Le livre et l'historien
études offertes en l'honneur du professeur Henri-Jean Martin
Disciples, collègues et amis du professeur Henri-Jean Martin ont voulu rendre hommage à celui qui apparaît aujourd'hui, en France et à l'étranger, comme le maître incontesté de l'histoire du livre, à celui qui, par son enseignement, a su éveiller de nombreuses vocations de chercheurs et de bibliothécaires, à celui qui, par son action et l'ensemble de ses travaux, n'a cessé de montrer qu'il a été, tout au long de sa carrière, un savant, un pédagogue et un directeur de bibliothèque hors pair.
La richesse foisonnante du présent recueil témoigne assurément de l'impulsion décisive donnée par Henri-Jean Martin à une discipline qui reçut dès 1958 ses lettres de noblesse avec L'Apparition du livre 1 ; elle témoigne aussi de la diversité des recherches menées depuis une trentaine d'années et dont la problématique semble déjà contenue en germe dans Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle 2. Mais comment rendre compte, à vrai dire, en si peu de lignes, d'un épais volume de plus de huit cents pages, riche de cinquante-huit contributions dues à soixante et un collaborateurs, rédigées pour la grande majorité d'entre elles en français, mais aussi en anglais et en allemand, augmentées enfin de nombreux tableaux, cartes, graphiques et planches hors-texte ?
Des thèmes chers à Henri-Jean Martin
Loin d'être un simple kaléidoscope, une accumulation de savoirs éclatés, une juxtaposition artificielle de cas d'espèces, d'analyses fines et de réflexions ouvrant de nouvelles voies à la recherche, Le Livre et l'historien réunit - sous un titre qui définit sans ambiguïté le champ d'exploration de l'ouvrage - une série d'études qui, en dépit ou en raison même de leur diversité, renvoient constamment à des thèmes chers à Henri-Jean Martin.
La première partie, à travers douze contributions, qui représentent 20 % de l'ensemble, célèbre l'apparition du livre en survolant une période de plusieurs siècles, des scriptoria de Reims et de Fleury jusqu'aux « victimes de la Saint-Barthélemy dans le monde du livre parisien ». Le manuscrit et l'imprimé y sont étudiés sous l'angle des techniques (matériaux et instruments utilisés par le scribe, xylographie), aussi bien chez les juifs d'Europe occidentale que dans la Chine ancienne ; mais l'on y accorde également une place de choix aux textes (en l'occurrence, le Talmud), et l'on y met en évidence le rôle joué par un éditeur tel que Josse Bade dans l'univers humaniste européen. Deux articles viennent enfin préciser le paysage culturel de la France au xvie siècle : l'un fait sortir de l'anonymat un juriste bourbonnais inconnu, Michel de Chamelet, dont la personnalité ne se laisse guère appréhender que par ses livres, l'autre évoque avec bonheur les usages du livre et les pratiques de lecture à la cour de Henri II.
Tous les aspects de la discipline
Les deuxième et troisième parties, qui regroupent quarante articles, nous introduisent au cur même de l'ancien régime typographique et abordent les débuts de l'ère industrielle. Par-delà leur titre de regroupement - Histoire et pouvoirs de l'écrit 3 - qui fait bien sûr référence au volume publié en 1988 par Henri-Jean Martin, elles révèlent un certain nombre de préoccupations qui hantent les chercheurs depuis que Lucien Febvre, dans un article publié en 1952 dans les Annales, « L'édition parisienne du XVIIe siècle : quelques aspects économiques », lança un vibrant appel à la communauté scientifique pour que soit enfin prise en compte l'histoire du livre, alors terra incognita.
Appel aujourd'hui entendu puisque l'on évoque ici tous les aspects de cette discipline et que le livre est tour à tour considéré, au fil de ces pages pleines d'érudition, comme objet, comme marchandise, comme ferment, comme support et véhicule des idées, comme agent de diffusion du savoir, comme élément constitutif d'un ensemble qui a pour nom bibliothèque.
Que l'on ne s'y trompe pas : ces diverses contributions prouvent de façon magistrale que l'histoire du livre, devenue progressivement une branche à part entière de la bibliologie, a atteint sa pleine maturité. D'abord limitée à l'analyse descriptive et esthétique des documents, elle s'est ouverte à l'histoire professionnelle des métiers du livre, puis elle bénéficia, avec Simiand et Labrousse des apports de l'histoire économique et sociale. Elle fut ensuite confrontée aux exigences de la bibliométrie quantitative (Robert Estivals) et à de fécondes hypothèses de travail privilégiant l'interaction entre société, enseignement, religion, mentalités, politique et production des livres pour aboutir à une approche globale dont L'Histoire de l'édition française 4 publiée de 1983 à 1986 fournit le modèle achevé.
Grâce aux efforts déployés par des chercheurs tels que François Furet, Daniel Roche, Roger Chartier, Robert Darnton et leurs émules de plus en plus nombreux, l'histoire du livre ne relève plus seulement de la bibliographie et de la bibliophilie, mais permet d'appréhender en profondeur et en finesse une époque, un milieu, une culture, mettant en oeuvre des méthodes et des grilles de dépouillement dont les fils ne cessent de se croiser et de se resserrer.
De nouvelles recherches
A côté des problèmes matériels, commerciaux ou financiers évoqués par Albert Labarre, dans « Imprimerie et commerce du livre à Lille avant la Révolution », ou par Jacques Rychner et Anne Sauvy dans « Les Espaces de l'atelier d'imprimerie au xviiie siècle », on voit surgir d'autres interrogations qui donnent naissance à de nouvelles recherches et suscitent de nouvelles mises au point, dont la communication des ouvrages sous l'Ancien Régime (Françoise Waquet), les cabinets de lecture à Nantes (Agnès Marcetteau), l'édition musicale en France au XVIIIe siècle (François Lesure), l'engagement politique d'un Théophraste Renaudot (Hubert Carrier) ou la diffusion des placards entre Ligue et Fronde (Christian Jouhaud) constituent de bons exemples.
Les questions de bibliographie matérielle abordées par Jeanne Veyrin-Forrer et Guy Parguez, le passage des Lettres philosophiques de Voltaire sous le microscope de Giles Barber, ou encore les réflexions stimulantes de Daniel Roche sur le livre d'équitation étudié dans la longue durée côtoient de façon très heureuse et complémentaire des articles de nature très différente consacrés à « la couleur en noir et blanc » (Michel Pastoureau), aux reliures de Marin Cureau de la Chambre (Isabelle de Conihout) et au colportage évangélique en France pendant la première moitié du XIXe siècle (Michèle Sacquin).
Bien qu'il ne soit guère possible de citer tous les auteurs qui ont apporté leur pierre à l'édifice et de mentionner les titres de leurs contributions scientifiques dont la seule énumération remplit une table des matières longue de cinq pages, nous ne saurions passer sous silence les études relatives à la situation du livre en Grèce (XVe-XIXe siècles), à Venise (1620-1650) et dans l'Allemagne de l'Aufklärung afin de montrer, si besoin était, que Le Livre et l'historien ne connaît pas de frontières et déborde largement le cadre géographique de la France.
L'édition et le commerce du livre en province au XIXe et au XXe siècles, la vulgarisation scientifique au cours de la même période, l'économie des maisons d'édition pendant la Première Guerre mondiale, les publications en langues orientales de l'Imprimerie nationale au XIXe siècle forment le dernier volet d'une somme qui s'achève sur les propos désabusés, mais tempérés d'optimisme du libraire André Jammes quant à la destruction des livres.
En vérité, les mélanges offerts à Henri-Jean Martin - vingt-quatrième volume de la collection « Histoire et civilisation du livre » publiée chez Droz - plaident avec brio en faveur de l'enseignement professé par le Maître depuis de nombreuses années. Mais ils sont aussi porteurs d'un message plein d'espérance sur la chose écrite et imprimée, alors que celle-ci semble menacée, en cette fin de deuxième millénaire, par de dangereux concurrents : sans doute appartient-il à notre génération « de faire comprendre à nos descendants que le progrès technique n'implique pas obligatoirement le rejet irréfléchi des apports du passé ».