Les droits liés à la fourniture électronique des documents
Isabelle Masse
Les problèmes juridiques posés par la circulation mondiale des documents électroniques ont donné lieu, le 24 février dernier, dans l’auditorium de la Bibliothèque nationale de France (BNF), à une journée d’informations organisée par l’Association des bibliothécaires français (ABF) 1.
Françoise Danset, de l’ABF, dans une courte introduction, présentait Eblida (Bureau européen des associations de documentalistes et spécialistes de l’information). Ce bureau, qui existe depuis 1992, a son siège à La Haye. Le travail sur la documentation et l’information, en particulier l’étude du problème du copyright se fait surtout à Bruxelles, et a pour objectif de tenter de trouver des solutions à des problèmes de droits très complexes, et de transmettre à deux directions de la Commission des Communautés européennes, la DG XIII (marché de l’information et de l’innovation) et la DG XV (institutions financières et taxations) l’état des réflexions qui permettront de donner des éléments pour la rédaction des futures directives européennes.
Inquiétude
Pour Michel Melot, l’écart est sensible entre les possibilités de la circulation électronique des textes et les interdictions juridiques qui les brident ou les contrarient. Les intérêts économiques ne sont pas encore assez visibles, et la situation actuelle figée. Une certaine inquiétude – ou une inquiétude certaine – plane chez les bibliothécaires, les fournisseurs, éditeurs et auteurs, inquiétude due à la peur soulevée par des nouvelles technologies non encore maîtrisées. Les bibliothécaires se posent de nombreuses questions : comment cataloguer, repérer, rechercher, fournir des documents ? Comment vérifier leur validité et leur actualité ? Quelle propriété les bibliothécaires ont-ils d’un document numérisé 2 ?
Pour les auteurs – et parmi eux surtout les chercheurs – l’inquiétude porte sur l’intégrité des textes qui circulent, sur la préservation des contenus (des changements, accidentels ou délibérés, peuvent apparaître, dus à la malléabilité du document numérique). L’inquiétude des éditeurs est, elle, d’ordre financier. Les modes de facturation fondés sur les modèles existants sont imparfaits et lourds : abonnements, paiement à la connexion (Minitel)... Faut-il créer un « guichet unique », organisme collecteur et répartiteur ? Comment faire pour que les auteurs soient justement rémunérés ? Comment contrôler la circulation des documents électroniques 3 ?
Au niveau européen
Emanuela Giadarra représentait l’association Eblida. De nombreux débats sont organisés pour mener la réflexion et informer largement les professionnels. La DG XV travaille actuellement à l’élaboration d’une directive et a demandé à Eblida de synthétiser le résultat des débats. Elle souhaite que les bibliothécaires forment des groupes de pression cohérents et qu’ils définissent une stratégie commune, l’objectif étant de parvenir à un accord-cadre sur la transmission électronique des documents.
La méfiance qui règne à l’heure actuelle, de tous vis-à-vis de tous – éditeur-bibliothécaire, auteur-éditeur, éditeur-organisme de collecte – rend les discussions difficiles à mener. Pour les éditeurs, le contrôle de la reproduction des documents électroniques est difficile à mettre en place. Ils vivent dans la crainte des exemptions de droits de copie et ne veulent pas accorder de licence aux organismes chargés de collecter les droits de reproduction, qui, eux, souhaiteraient des mandats des éditeurs pour les matériels publiés sous forme électronique. Les bibliothécaires doivent préserver les droits des bibliothèques, et s’attacher à la notion d’exemption. Pour les auteurs, aucun alinéa sur l’utilisation du matériel électronique ne figure dans les contrats auteur-éditeur.
Personne ne connaît la solution pour le moment : « Il faut », dira Emanuela Giadarra de manière quelque peu provocatrice, « continuer dans la voie actuelle, tirer profit de la situation de chaos, l’avantage étant que le fait d’agir tout le temps de la même manière rendra la pratique courante, commune ».
Un rapport du professeur néerlandais Bernt Hugenholtz, datant d’octobre 1994 et intitulé Copyright problems of electronic document delivery : a comparative analysis - report of the Commission of the European Communities (DG XIII), énumère les mesures juridiques à prendre :
– une révision totale du droit d’auteur dans tous les pays européens ;
– une protection suffisante des ayants droit et une situation claire pour tous les utilisateurs, avec une harmonisation des droits au niveau européen (DG XIII) ;
– la mise en place d’une solution contractuelle sous forme de licences, soit directe avec les éditeurs, mais avec une difficile identification des ayants droit, difficile à gérer dans les pays ayant un grand nombre d’éditeurs, ou lorsque l’édition est collective ;
– une solution technique qui serait le CITED.
INIST et BnF
Claude Patou, directeur de l’Inist (Institut de l’information scientifique et technique), présentait cet établissement, défini comme une centrale documentaire chargée de stocker les articles de périodiques scientifiques ou d’ouvrages sur support papier et sur supports numériques. La numérisation commencée à l’Inist est aujourd’hui arrêtée, car les accords avec les éditeurs ne permettent pas d’envoyer les textes sur les réseaux. La fourniture aux clients se fait pour le moment par fax ou par courrier. Les obstacles sont d’ordre juridique, accès au document, et utilisation faite de ce document.
L’Inist et les éditeurs ont le même souhait de satisfaire les besoins des usagers, qui vont de plus en plus avoir besoin d’obtenir des informations rapidement (sur leur écran directement). Il faut donc travailler ensemble et trouver un terrain d’entente.
Marcelle Beaudiquez, directrice du Développement scientifique et des réseaux à la BNF, en rappelait les grandes orientations : une collection de recherche, de sauvegarde et de conservation ; une large diffusion simultanée complémentaire pour la recherche et le libre accès ; un soulagement des flux de communication.
L’outil informatique d’accès permettra une protection de l’intégralité de l’œuvre, un travail personnel du lecteur sur les textes – postes de lecture assistée par ordinateur (PLAO) –, le stockage et l’impression des résultats de travail, la coopération et la communication à distance par une mise en réseau de la collection virtuelle avec les établissements partenaires et les autres ressources du paysage documentaire français. En 1990-91, la collection numérisée a été conçue, pensée et construite avec les éditeurs, dans le cadre de conventions qui ont donné à la BNF le droit de constituer la collection, de numériser pendant la période transitoire précédant l’ouverture. Il faut maintenant négocier le droit de consultation, le droit de reproduction des collections, sur place et à distance. La reprise des discussions avec les partenaires titulaires des droits, éditeurs et auteurs, a commencé.
Les bibliothèques, par la fourniture en ligne et l’édition sur imprimante de documents, vont elles-mêmes devenir des éditeurs ; des accords sur les objectifs et un travail en partenariat avec les éditeurs s’avèrent nécessaires. Bibliothécaires et documentalistes vont donc être amenés à nouer des relations plus étroites, différentes avec les auteurs, diffuseurs, et éditeurs. Jean Martin, avocat à la Cour et expert de la Commission européenne, insistera sur la réflexion que doivent mener les bibliothécaires, agents techniques de reproduction dans la société de l’électronique. Ceux-ci doivent repenser les missions d’accueil autorisant l’accès à la connaissance, rechercher des voies d’harmonisation des rapports entre différents partenaires, devenir des agents intelligents des réseaux d’accès à la connaissance et à la culture.