Vingt ans de lecture publique à la Réunion

Yves Drouhet

Bien que datant de 1856, la première bibliothèque publique de la Réunion ne fonctionnera comme telle qu'après avoir vu sa gestion séparée de celle des archives en 1946. En 1956 fut créée la Bibliothèque centrale de prêt de la Réunion qui donna l'impulsion au développement de la lecture publique dans l'ensemble de l'île. Le nombre des dépôts existant en 1974 comme le nombre d'ouvrages prêtés témoignent de l'importance et de l'activité des structures actuelles de lecture publique.

On pourrait croire, vu l'idée généralement répandue des niveaux économique, intellectuel et culturel des départements d'Outre-Mer, que La Réunion ne bénéficie et ne puisse bénéficier, dans le domaine de la lecture publique, que d'institutions élémentaires, fragmentaires, de faible rendement et de difficile implantation. En réalité, la première bibliothèque publique de l'île date de 1856 et le goût de la lecture y était depuis longtemps assez vif pour qu'un voyageur de la fin du XVIIIe siècle s'étonne de trouver à Saint-Denis un véritable marché du livre d'occasion. En outre, département de la République depuis 1946, La Réunion a, de ce fait, pu bénéficier des aides que l'État apporte au développement des bibliothèques et les institutions locales, conseil général et municipalités, ont toujours soutenu favorablement les efforts en ce sens.

La bibliothèque, créée en 1856, est qualifiée de « publique » : elle émarge au budget de la colonie et elle est en principe ouverte à tout lecteur. Mais les conditions mêmes de son fonctionnement et le choix des livres achetés limitent son utilisation à quelques privilégiés, membres de société savantes ou d'administrations. La bibliothèque est essentiellement un lieu d'études et de recherches et les problèmes de la conservation passent pour être primordiaux, ce qui ne devait pas être une mince affaire quand on connaît le climat de La Réunion et les dégâts causés aux collections de livres par l'humidité et les termites.

Les budgets consacrés à la bibliothèque ne sont guère élevés mais, bon an mal an, se constitue un fonds assez important pour que la bibliothèque soit obligée de quitter le petit local de la rue de l'Église, où on l'avait logée, pour aller s'installer, à la fin du siècle dernier, dans l'actuelle salle des mariages de la Mairie de Saint-Denis. Là, sa gestion a dû connaître quelques difficultés : chaque année, l'Académie de La Réunion attirait l'attention des pouvoirs publics sur l'état de la bibliothèque et de ses collections, les moyens dont disposait le conservateur étant insuffisants et les prêts de livres étant de plus en plus rarement suivis du retour des ouvrages.

A vrai dire, la bibliothèque n'était peut-être pas la préoccupation majeure du bibliothécaire car il avait, en même temps, la charge des Archives de la Colonie et il devait probablement plus volontiers consacrer tous ses moyens à la conservation de documents précieux pour l'histoire de l'île. Et il n'est pas inintéressant de constater que, si la Bibliothèque de Saint-Denis occupe actuellement un local assez vaste qui lui soit propre, c'est parce qu'il avait été nécessaire de construire un bâtiment pour les Archives : on y avait tout mis pêle-mêle sous la responsabilité d'un même conservateur. Or, en 1946, se produit un événement important de l'histoire de La Réunion : la vieille colonie devient un jeune département et on va y mettre en place toutes les structures administratives d'un département. Les bibliothèques ne sont pas habituellement un service départemental, mais les Archives en sont un. Aussi séparera-t-on administrativement la Bibliothèque des Archives : celles-ci émigreront dans un bâtiment plus moderne et plus fonctionnel, mais elles emporteront avec elles un fonds considérable de documents. La décision est, en effet, prise de donner purement et simplement aux Archives tout le fonds local (près de 4 ooo volumes) et de nombreux ouvrages anciens de voyages ou d'histoire.

La Bibliothèque de Saint-Denis sort de cette aventure considérablement appauvrie : elle n'a plus sur ses rayons que de majestueuses (et ô combien sévères) collections complètes de Victor Hugo, Eugène Sue, Scribe ou Saint-Beuve... et d'abondantes traductions d'auteurs latins et grecs, raison essentielle de sa fréquentation par les lycéens. Il n'est pas alors question de lecture publique, la notion en est même si éloignée des préoccupations du conservateur en exercice qu'il n'y a pas d'électricité dans les salles, ce qui impose des horaires d'ouverture assez limités. Il n'est donc pas étonnant qu'en 1955, la Bibliothèque de Saint-Denis ne prête que 3 ooo volumes à ses lecteurs. Elle avait été pendant cent ans la seule bibliothèque de l'Ile.

En 1956 est créée la Bibliothèque centrale de prêt du département, service dont je suis nommé conservateur en 1958. Les expériences menées alors me permettent de convaincre les responsables locaux de l'intérêt de développer la lecture publique au moins autant au niveau de la ville de Saint-Denis que dans les campagnes. Toutefois ce n'est qu'en 1963 que j'obtiendrai (le conservateur à la veille de la retraite ne désirant pas développer davantage son service) la responsabilité d'une création qui me paraissait indispensable : une bibliothèque pour enfants. Le succès fut immédiat et spectaculaire et rendait d'autant plus regrettables le caractère vétuste et la routine de la section adultes. En 1964, le conservateur étant appelé à la retraite, le Préfet du département me confiait la direction de la Bibliothèque de Saint-Denis.

Un gros travail m'attendait. Aucun inventaire n'existait du fonds ancien dont j'ai souligné plus haut quelle ponction il avait subie pour nourrir les Archives. Le système de prêt était archaïque et le public composé en majorité d'élèves des établissements scolaires voisins venus chercher à la Bibliothèque un endroit où travailler, mais surtout un endroit où se rencontrer.

Une restructuration s'imposait : il fallait classer le fonds ancien, mais pratiquement le sortir du circuit de prêt vu son état de dégradation ou son manque d'attrait; il fallait adopter un nouveau système de prêt (accès libre) qui imposait de nombreux rayonnages et une circulation aisée; il fallait permettre aux étudiants de trouver de la place assise et des documents (un centre universitaire naissait alors); il fallait également mettre à la disposition des lecteurs un ensemble de journaux et de périodiques, éventail assez large et représentatif de la presse locale et surtout de la presse métropolitaine que les tarifs de mise en vente à La Réunion rendaient peu accessible au public en général.

Tout cela devait trouver place dans 150 m2 : les aménagements techniques les plus astucieux n'y auraient pas suffi. Par contre, je fus amené à penser qu'un large étalement de l'horaire d'ouverture permettrait aux différents publics de cohabiter et se succéder sans se gêner et la bibliothèque fut ouverte (et l'est restée depuis) tous les jours sans interruption de 8 h 30 à 19 h 30 et le dimanche matin de 9 heures à II heures.

En 1967, la création d'une Bibliothèque universitaire, dont la Direction des bibliothèques et de la lecture publique me demandait d'assurer le démarrage, venait me permettre d'orienter sur elle le public d'étudiants et, en conséquence, de soulager d'autant la Bibliothèque de Saint-Denis qui pouvait alors se consacrer uniquement à la lecture publique.

La courbe des prêts a crû de façon très rapide et le travail a été très assujettissant. Rien n'aurait pu être fait sans la bonne volonté de tous les membres du personnel et sans les moyens financiers mis à notre disposition par le département. Il suffit, pour donner une idée de la tension permanente connue dans le développement de la bibliothèque, de se référer au chiffre des prêts pour 1974 : 270 642 volumes. Tout laisse penser que le chiffre de 300 ooo prêts sera dépassé en 1975, soit 100 fois plus qu'en 1955.

Parallèlement, la Bibliothèque centrale de prêt développait son action dans l'île. Créée en 1956 par le Conseil général du département, comme un « service itinérant de lecture publique », elle est très rapidement prise en charge par la Direction des bibliothèques et de la lecture publique. La mise en place est assez longue : le recrutement du personnel nécessite une formation préalable. Les locaux, très réduits, se limitent à une salle de la Bibliothèque de Saint-Denis. Mais les besoins du département sont tels, la création de la Bibliothèque centrale de prêt coïncide si heureusement avec l'expansion de la scolarisation dans l'île, le principe du fonctionnement s'adapte si bien au relief difficile de La Réunion que, dès 1960, un premier quadrillage de l'île est assuré.

En 1974, 176 dépôts fonctionnent dans l'île qui, rappelons-le, ne compte que 24 communes dont seulement 17 de moins de 20 000 habitants. Toutefois, le bibliobus dessert les écarts des communes importantes aussi bien que les villages dispersés. Pour les besoins du pittoresque, j'évoquerai le dépôt de l'Iet-à-Cordes pour lequel, jusqu'à ces derniers mois, faute de route, les caisses de livres étaient portées à tête d'homme, les bibliothèques des Iles Europa, Tromelin et Glorieuses pour lesquelles c'est l'avion qui est le moyen de transport, et les cinq bibliothèques qui existent sur des bateaux de pêcheurs partant pour de lointaines expéditions.

Une troisième bibliothèque est née également dans le même temps : celle de la ville de Saint-Pierre. Commencée sous la forme d'un dépôt de bibliobus, que rapidement la bibliothèque centrale de prêt s'essouffla à faire vivre, le succès en fut tel que la municipalité de Saint-Pierre, en 1967, mit à notre disposition un local et du personnel, le département donna des crédits, le vice-rectorat détacha un instituteur. C'est maintenant une bibliothèque autonome dont la fréquentation a permis, en 1974, le prêt de quelque 100 000 volumes.

Le tour est ainsi fait des réalisations actuelles dans le domaine de la lecture publique à La Réunion. Réévoquons le chiffre de 1955 : 3 000 volumes prêtés dans la seule bibliothèque de l'île. En 1975, vingt ans après, en utilisant même avec prudence les chiffres donnés par les dépositaires du bibliobus dont le bénévolat ne va pas toujours de pair avec le goût des statistiques, on approche des 800 000 volumes prêtés entre les Bibliothèques de Saint-Denis, de Saint-Pierre et centrale de prêt.

Le succès est évident. Il n'est pas inattendu et, à mon avis, il était plus facile à atteindre qu'on ne le croirait au premier abord. Tout d'abord, à La Réunion, le livre est cher, prës de 70 % de plus qu'à Paris. Les seuls emballages et assurances entrent pour près de 20 % dans ce chiffre, les frais de transport font le reste. D'autre part, la scolarisation totale est récente et donc l'alphabétisation : il n'est pas étonnant qu'une part importante du public ait découvert le livre grâce à la bibliothèque et lui reste fidèle.

Enfin, les librairies étaient rares et mal approvisionnées. Ne desservant qu'un petit marché, elles faisaient peu d'efforts de diffusion dans l'île et se heurtaient et se heurtent encore au difficile problème des invendus que les éditeurs ne reprennent qu'au prix départ Paris, laissant au libraire la charge de tous les frais d'approche et de réexpédition. Il est donc normal que les libraires se soient limités aux seuls livres de vente facile et sûre et les bibliothèques ont été et sont, je pense pour quelque temps encore, les seuls endroits où trouver la plus grande partie des ouvrages récents que la publicité ou l'actualité n'incitent pas le lecteur à acheter.

Ajoutons à ces raisons que les Bibliothèques de Saint-Denis et de Saint-Pierre sont bien situées dans les villes, au centre même des écoles et des affaires, que la section des enfants de Saint-Denis est une grande réussite esthétique, que la Bibliothèque des adultes à Saint-Pierre est dans un cadre agréable au bord de mer, bref que les lecteurs ne cachent pas leur plaisir à venir à la bibliothèque. Quant au bibliobus, son principe même de fonctionnement itinérant est son meilleur atout, mais rien n'aurait été possible sans le dévouement des dépositaires qui assurent effectivement la diffusion du livre. Par ailleurs, la presse locale, la radio et la télévision ne répugnent jamais à rappeler tous les services que peuvent rendre les bibliothèques. Pour ce qui est de la télévision, c'est un outil à manipuler avec quelques précautions : à la suite d'une série de trois émissions sur la lecture et les bibliothèques à La Réunion, plus de 500 lecteurs se sont fait inscrire en trois semaines à la seule Bibliothèque de Saint-Denis et nous avons mis quelques mois à nous en remettre. Enfin, et peut-être est-ce le meilleur de tous les arguments, toutes ces bibliothèques sont entièrement gratuites.

Les personnels de toutes les bibliothèques se sont toujours montrés convaincus de l'importance de leur tâche et, à tous les niveaux de la hiérarchie, ils considèrent leur bibliothèque comme un bien à défendre et dont il faut assurer le progrès, ne ménageant jamais ni leur peine ni leur dévouement.

En outre, je n'aurais garde d'oublier que j'ai toujours trouvé auprès des instances départementales le meilleur appui. Quelques chiffres suffiront à le confirmer. En 1974, tous postes confondus et toutes bibliothèques réunies, les crédits de fonctionnement affectés à la lecture publique s'élèvent à 1 665 600 F. Sur cette somme, l'État n'intervient que pour 525 000 F essentiellement consacrés aux traitements du personnel et au fonctionnement de la bibliothèque centrale de prêt, soit 31 % du total. Doit-on voir quelque symbole dans le fait que, dans le domaine de la lecture, La Réunion est loin d'être ce pays assisté qu'on lui reproche si souvent d'être ?

Il n'y a pas d'action sans projets d'avenir.

Dans l'immédiat, un rajeunissement de la Bibliothèque de Saint-Denis s'impose et la modernisation de la section adultes devrait intervenir dans des délais que nous souhaitons courts. Il en va de même pour la ville de Saint-Pierre où, à l'inverse de Saint-Denis, les adultes bénéficient d'une installation moderne et confortable mais où la section enfants est encore à l'étroit dans un local vétuste. Le projet est à l'étude dans les services de la mairie. Mais ce qui est plus intéressant c'est que d'autres municipalités s'orientent vers la création de bibliothèques. Le bibliobus, par son système de fonctionnement, est surtout adapté à une diffusion en milieu rural et les agglomérations urbaines commencent à se sentir frustrées de n'être pas aussi bien desservies. Aussi est-ce intéressant de signaler les démarches actuelles devant aboutir à la création de trois nouvelles bibliothèques municipales. La formation technique du personnel serait assurée à Saint-Denis, le département financerait les investissements lourds et les municipalités assureraient le fonctionnement. Il est difficile de garantir à l'avance le résultat des délibérations municipales et départementales; disons que la conjoncture est favorable...

En outre, le Secrétariat d'État aux départements d'Outre-Mer vient de débloquer des crédits pour l'achat d'un véhicule destiné à faire démarrer dans le cadre de la bibliothèque centrale de prêt un service de bibliobus scolaire. Le fonds de livres, le personnel et les crédits nécessaires à son fonctionnement ont été attribués par la Direction des bibliothèques et de la lecture publique. Le succès prévisible de la formule laisse penser que de nombreux véhicules de ce type rouleront bientôt sur les routes du département.

Voilà rapidement exposé le bilan de vingt ans d'action et sommairement évoqués les projets de développement dans le domaine de la lecture publique à La Réunion. J'ai délibérément négligé de parler des échecs et des difficultés, mais chacun sait quelle part il faut faire dans toute entreprise aux découragements, aux doutes, aux regrets.

Les techniciens de la profession savent que bien d'autres ont mené une action plus intense et ont abouti à des résultats plus considérables. Peut-être toutefois n'était-il pas indifférent de montrer qu'on pouvait trouver à La Réunion un terrain favorable à un épanouissement de la lecture et que, s'il reste encore beaucoup à faire, ce ne sont ni l'envie de le faire ni les bonnes volontés pour le faire qui manquent.

  1. (retour)↑  Ce texte a pour une grande part, servi de base à une communication faite en octobre 1974 à l'Académie des sciences d'Outre-mer à Paris.
  2. (retour)↑  Ce texte a pour une grande part, servi de base à une communication faite en octobre 1974 à l'Académie des sciences d'Outre-mer à Paris.