Les bibliothèques nationales au service de l'Europe
Martine Poulain
En proposant comme thème Les bibliothèques nationales au service de l’Europe, le British Council organisait, avec son professionnalisme habituel, la cinquième journée d’étude consacrée aux bibliothèques nationales européennes, en pleine renaissance aujourd’hui.
Le thème de cette année, l’Europe, était particulièrement bien choisi. Il venait opportunément rappeler que les bibliothèques, bien que nationales, s’insèrent plus que jamais dans un ensemble et que leur participation à la construction d’une Europe des bibliothèques est nécessaire et importante.
La Bibliothèque nationale de France entre Tolbiac et Richelieu
Inaugurant cette journée, Jean-Pierre Angrémy, président de la Bibliothèque nationale de France, a rappelé quelques-uns des grands chantiers actuels de son établissement. Celui de l’élargissement de ses services et du public, ou celui des nouvelles technologies. En ce qui concerne le premier point, Jean-Pierre Angrémy s’est réjoui du « boom » actuel que connaît la fréquentation du haut-de-jardin de Tolbiac. Après des débuts mitigés, la fréquentation est aujourd’hui de 5 à 7 000 personnes par jour. Nombre de salles de lecture sont saturées, notamment pendant le week-end. 30 000 cartes annuelles ont été vendues, dont par exemple 1 800 la semaine précédant la rencontre. La limite d’âge pour l’entrée à la bibliothèque sera sans doute abaissée à 16 ans.
L’ouverture du rez-de-jardin aura lieu à la fin de l’année 1998. Il offrira 2 000 places réparties en quatre départements. 2 300 personnes travaillent à la BnF, dont le budget de fonctionnement est de un milliard de francs : deux fois plus de personnel, trois fois plus de budget, mais 4,5 fois plus de places que dans l’ancienne Bibliothèque nationale de Richelieu, s’est réjoui le président de l’établissement.
« Les tours de verre ne sont pas des tours d’ivoire », avait précisé Jean-Pierre Angrémy lors d’une conférence de presse le 8 octobre précédent, estimant que, contrairement à certaines estimations négatives, recherche et lecture pouvaient cohabiter et le feraient sans mal. A Richelieu aussi, les choses bougent, puisque les négociations avec l’Institut national d’histoire de l’art (inha), que pilote Michel Laclotte, ont conduit à un accord sur les occupations respectives des lieux par les deux établissements (l’inha et la BnF) qui partageront le site.
Gallica
Du côté des nouvelles technologies, plusieurs grands chantiers sont en cours : le Catalogue collectif de France, la numérisation, l’audiovisuel. Jean-Pierre Angrémy a présenté Gallica, serveur expérimental de collections numérisées consacré au xixe siècle français et offrant 2 300 documents imprimés et périodiques en mode image, 300 ouvrages en mode texte et 7 000 images. Ces documents sont issus des collections de la BnF, mais aussi de celles du musée de l’Homme ou de la Maison Pierre Loti. Gallica est accessible 24 h sur 24 sur Internet et à partir des vingt-sept stations de travail offertes sur les sites de la BnF (quinze à Tolbiac, douze à Richelieu). D’autres ensembles du même type sont envisagés, correspondant à des thèmes très demandés : la généalogie, les paysages, etc.
Le premier chantier général de numérisation est achevé : 87 000 ouvrages et 300 000 images ont été numérisés 1. Un accord concernant la consultation de ces documents a été signé au printemps dernier avec les éditeurs, mais les droits concernant un certain nombre de documents n’ayant pu être précisés, la BnF n’offrira pour l’instant accès qu’à la moitié de cet ensemble. Par prudence.
Nationale et européenne, par tradition et par principe
Puis Philippe Bélaval, directeur général de la BnF, a rappelé, par un propos aussi fin que républicain, la place de la question européenne dans l’histoire de cette institution. Européenne, la BnF l’a toujours été, aussi intensément qu’elle a été nationale, elle dont le nom est issu du concept même de nation.
La bn a toujours eu en effet le souci de ne pas limiter ses collections à la France. En témoigne aujourd’hui l’importance des ouvrages en langue étrangère dans l’espace haut-de-jardin. Son public lui-même a toujours été, osons le mot, cosmopolite : un quart des titulaires actuels de cartes annuelles à Richelieu sont des chercheurs étrangers. L’accès à distance à ses collections multiplie encore bien sûr cette aura internationale. Les relations de la BnF avec l’Europe se développent aujourd’hui encore. Des liens forts l’unissent à la British Library. L’ambition des programmes européens auxquels participe la BnF, et dont elle assure parfois le pilotage, est bien, par le biais de l’harmonisation des outils professionnels, de mettre en place une « bibliothèque européenne globale » : « Nous construisons l’Europe de la libre circulation des idées » a affirmé Philippe Bélaval, se situant en cela dans la filiation de l’idéal humaniste qui a guidé les échanges intellectuels au fil des siècles.
La British Library à St-Pancras
La British Library à St-Pancras a ouvert le 24 novembre dernier une partie de ses espaces au public : l’espace Humanities and Social sciences. John Ashworth, président du Conseil d’administration, a présenté le nouveau bâtiment, qui a fait couler tellement d’encre de l’autre côté de la Manche. La British Library offre également de riches collections étrangères, a rappelé David Bradbury, directeur général, et ses plus fameux bibliothécaires ont souvent été des personnes d’origine étrangère : Panizzi en reste l’exemple le plus emblématique. Ses lecteurs viennent eux aussi de toute l’Europe. La British Library, comme sa consœur française, est très impliquée dans nombre de projets européens, dont elle assure parfois la maîtrise d’œuvre.
Malcolm Smith, directeur des services bibliographiques du bldsc (British Library Document Supply Centre), a présenté quelques-unes des offres nouvelles de cet établissement. La production imprimée mondiale double tous les cinq ans : en Grande-Bretagne, publications imprimées et électroniques représentent aujourd’hui 100 000 titres. Les collections du bldsc, a rappelé Malcolm Smith, s’élèvent à 260 000 périodiques, trois millions de monographies, quatre millions de rapports, 600 000 thèses, 360 000 actes de conférence, 38 millions de brevets, 570 000 traductions. 95 % des requêtes sont satisfaites, à 89 % par les fonds propres du bldsc, dont le budget annuel est de sept millions de livres sterling.
David Inglis a présenté le projet Digital Library de la bibliothèque nationale britannique. Comme son nom l’indique, le projet vise à constituer la bibliothèque électronique du futur. Une bibliothèque aujourd’hui doit agir avec les documents électroniques comme elle le faisait avec les supports traditionnels : il faut acquérir, traiter, conserver les documents électroniques. Ce marché, estime David Inglis, sera de 4,48 milliards de dollars en Europe en l’an 2000. Le nombre de journaux électroniques, qui était de 35 en 1994, s’élève aujourd’hui à 1 300 ; en 1999, il devrait être de 3 000. Mais « l’État britannique n’a pas d’argent ». Le service Digital Library, créé en janvier 1997, devra donc s’autofinancer et chercher à intéresser et impliquer le secteur privé. Le concept de Digital Library a été testé cette année auprès de 51 compagnies privées. L’infrastructure nécessaire à la bibliothèque pour la mise en œuvre du projet a été estimée. Seize entreprises ont manifesté leur accord pour aider le projet ; quatre ont été sélectionnées en décembre 1997.
Le projet Inside, présenté par Richard Roman, va dans le même sens : faire passer pleinement la British Library dans l’ère électronique 2. Le principe en est aussi directement inspiré du marketing : donner au client le plus vite possible ce qu’il veut. Le projet consiste donc à numériser les articles de périodiques ou les communications parues dans les actes de conférences les plus demandés et de fournir en deux heures le document. L’usager, bien évidemment, paiera un tel service.
A Florence et Francfort
Les bibliothèques nationales des autres grands pays d’Europe sont elles aussi actives, ont rappelé chacun des directeurs présents.
On connaît le cas spécifique de l’Italie, dont l’histoire politique fait qu’elle a cinq bibliothèques nationales, dont deux ont le titre de Bibliothèque nationale centrale (Rome et Florence). Claudio di Benedetto, directeur adjoint de cette dernière, a rappelé que les bibliothécaires ne sont que « les gardiens contemporains d’un patrimoine universel » et qu’une bibliothèque nationale doit tendre à être « toujours moins nationale et toujours plus universelle ». Aux côtés de la participation à des projets électroniques européens, la Bibliothèque nationale de Florence met en œuvre des projets spécifiquement italiens, tel par exemple Galileo, qui proposera un corpus de textes numérisés de Galilée et de ses élèves.
Klaus-Dieter Lehmann, directeur général de la Deutsche Bibliothek de Francfort, a proposé un panorama passionnant de la nouvelle bibliothèque, inaugurée en octobre dernier 3. Le nouveau bâtiment, disposé autour d’un jardin, a permis l’ouverture de trois nouvelles salles de lecture. Son offre en nouvelles technologies est importante : 300 terminaux sont répartis dans les espaces et offrent aux côtés de l’opac, cédéroms, multimédias, et documentation électronique en tout genre. La Deutsche Bibliothek s’est d’ailleurs donné comme objectif de proposer d’ici l’an 2000 25 % de son fonds imprimé sous forme électronique. Cette rénovation importante lui permettra d’accueillir jusqu’à dix-huit millions de volumes, dans un stockage en sous-sol. Le personnel est de 300 personnes. La Deutsche Bibliothek participe elle aussi à de nombreux projets électroniques, notamment au projet Nedlib, qui réunit bibliothèques et éditeurs – une prouesse à mentionner à des lecteurs français par les temps qui courent – et vise à mettre au point un système d’archivage de la documentation électronique, quelle que soit son origine. Ce projet est actuellement le plus important projet européen existant. Klaus-Dieter Lehmann a aussi fait allusion à la nécessité de développer Metadata, puisque l’heure du catalogage à la source arrivant, les bibliothécaires vont avoir à gérer des données d’origines très différentes et très hétérogènes.
A Madrid
La Bibliothèque nationale de Madrid a elle aussi entrepris ces dernières années un important effort de modernisation. Créée en 1712, elle est riche de dix-sept millions de pièces, dont quatre millions de monographies. Ces collections sont réparties sur deux bâtiments, l’un en centre ville, l’autre à trente kilomètres de la capitale. Son directeur-adjoint, Fernando Lanzas y Sanchez del Coral, a rappelé l’explosion de l’édition en Espagne, qui publie chaque année plus de 60 000 titres, ce qui la situe au cinquième rang mondial…
La bibliographie nationale est publiée sur cédérom depuis 1992, mais il reste du retard en ce domaine. Le catalogue collectif des bibliothèques espagnoles se met en place. La coopération entre bibliothèques nationales des pays de langue espagnole se développe. L’un des programmes de numérisation le plus avancé concerne les périodiques anciens les plus détériorés. Financé par l’État et des fondations privées, il a autorisé cette année la numérisation de plusieurs millions de pages. La bn de Madrid est elle aussi la tête de pont pour les projets européens et participe d’autre part activement au catalogue collectif de fonds anciens, qui associe l’Espagne et les pays de langue espagnole en Amérique latine et est riche aujourd’hui de 200 000 notices.
Les projets européens
Toutes les communications ont insisté sur la participation des bibliothèques nationales européennes aux projets européens. Une présentation de la plupart de ces projets fut faite par Sonia Zillhardt, en charge à la BnF de ces questions 4. Ces projets concernent l’échange de données bibliographiques, la gestion de documents électroniques, la constitution et l’accès aux collections numérisées. Ils ont nom cobra+, Author, Biblink, Harmonica, Nedlib, Gabriel, Eromm, ou cerl.
Parmi les projets moins familiers à nos lecteurs, parce que plus récents, signalons Biblink, dont la volonté est de créer une notice cip (catalogage avant publication) pour les documents électroniques, et qui, en ce sens, associe bibliothèques et éditeurs. Un prototype devrait être mis au point en 1998.
Citons aussi le projet Nedlib, plusieurs fois évoqué par les directeurs des bibliothèques nationales présents et qui devrait démarrer en 1998. Ce projet concerne l’installation, l’accès et la conservation à long terme des documents électroniques. Le pilote de ce projet est la Koninklijke Bibliothek, bibliothèque nationale des Pays-Bas. Sonia Zillhardt a bien évidemment mentionné un autre projet, Bibliotheca Universalis, financé cette fois par le G7, visant à la constitution d’une bibliothèque virtuelle mondiale.
Après une telle richesse d’échanges, on ne peut qu’attendre avec impatience la sixième journée d’étude sur les bibliothèques nationales que nous proposera le British Council en 1998.