Livre et petite enfance

Catherine Desbuquois

Geneviève Patte, directrice de la Joie par les livres, a ouvert cette journée d’étude, organisée par l’association ACCES (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations) *, en relatant différentes expériences qu’elle a pu découvrir à l’étranger.

Expériences américaine et anglaise

C’est ainsi que, à Manhattan, la bibliothèque publique de New York a décidé d’aménager, dès la fin des années 70, un espace ouvert aux tout-petits, à leurs parents et à leurs nourrices – point de rencontre analogue à la « Maison verte » que créera plus tard Françoise Dolto –, qui se veut lieu d’apprentissage de la socialisation au travers des albums. Dans ce district, la bibliothèque travaille également avec les services d’hôpitaux qui suivent les très jeunes femmes enceintes ; les futures mères sont invitées à venir lire des histoires aux tout-petits.

Dans un quartier pauvre de Londres, les bibliothécaires ont aménagé confortablement, au sein d’une bibliothèque publique, des espaces d’accueil à l’attention des communautés étrangères ou de sans-abri, offrant des jeux de tous les pays, des albums provenant des différentes cultures (africaine, indienne...), et des ouvrages bilingues.

Expériences africaines

Dans les pays en voie de développement, l’accent est mis sur la découverte du livre autre que le manuel scolaire, ce qui constitue une sorte de « révolution », en même temps qu’on s’efforce de proposer une approche du livre par les plus déshérités.

En Afrique, l’alphabétisation est une chose abstraite, éloignée de la vie, tandis que, dans le même temps, la lecture est souvent vécue comme un acte coupé du groupe : celui qui lit s’isole. Il s’agit alors de faire comprendre que, bien au contraire, le livre est un instrument de socialisation, de communication notamment avec les petits, dans une société où, comme ailleurs, la famille est menacée.

De plus en plus de travailleurs sociaux attachent de l’importance à ces rencontres familiales autour du livre, la confiance et l’intimité étant des conditions essentielles pour l’apprentissage de la lecture. Or, on sait qu’une classe d’école africaine peut comprendre cent enfants réunis autour du maître, partageant... un seul livre. Après avoir donné la priorité à l’enseignement universitaire, la banque mondiale est maintenant convaincue que celle-ci doit aller d’abord à l’éducation préscolaire.

Enfantines

Marie-Claire Bruley, du bureau d’ACCES, formatrice et auteur notamment d’Enfantines a pris ensuite la parole pour analyser la relation que créent les comptines entre le bébé et la mère lectrice. Les enfantines sont des jeux et des lectures sur le corps de l’enfant. Le corps est alors source d’imaginaire et l’enfant est la cause du récit. La portée affective est très importante. On pense à la première enfantine « la petite bête qui monte, qui monte... », où le toucher raconte plus que la voix. Vers l’âge de deux ans, on a recours aux jeux de doigts, à des récits très organisés, et le corps cède alors la place aux mots.

Il existe toute une tradition orale, gestuelle, sans âge, qui nourrit l’édition d’aujourd’hui. Les mots ont un corps, une matière sonore qui, plus que le sens, plaît aux enfants : onomatopées, rimes, assonances, dissonances, rythmes. Les comptines, parfois sauvages et irrationnelles, permettent d’écouler l’agressivité « dans le dos des adultes », et de transgresser les codes de bonne conduite (cf. « Le folklore obscène des enfants »). Les enfants sont les gardiens de cette littérature populaire qu’ils transmettent, surtout à l’école primaire.

Relation au langage et au récit

Le docteur René Diatkine, président d’ACCES, psychanalyste et professeur de psychiatrie de l’enfant, a analysé la relation au langage et au récit comme constitutive du développement de celui-ci.

Il a rappelé que chaque étape de la réalisation du langage de l’enfant est le résultat d’un long travail qui commence à la naissance. Dès les premiers mois de sa vie, l’enfant vit dans un monde peuplé de gens qui parlent, préparant ainsi l’organisation de son langage à venir. Tous les gestes de la mère sont accompagnés d’un commentaire.

On peut schématiser les étapes du développement et de la connaissance de l’enfant : la première année voit l’émergence de la connaissance symbolique, la deuxième année l’enfant peut désigner un objet hors du champ visuel et en a donc une représentation mentale. Il est capable de distinguer sans se tromper ce qui est informatif (le réel) de ce qui est imaginaire (le récit).

Parmi les histoires qu’on raconte aux enfants, certaines ont du succès, sans qu’on sache pourquoi. Mais, en tout état de cause, une histoire qui finit bien comporte, dans la fin, les mêmes éléments qu’au début, disposés différemment.

Toute la qualité d’un conte tient dans la connaissance qu’on en a, et c’est pourquoi on peut « vivre une expérience de mort sans mourir »

Relation au livre

L’enfant sait que le livre est immuable, et c’est rassurant. En même temps, une même histoire peut comporter une « bonne » et une « mauvaise » fin (Le Petit Chaperon rouge). Quant au loup, c’est un animal familier, qui fait peur et qui n’existe pas, dont la tradition remonte au Moyen Age. « Le loup doit être chargé d’angoisse, sinon qui s’en chargera ? ».

Sur cette belle phrase, s’est achevée une matinée riche de sens et d’expériences, au cours de laquelle on a pu mesurer l’importance des comptines gestuelles, du récit, puis du livre dans la construction psychologique, affective de l’enfant, et sa socialisation. S’instaure une relation à deux, en groupe, puis en communauté, et on a ainsi vérifié qu’ « on n’est jamais trop petit pour lire ».

  1. (retour)↑  Cette journée d’étude s’est déroulée le 23 janvier 1995, à l’Université de Paris X-Nanterre. ACCES rassemble des responsables venus de services de bibliothèques, de services de santé, médico-psychologiques ou de prévention, de lieux d’accueil de la petite enfance. Il favorise, appuie en priorité la création et la poursuite d’animations « Livres et bébé », et a publié une brochure Livre et petite enfance : récits d’expériences en Ile-de-France, qui se veut un témoignage des actions développées dans cette région ces dernières années, afin de permettre aux enfants de découvrir les livres dès leur plus jeune âge. Les expériences présentées sont parmi les plus significatives, l’objectif étant d’aider à l’élaboration de nouveaux projets, et l’ambition de développer les rencontres entre livre et petite enfance. Adresse : 59 avenue Daumesnil, 75012 Paris.