Musée, nation, patrimoine, 1789-1815

par Dominique Varry

Dominique Poulot

Paris : Gallimard, 1997. - 406 p. ; 22 cm. - (Bibliothèque des histoires). ISBN 2-07-074241-5. 180 F

Disons-le tout de suite, le beau livre que publie Dominique Poulot dans la prestigieuse « Bibliothèque des histoires » est à lire en parallèle avec un autre volume du même auteur, encore plus imposant par l'épaisseur car issu d'une thèse de doctorat, qui l'a précédé de quelques mois à la Voltaire Foundation 1. Le patrimoine est aujourd'hui à la mode et connaît un engouement très généralement partagé. Dans ces deux ouvrages complémentaires, Dominique Poulot retrace l'émergence quelque peu chaotique de cette notion, qui nous est devenue si familière, à la faveur de la Révolution française, de la prise de la Bastille à Waterloo.

Musée, nation, patrimoine s'organise en quatre parties : le sens de l'héritage et l'âge de la critique, le vandalisme révolutionnaire et les politiques de conservation, l'invention des musées et les stratégies de l'utilité, la culture du musée et les imaginaires de l'authenticité.

La question du vandalisme

Comme l'écrit Dominique Poulot, « la Révolution mesure aux objets d'Ancien Régime le droit de se perpétuer ou non en fonction de la leçon qu'ils peuvent donner à la postérité ». Ce faisant, elle rompt avec une tradition qui l'a précédée et préparée : celle de l'érudition telle qu'ont pu l'incarner les Mauristes continuateurs de Montfaucon, et celle de la collection telle que la concevaient les amateurs fortunés. Désormais, les objets reçoivent leur sens même du geste qui les conserve.

La question du vandalisme joue ici un rôle central. On se souviendra pourtant que cet iconoclasme et ce vandalisme sont contemporains des premières mesures de sauvegarde, et qu'ils frayent la voie à une législation protectrice. Pensons aux dénonciations des rapports de Grégoire, et aux mesures qu'ils ont entraînées sur le terrain. Caractéristique d'une peur devant les indices du passé et ce qu'ils pouvaient représenter et symboliser, ce vandalisme et les tris qu'il occasionne obligent à une « destruction », elle-même prélude à une reconstruction de sens.

Musée et bibliothèques

A l'image des tyrans honnis et de leurs suppôts s'oppose alors celle de la Nation porteuse d'un projet civique de « construction de la postérité ». Cette réorientation et cette régénération supposent donc l'apparition d'une instance nouvelle, à laquelle doit échoir la responsabilité de la sélection, de la conservation, et de la transmission de l'héritage. Ainsi naît le musée, qui confère aux objets légitimité et intelligibilité. Ce musée, c'est avant tout une velléité de « muséum universel » qu'incarne le Louvre. D'abord bénéficiaire du centralisme jacobin, il draina plus tard des chefs-d'oeuvre de l'Europe entière par la volonté de Napoléon. Les différents régimes du XIXe siècle devaient par la suite poursuivre, chacun à sa manière, cette chimère d'universalité.

Si Dominique Poulot arrête son propos à 1815, il est pourtant bien conscient du rôle essentiel d'organisation et de définition du patrimoine que joua la monarchie de Juillet. Ce musée, c'est aussi plus modestement les collections de province, organisées à leur rythme, et poursuivant à leur échelle le même dessein pédagogique.

Ce musée, ce sont enfin les bibliothèques. N'oublions pas que leur histoire est alors parallèle à celle des musées, que la constitution et l'organisation de leurs collections patrimoniales participent de la même démarche, et que musées et bibliothèques en gestation ont bien souvent voisiné dans les mêmes locaux, biens nationaux reconvertis, et ont fréquemment eu, surtout en province, les mêmes maîtres d'oeuvre.

Collections de peintures, d'objets et de livres, lavés de la souillure du « despotisme » et du « fanatisme » d'Ancien Régime, « régénérés » par la liberté nouvelle, concourent alors à susciter l'émulation des talents nouveaux, mais surtout à instruire le peuple et à le garder des erreurs du passé. Pour la première fois est ici tentée une histoire parallèle de ces instances de conservation, histoire que le signataire de ces lignes appelait de ses voeux et espère voir se poursuivre dans l'étude des institutions de conservation, mais aussi dans celle des hommes qui en furent les artisans.

On nous pardonnera de citer ici, un peu longuement, la dernière phrase de l'introduction de l'ouvrage, pour la livrer à la méditation du lecteur : « Ainsi, l'histoire du patrimoine participe, à des degrés divers, de la destinée matérielle des oeuvres et des objets, de la représentation d'une communauté, enfin de l'interprétation du passé, inlassablement tissée d'une fondamentale étrangeté des traces et des restes [...] Écrire cette histoire, c'est donc tenir ensemble plusieurs histoires pour mieux comprendre la construction du sens de l'identité : celle des ressources que peut mobiliser la mémoire sociale, celle des stratégies qui gouvernent les politiques de conservation, celle des imaginaires de l'authenticité qui les inspirent, enfin ».

Ces deux livres intéressent donc un public plus vaste que celui de la corporation des historiens. Ils ont toute leur place sur la table de travail du conservateur de bibliothèque en charge de fonds patrimoniaux, héritier et usufruitier de ce passé recomposé. Ils ouvrent enfin la voie à une histoire comparée des musées, archives et bibliothèques. Il reste à souhaiter que les bibliothécaires prennent toute leur part de ces chantiers futurs.

  1. (retour)↑  Dominique Poulot, Surveiller et s'instruire : La Révolution française et l'intelligence de l'héritage historique, Oxford, Voltaire Foundation, 1996 (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 344).