventail de produits et services d'information ». On s'en réjouira ou non, mais, pour Werner Schwuchow, l'heure est plutôt à l'adaptation tempérée des services publics à cette tendance qu'à proposer encore une alternative radicale.
Anne Mayère, dans « Produits et services d'information », se propose quant à elle de dépasser la « théorie standard de l'information », et l'on retrouve dans ses propos certains échos du texte de Sandra Braman. Elle rappelle notamment que « la valeur d'usage [de l'information]. est une construction sociale », ce qui complique encore son intégration dans une logique marchande ou non-marchande tout aussi bien. De ce fait, pour elle, « la "formule magique" de la valeur de l'information ne sera jamais trouvée », ce que des esprits chagrins pourraient interpréter comme une sérieuse inquiétude sur l'existence même des recherches et théories fondées sur l'économie de l'information. Mais on préférera comprendre que c'est la recherche elle-même - et non forcément ses aboutissements - qui fournit des éléments opérationnels pour la réflexion et la décision, y compris dans des disciplines et des domaines d'intervention auxquels, chaque jour, les professionnels de l'information se trouvent confrontés.
Une question rémanente, des réponses plurielles
La troisième partie s'intéresse plus précisément à la « valeur de l'information, une question rémanente, des réponses plurielles », mais il est facile de constater que nombre des interventions des deux premières parties en ont largement débattu, tant cette question semble effectivement centrale à la définition même de l'investigation en la matière.
Rainer Kuhlen, dans « Les effets de valeur ajoutée des marchés de l'information », s'intéresse justement à ce qui peut distinguer une « information brute d'une information traitée », ce qui, soit dit en passant, recouvre la majeure part de l'activité des bibliothèques et organismes de documentation, au moins dans le secteur universitaire, de recherche, et privé. Son exposé est un peu rapide ; il comporte malgré tout d'utiles tableaux, qui posent les limites théoriques de la question, d'une manière claire et utilisable : on retiendra en particulier un tableau bien venu consacré aux « critères des effets de valeur ajoutée des catalogues de bibliothèque et des bases de données bibliographiques », qui ressemble fort à certains travaux induits par la démarche qualité, ce qui n'est guère surprenant, tant ce type de démarche semble dicté par des considérations économistes concernant la « production » d'information dans les bibliothèques.
Dans le texte qui clôt l'ouvrage, « Estimation quantitative et évaluation économique des informations et des connaissances », Jean-Daniel Dessimoz étudie les liens qui unissent information, connaissances et économie. Il met en particulier l'accent sur les « systèmes cognitifs » qui ont été « jusqu'à récemment presque exclusivement des hommes [mais qui] depuis quelques décennies, [sont] des systèmes cognitifs artificiels (ordinateurs, processeurs numériques) », avec des conséquences importantes sur l'économie de l'information. Pour lui, après l'imprimerie et « l'utilisation généralisée des télécommunications électroniques », ces systèmes artificiels représentent une « troisième révolution dans le monde de l'information ». Mais il en tire des conclusions pessimistes : l'homme, qui avait déjà perdu une grande part de « son utilité économique » avec la maîtrise des grandes sources d'énergie (carburants fossiles, électricité) en perd encore plus face à des « systèmes artificiels économiquement plus attrayants ». Bientôt, la valeur de l'homme ne sera plus qu'« émotionnelle » - constat terrible dont l'auteur feint de croire qu'il pourra être « maintenu sous contrôle par des politiques de régulation appropriées ».
Un avenir incertain
On l'aura compris, certaines des contributions ici proposées sont solides et stimulantes. Elles ont le mérite de replacer, de gré ou de force, le monde de l'information dans le monde économique tout court, les deux entretenant des relations complexes, fluctuantes, difficiles à cerner et à conceptualiser, mais indéniables et dont témoignent nombre de débats déjà évoqués qui, eux, relèvent de pratiques de terrain. La méfiance est certaine (sans parti pris) pour une économie autorégulée, livrée au libre jeu de la concurrence, et où le rôle des états et des gouvernements se révélerait réduit à la portion congrue, au moins dans le domaine de l'information qui nous intéresse directement.
Il paraît juste de réserver la lecture de La société informationnelle au lecteur averti, qui ne craindra pas de plonger dans un monde parfois confus, de s'atteler à un vocabulaire souvent ardu, dans un volume qui s'affronte à des questions essentielles.