Les services de bibliothèque dans une société multiculturelle
Antoine Carro-Réhault
La conférence générale de l’ifla à Copenhague en août 1997 a été l’occasion pour la section des services de bibliothèque aux populations multiculturelles de donner un éclairage particulier aux activités menées dans ce domaine par les pays scandinaves. Une « réunion satellite » organisée du 26 au 28 août, à Aahrus, au Danemark, a rassemblé quelque soixante-dix bibliothécaires autour du thème des « services de bibliothèque dans une société multiculturelle » 1, avant la tenue de la conférence générale.
Une transformation significative
Les bibliothécaires français attentifs aux travaux de l’ifla remarqueront sans doute dans le titre même de ce séminaire la substitution de l’expression « société multiculturelle » à celle de « populations multiculturelles » traditionnellement utilisés dans les communications de la section.
Cette transformation n’est pas subie, elle se veut significative. Elle est nourrie tout autant par l’histoire et l’expérience des membres de la section dans la mise en place de services spécialisés et d’activités concrètes auprès des lecteurs de nombreux pays du monde que par leur participation aux débats intenses autour des questions d’identité, d’immigration et des controverses sur les concepts d’intégration et d’assimilation culturelle.
Choisir de placer notre action dans le cadre d’une société multiculturelle représente pour la section une nécessité, dans la mesure où elle se doit de tenir compte des conditions nouvelles dans lesquelles s’exerce la profession, mondialisation (globalisation ?), usage de plus en plus généralisé des technologies de l’information et de la communication (tic). Elle doit aussi reconnaître l’élargissement du public visé, composé avant tout des immigrés et des réfugiés, des personnes déplacées pour différentes raisons ainsi que des clandestins, soit près de 170 millions de personnes 2 qui composent actuellement notre public potentiel, au sein des sociétés et des nations qui les accueillent.
Le bibliothécaire, dans une société multiculturelle où les échanges d’information sont devenus quasi instantanés, doit en même temps rester attentif au niveau local, à la satisfaction des besoins qui demeurent, pour de nombreux immigrés, d’échapper aux conditions matérielles et morales qu’implique leur déplacement et de répondre du mieux possible à leur demande d’accès à la formation professionnelle, à la promotion sociale et au partage des richesses.
A ce titre, le travail favorisé par les tic ne conduit en aucun cas à tourner le dos aux publics défavorisés des pays en voie de développement, encore très peu équipés en matériels informatiques ; la volonté de coopérer au développement des réseaux de bibliothèques de ces pays prend au contraire une vigueur accrue du fait même du caractère décentralisé des activités que permettent les réseaux électroniques. La société multiculturelle devient alors l’espace de l’échange d’expériences, où la formation initiale et continue des bibliothécaires représente le vecteur essentiel de l’activité de la section.
Ainsi, la lutte contre les discriminations, comme la volonté de promouvoir d’une manière générale une approche humaniste vis-à-vis des problèmes de race, d’immigration, d’accès à la culture et à la connaissance, demeurent largement le socle intellectuel de la section.
Comme on le voit, la diversité des sujets abordés rend compte tout aussi bien de la largeur du champ d’action de la section que des multiples occasions offertes d’approfondir la réflexion personnelle parallèlement à la mise en place d’activités et d’expériences.
Répondre aux besoins d’une société diverse
Cela a bien été le cas lors du séminaire d’Aahrus. Si je souhaite m’attarder un peu sur cette réunion, et décliner les thèmes qui y ont été abordés, c’est d’une part pour en faire partager la richesse, mais aussi pour inviter à contribuer nombreux à la mise en place de services, de techniques, qui permettront aux bibliothécaires de répondre aux besoins d’une société qui est, qu’on le veuille ou non, multiculturelle et diverse.
Cette affirmation a été renouvelée lors de la réunion par Thomas Hylland Eriksen, de l’université d’Oslo, dont la passionnante communication tentait de donner un sens à la situation que nous vivons : « Quel que soit le moyen que nous choisissons pour conceptualiser la nouvelle situation, comme menace envers la diversité culturelle ou même envers notre propre culture, ou comme un processus démocratique et enrichissant de mondialisation, il ne fait pas de doute que la situation actuelle revêt en termes qualitatifs, des dimensions culturelles et un cadre culturel nouveau et variable, une nouvelle dynamique du changement. Les termes monoculturel et multiculturel [...] couvrent bien le discours contemporain. Bien que chacun puisse réellement dire qu’aucune société n’a jamais été monoculturelle, si l’on met de côté les efforts héroïques et souvent aboutis des nations en gestation pour envisager les sociétés comme historiquement continues et culturellement homogènes, la situation au tournant du siècle pose de façon nouvelle des problèmes qui ont trait au relativisme culturel : tout d’abord, les nouvelles technologies de la communication ont aboli la distance et supprimé la durée. Aujourd’hui, tout se produit partout simultanément, et le défi principal pour des groupes comme ceux des bibliothécaires et des intellectuels consiste à filtrer et organiser l’information pour rendre la connaissance et la compréhension accessible aux gens qui ne sont pas des professionnels du domaine [...]. Deuxièmement, l’immigration des pays pauvres vers les pays riches a créé une situation de présence permanente des minorités ethniques dans les pays riches. Elles pourraient s’intégrer, mais il y a peu de facteurs qui nous permettent de croire qu’elles seront assimilées dans un futur envisageable. Des identités ethniques devront coexister dans le cadre institutionnel des États-nations ».
Ceci posé, les questions auxquelles nous devons répondre sont les suivantes : devenons-nous plus semblables ou plus différents ? Une société multiethnique est-elle la même chose qu’une société multiculturelle ? Quelles sont les conséquences de la mondialisation sur l’identité personnelle ? La réponse principale des politiques est-elle l’ambivalence ou le fondamentalisme ?
Les pistes données aux participants du séminaire n’étaient bien sûr ni complètes, ni directement exploitables en termes de capacité professionnelle. Elles ont cependant largement contribué à nourrir notre curiosité intellectuelle et notre enthousiasme à imaginer de nouveaux services, pour des publics nouveaux, au nom d’un multiculturalisme qui signifie respect des diversités culturelles, échange et mélange plutôt qu’assimilation et contrainte culturelle.
Cet apport vivifiant a ensuite été renforcé par Bjorn Bringsvaerd, consultant auprès de la bibliothèque publique d’Oslo, qui a décrit des pistes d’utilisation d’Internet pour répondre à des besoins que la bibliothèque traditionnelle ne permet pas de satisfaire convenablement, catalogue multilingue et multiscript, moteurs de recherche, contenu des produits, mise en liaison avec l’étranger, utilisation du Web pour l’animation culturelle des collectivités d’immigrants ou de réfugiés, nécessité d’une coopération locale, nationale et internationale entre bibliothécaires et institutions, associations d’usagers, etc. Tout ce que permet ou permettra Internet pour briser l’isolement dans lequel se trouve parfois le lecteur d’origine étrangère.
Des services en place
D’autres intervenants ont présenté des services déjà en place et qui remplissent des fonctions multiculturelles complémentaires. Ainsi la bibliothèque Nord/Sud de Stavanger, en Norvège, présentée par Ingeborg Gihle, dont l’objet principal est de fournir des informations sur toutes les publications concernant les pays du tiers monde ainsi que les relations entre pays du Sud et pays du Nord, en économie, santé, culture, etc.
Ainsi de Clara Chu, de l’université de Californie (Los Angeles), qui a commenté son étude sur les services d’information multiculturels présents sur le réseau électronique. Lone Hedelund, bibliothécaire à Hasle, a présenté les diverses activités destinées à développer la participation des jeunes à la vie sociale locale à travers des activités traditionnelles et d’autres liées particulièrement à l’usage de l’informatique, pour aider à l’intégration professionnelle, économique et sociale des jeunes immigrants. Agot Berger, conseiller pour les immigrants à la bibliothèque de Aahrus, a fait part de ses réflexions sur le travail multiculturel, ses objectifs et ses limites, et sur l’impact des tic dans le travail multiculturel. Elle affirme : « aujourd’hui, nous vivons tous dans une société multiculturelle et cela requiert un comportement multiculturel ».
L’aspect très technique des alphabets et des langues en relation avec l’utilisation d’Internet a été abordé par quelques intervenants, en particulier par Kirsten Leth Nielsen, de la bibliothèque centrale de prêt du Danemark, qui a expérimenté le système tinlib, qui permet le catalogage tant en alphabet latin qu’en grec, arabe, perse, urdu, thaï, hébreu etc, à partir d’une base de données commune. Il est accessible par Internet, utilise toutes les langues et tous les alphabets, et autorise l’importation et l’exportation de notices de et vers la base de données de la Bibliothèque nationale du Danemark.
Les communications sont trop riches et trop nombreuses pour les évoquer toutes ici. Qu’il me soit permis de citer le titre de la dernière présentation, « Une vision pour le futur : l’exploration de nouveaux rôles pour les services de bibliothèques multiculturelles », par Stan Skrzeszewski et Maureen Cubberley, tous deux consultants privés dans le domaine de l’information et des bibliothèques au Canada. Leur travail d’anticipation sur les rôles futurs des bibliothèques dans le domaine multiculturel, en liaison avec le développement des réseaux mondiaux de l’information a fait entrevoir un avenir professionnel créatif et excitant dans le secteur qui nous intéresse : faciliter le développement humain dans une société globale, parallèlement à un développement économique utilisant un système d’échanges global, fournir des points d’accès aux réseaux dans les zones qui en sont dépourvues, faciliter la formation à l’utilisation d’Internet pour les usagers des bibliothèques où qu’elles se trouvent, faire du bibliothécaire multiculturel le spécialiste de la navigation sur les autoroutes de l’information, l’incitateur à la création, ou peut-être même le créateur de sites attendus.
Le médiateur des cultures a un avenir certain. La section a inscrit son travail dans la prise en compte des exigences nouvelles du travail culturel ; notre programme d’activités pour les prochaines années ne rencontrera le succès que dans la mesure où les bibliothécaires le rejoindront, et introduiront dans leur pratique, dans leurs projets, la dimension multiculturelle, le public multiculturel qui, parfois encore, n’ose pas franchir les portes de la bibliothèque.