Lettre à mon fils sur l'amour des livres

par Jean-Pierre Brèthes

Roberto Cotroneo

Paris : Calmann-Lévy, 1997. - 168 p. ; 24 cm. - ISBN 2-7021-2755-X. 98 F

Calmann-Lévy publie en même temps deux livres de Roberto Cotroneo : Presto con fuoco, roman musical, qui a obtenu un grand succès en Italie, et cette Lettre à mon fils sur l'amour des livres, qui fait également largement appel à la musique. Mais il s'agit ici bien sûr - et le titre est bien explicite - d'abord d'un éloge de la littérature et de ses pouvoirs.

Le désir de décrypter

Cet amour des livres ne va d'ailleurs pas jusqu'à la sacralisation : « On peut très bien en jeter certains », et il ne s'agit pas du tout de mettre les auteurs sur un piédestal, car on ne doit pas se laisser impressionner, lire n'étant pas un devoir, mais l'expression d'un désir, celui « d'interpréter et de décrypter ce qui se cache entre les lignes ». Et ce n'est pas davantage du superflu, mais « une partie intégrante » de la vie.

C'est ainsi que les grands livres demeurent dans notre esprit. Ils nous aident à grandir, à mûrir, à découvrir le monde des adultes, à distinguer le bien du mal, à surmonter les angoisses (c'est le cas des deux premiers exemples décortiqués, L'Ile au trésor et L'Attrape-coeur), ils nous en apprennent plus sur l'âme humaine qu'un essai, qu'un traité, qu'une étude historique, ils nous renvoient à nos histoires personnelles et à notre médiocrité (ainsi les poèmes d'Eliot ou le roman de Thomas Bernhard, Le Naufragé), ils sont un moyen de connaissance du monde et de communication avec autrui…

Roberto Cotroneo rappelle que les tyrans sont toujours prêts à brûler les livres, que la société moderne admet volontiers d'autres métiers que celui de poète, puisqu'il ne sert pas directement à « produire », et qu'elle enferme la littérature dans les tiroirs de l'inutile ou l'exhibe « sur un présentoir comme un bibelot coûteux ».

Le travail du lecteur

Et si l'artiste est toléré, c'est « seulement en tant que génie ». Pourtant écrire exige sans doute plus de travail, de mesure, de sens des proportions que de génie, et la plupart des écrivains doivent accepter que le talent seul ne supplée pas le labeur, la rigueur, le perfectionnisme nécessaires à la création d'un grand roman ou d'un grand poème. Ainsi les nombreuses digressions d'Eliot dans La terre vaine « sont contrôlées, tissées les unes avec les autres dans une rigueur absolue, travaillées avec la dextérité d'un orfèvre ». C'est ce travail qui rend les grandes oeuvres inépuisables et susceptibles de relectures ou de lectures plurielles. Car il y a aussi, et c'est sans doute une source de plaisir, le travail du lecteur qui crée des ponts, qui fait sienne des cultures différentes 1, qui devient peu à peu homme de culture en découvrant des clefs d'accès grâce à sa conscience.

Il n'en a pas toujours été ainsi, et la prédominance de la langue écrite sur la langue orale est récente dans l'histoire de l'humanité. L'art de lire en silence, que saint Augustin a magnifié dans Les Confessions, éclaire bien le pouvoir de la littérature. Le monde d'encre et de papier, le monde fictif est tout aussi puissant que celui de l'économie et de la production. Car il produit du sens, pour chaque individu, pour le groupe et pour l'humanité. Ceux qui ne peuvent y accéder souffrent d'un manque, comme le montrent bien les personnes en situation d'illettrisme : il y a bien une misère de l'âme révélée par les difficultés rencontrées aujourd'hui dans les banlieues ou en milieu rural, l'audiovisuel ne pouvant pas remplacer la liberté de choix 2, de réflexion, d'imagination, d'interprétation, que donne la littérature.

A l'heure où des intégristes religieux ou politiques veulent ramener des populations entières à l'analphabétisme, Lettre à mon fils sur l'amour des livres est à placer au côté de Le Don des morts de Danièle Sallenave dans les livres qui ouvrent des voies aux lecteurs, et à ce titre, il mérite d'être dans toutes les bibliothèques.

  1. (retour)↑  Roberto Cotroneo a volontairement choisi des oeuvres étrangères à la littérature italienne pour servir d'exemples.
  2. (retour)↑  Et ceci malgré la multiplicité des chaînes de télévision ou l'usage du magnétoscope qui n'ont pas, semble-t-il, développé un usage différent de l'outil-télévision, comme le montre la faible audience des chaînes culturelles. Sur la plupart des chaînes, les programmes sont soumis aux impératifs publicitaires. Martin Scorsese dénonce la « fragmentation de l'image par les publicités » et « les constantes interruptions » qui « empêchent de se concentrer » sur les films projetés à la télévision aux États-Unis (Le Monde, 28 novembre 1997). Heureusement, les livres ne sont pas encore envahis par des encarts publicitaires, et c'est le lecteur qui choisit lui-même les moments d'interruption ! Encore faut-il qu'il ait la possibilité de lire, quand il vit dans un foyer où il y a un poste de télévision dans chaque pièce !