L'auteur et sa propriété
Dominique Arot
A l’initiative de la Société des gens de lettres (sgdl) et de la Maison des écrivains, s’est tenu du 23 au 25 octobre 1997, à l’Hôtel de Massa à Paris, un colloque important par l’actualité de son sujet, par le nombre de participants et par le haut niveau des intervenants, sur le thème « L’auteur et sa propriété ».
Les titres mêmes des quatre tables rondes autour desquelles s’organisaient les débats : « L’auteur et la postérité », « Les avatars de la propriété littéraire », « Déconstruction du droit d’auteur », et « De nouvelles marques pour l’écrit » montraient la volonté des organisateurs d’examiner la portée morale et la philosophie de la propriété intellectuelle avant même d’en proposer une quelconque refondation juridique, en particulier dans le cadre des réseaux électroniques.
En ouverture de ces journées, le président de la sgdl, François Coupry, en appelait aux principes fondateurs de la République en citant Lakanal : « La propriété intellectuelle est la plus légitime et la plus sacrée des propriétés ». L’écrivain québécois, Louis Gautier, se faisait d’emblée l’écho du doute de nombreux intervenants : « Sommes-nous propriétaires de quelque chose ? », en observant qu’on ne devient pas écrivain pour le droit d’auteur, pas plus qu’on ne vit d’une œuvre, ce qui le conduisait à contester le principe et l’application du droit de prêt.
Pierre Pachet, sollicitant, à l’instar d’autres orateurs, la fameuse conférence de Michel Foucault sur l’auteur, questionnait le rapport de l’individu et de l’œuvre : l’œuvre est liée à un vouloir, à des décisions, même si le texte n’est pas une invention dont on déposerait le brevet. Philippe Sollers, rejetant la mythologie de l’auteur « propriétaire », poussait plus loin le propos en constatant avec amertume qu’on trouvait partout des auteurs, mais, hélas, de moins en moins de lecteurs.
La contribution de l’histoire du livre
Roger Chartier apportait de manière brillante la contribution de l’histoire du livre au débat, et mettait en lumière quelques oppositions essentielles : entre catégories juridiques et esthétiques, entre création originale et démultiplication du texte, entre appropriation juridique et herméneutique. Car si l’auteur contrôle la signification, le lecteur construit le sens. D’un point de vue historique, la première appropriation est de nature pénale : si l’on punit un discours de transgression, c’est que l’on reconnaît son auteur.
La publication en 1616 des œuvres de Ben Jonson marque une étape importante, puisque, jusqu’alors, les œuvres théâtrales étaient la propriété des directeurs de théâtre. En 1701, le terme de copyright apparaît dans les registres des libraires et imprimeurs londoniens. Il y a là, tout à la fois, une forme de traduction de la théorie du droit naturel de Locke (l’homme est propriétaire de son corps et de ses œuvres) et la perpétuation d’un privilège corporatif. Le contrat de Milton pour son Paradise Lost prévoit qu’il sera rémunéré en argent lors de chacune des rééditions de l’œuvre.
La France du XVIIIe siècle manifeste ses réserves sur le lien entre création intellectuelle et marché. Dans l’article « Gens de lettres » de L’Encyclopédie, Voltaire rejette l’idée de mécénat privé : l’auteur doit « vivre du sien » (une charge, une terre) ou « vivre du roi », c’est selon lui la condition de l’indépendance de l’esprit critique. Condorcet, en 1776, affirme que les idées ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation privée. La loi de 1793 s’efforçait, quant à elle, de reconnaître équitablement droits du public et de l’auteur.
Michael Palmer rappelait le rôle moteur de la production audiovisuelle et des nouvelles technologies de l’information dans la réflexion actuelle sur le droit d’auteur. Gert Heidenreich dressait un réquisitoire sévère : l’auteur est devenu la propriété du marché, l’écho de l’œuvre importe plus que sa lecture, le jugement littéraire est corrompu, seul le produit et son exploitation importent. Il concluait définitivement : « L’auteur a été dévoré par son œuvre ». Revenant à une vision plus pragmatique, l’éditeur François Gèze s’insurgeait contre « l’idéologie de la gratuité de l’écrit », dénonçant tout à la fois les effets pervers, selon lui, du développement des bibliothèques et l’idée reçue selon laquelle les livres sont trop chers.
Jean-Claude Zylberstein apportait la contribution d’un praticien du droit. Tout en affirmant : « Les auteurs ont des droits, il faut les exercer », il soulignait l’affadissement des valeurs fondant la propriété intellectuelle et mettait l’accent sur la « casuistique infernale » des cours et des tribunaux. La romancière Paule Constant vint partager de manière émouvante avec l’auditoire son expérience de victime du plagiat, aux prises avec un sentiment ambigu (du rire à l’humiliation) et avec le relatif désintérêt de son éditeur face à cette grave entorse au droit d’auteur.
Pierre Sirinelli, examinant les adaptations possibles du droit dans un contexte nouveau, souhaitait que ce soit le créateur qui se trouve placé au centre du dispositif et, citant Lacordaire, rappelait l’importance du droit : « C’est la liberté qui opprime, c’est le droit qui libère ». Bertrand Poirot-Delpech, tout en disant tout le mal qu’il pensait des colloques (« jactances de grand luxe »), exprimait un double vœu : une plus grande accessibilité des œuvres et la dissociation de la publication et de la rentabilité. Jacques Derrida et Michel Deguy revenaient en conclusion au doute et à la mise en cause exprimés au début du colloque, l’un redisant que « l’appropriation par le lecteur est but de l’œuvre et condition de la littérature », l’autre citant Roland Barthes : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ».
L’appel de Massa
Si nombre d’interventions s’étaient fixé une haute (voire excessive, du fait de leur abstraction) ambition intellectuelle, les réactions de la salle ont porté essentiellement sur les aspects concrets du problème : difficultés liées aux procédures de succession, prérogatives respectives des exécuteurs testamentaires et des héritiers, contrats avec les organismes audiovisuels lors de l’écriture de scénarios. Ces trois journées de débats ont abouti à l’adoption d’un texte intitulé « Appel de Massa » portant sur quatre points :
– la consultation systématique de la communauté des auteurs par le gouvernement lorsque des décisions touchant au droit d’auteur sont sur le point d’être prises ;
– le souhait que, au sein de l’Union européenne, ce soit la seule Direction générale xv qui traite de la question du droit d’auteur ;
– à l’échelon mondial, la reconnaissance par les auteurs de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (ompi) et de l’Unesco comme seuls organismes ayant compétence à traiter leurs problèmes à l’exclusion de tout autre organisme ;
– l’appel aux auteurs vivant dans des États de droit à se mobiliser sur ce sujet et à tenir des réunions semblables.
De ces trois jours d’entretiens d’excellente tenue, on pourra en outre retenir tout l’intérêt que les bibliothécaires auraient à associer un grand nombre d’auteurs à leurs réflexions juridicoprofessionnelles et à ne pas s’en tenir au seul dialogue frontal avec les éditeurs…