« Le site de Richelieu permet de mener jusqu’au bout la volonté d’ouverture à tous de la BnF »
Entretien avec Laurence Engel
Les 17 et 18 septembre 2022, après plus de dix ans de travaux, le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France (BnF) marquera le coup d’envoi de sa réouverture avec un week-end festif au cours duquel les visiteurs pourront (re)découvrir ce lieu emblématique. Six ans après l’achèvement de la première phase du chantier, en 2016, qui avait donné la priorité à la réouverture des salles d’étude et au développement des services aux chercheurs, l’ambitieux programme de rénovation du berceau historique de la BnF se déploie dans son ensemble avec une nouveauté majeure : pour la première fois de son histoire, la BnF s’ouvre au grand public avec une offre dédiée. Explications sur les enjeux de ce projet avec Laurence Engel présidente de la Bibliothèque nationale de France.
BBF : Quels ont été les grands axes du programme de rénovation du site Richelieu ?
Laurence Engel : Les deux mots d’ordre ont été rénovation et modernisation. Comme souvent à la Bibliothèque nationale de France, le programme est parti de la contrainte immobilière. Après l’ouverture du site François-Mitterrand, en 1996, s’est posée la question du devenir du bâtiment Richelieu, un patrimoine architectural extraordinaire mais qui n’était plus aux normes techniques et qui n’avait jamais connu de campagne de restauration globale. Le premier axe du chantier a donc été la rénovation, au sens strict, d’un bâtiment patrimonial.
Cet impératif d’ordre architectural a été l’occasion de mener une réflexion sur les usages et les attentes des publics. La seconde exigence du programme était de moderniser l’équipement afin qu’il puisse offrir les services attendus aujourd’hui par les chercheurs mais également pour qu’il mette en œuvre les missions de la Bibliothèque telles qu’elles sont définies dans ses statuts : être au service de tous. La BnF est une bibliothèque patrimoniale et reste une bibliothèque de recherche, mais ses collections sont des collections nationales, qui ont vocation à être montrées le plus largement possible.
BBF : Comment se traduit cette ouverture au grand public ?
Laurence Engel : Il y a deux initiatives emblématiques. La première est la création d’un nouveau musée de 1 200 m2 qui permet de montrer toute la diversité et la richesse des documents et des objets conservés par la BnF, livres, manuscrits, mais aussi cartes géographiques, estampes, costumes, objets archéologiques. Il existait un musée auparavant mais qui ne concernait que l’un des quatorze départements de la Bibliothèque, celui des Médailles, monnaies et antiques. Il s’agit d’un changement radical car, pour la première fois de son histoire, la Bibliothèque offre à travers ce musée la possibilité de découvrir d’un seul coup d’œil une expression construite et intelligible de l’ensemble des collections. Il va permettre de comprendre, de saisir visuellement cette institution dont les deux maîtres-mots sont universalisme et encyclopédisme.
Figure 1. Salle des colonnes
© Guillaume Murat - BnF
L’autre initiative emblématique est de faire de la salle Ovale une salle de lecture publique, ouverte à tous, sans aucune restriction d’âge ou de niveau d’étude. Cette belle salle retrouve ainsi sa vocation initiale, telle qu’elle avait été imaginée à l’origine au début de la IIIe République, période d’essor de la lecture publique, mais qui ne s’était jamais réalisée car elle avait été finalement réservée aux chercheurs. La mission de lecture publique, qui a toujours été présente dans les réflexions des bibliothécaires de la Bibliothèque nationale, se réalise pleinement pour la première fois, avec toujours ses tables de lecture mais aussi une offre d’assises confortables, fauteuils et tables basses, une collection de 20 000 livres en accès libre, une riche médiation – au sein de laquelle se trouvent des dispositifs numériques ludiques –, et une collection de 9 000 bandes dessinées.
Figure 2. La salle Ovale rénovée
© Jean-Christophe Ballot - BnF – Oppic
BBF : Pourquoi ce focus sur la bande dessinée ?
Laurence Engel : Le choix de la bande dessinée est un signe fort adressé au public, c’est un symbole de la volonté d’offrir une lecture de loisirs dans un lieu ouvert à tous. C’est aussi un choix légitime car la bande dessinée est très présente dans les collections de la BnF. Sur le site François-Mitterrand, elle est répartie dans les différents espaces en fonction des thématiques. À Richelieu, c’était l’occasion de rassembler la collection et de la rendre visible. Ce sera l’une des plus grandes collections de BD en accès libre pour tout public.
BBF : Quels sont pour la BnF les enjeux autour de cette ouverture au grand public ?
Laurence Engel : L’enjeu est de ne rien retirer à sa dimension de temple de la recherche tout en faisant exister, sur son site historique, sa dimension de collection nationale ouverte à tous et en donnant à voir cette collection comme cela n’avait jamais été le cas auparavant. C’est fondamental du point de vue de la politique culturelle car la BnF est le lieu où se constitue notre mémoire commune. En donnant accès à chacun à ce patrimoine, elle joue un rôle essentiel dans la relation du citoyen à son pays, à son histoire, et ainsi, au fonctionnement démocratique. Les architectes ont contribué à ces enjeux, travaillés depuis longtemps par la Bibliothèque, en donnant à voir toute la beauté de ce bâtiment constitué de strates architecturales successives datant du XVIIe au XXe siècle et en lui donnant une unité par les circulations, la transparence, en mettant en scène l’histoire de l’institution, ses missions et l’ensemble des activités. Le site François-Mitterrand est un outil extraordinaire mais qui ne permettait pas cela.
Figure 3. La galerie Mazarin rénovée
© Guillaume Murat - BnF
BBF : Quelle est l’offre pour les chercheurs sur le site Richelieu ?
Laurence Engel : À Richelieu, les changements les plus importants ont été réalisés en 2016 à la fin de la première phase du chantier, qu’on avait décidé de consacrer aux salles de recherche, réservant ainsi aux chercheurs la primeur dans le programme de rénovation. Il s’agissait de donner la possibilité de réserver des documents comme à François-Mitterrand, d’offrir le wifi, d’élargir les horaires d’ouverture, de créer un environnement de campus où se croisent les étudiants de l’École nationale des chartes, ceux de l’Institut national d’histoire de l’art, les chercheurs. Dans les enquêtes, les lecteurs demandaient en priorité le wifi, un café, une librairie. Ce qu’on offre aujourd’hui. Cela peut paraître secondaire, mais pour les personnes qui passent leurs journées ici, c’est essentiel. Elles viennent pour accéder à des outils pour leurs recherches mais aussi pour être dans un lieu consacré au travail et qui doit proposer des facilités complémentaires.
BBF : Au printemps, les changements de modalités de communication des documents sur le site de Tolbiac ont suscité une vive polémique parmi le public spécialisé. Comment a évolué la manière de travailler des chercheurs ?
Laurence Engel : D’abord, il faut rappeler que les documents restent accessibles aux chercheurs toute la journée comme ils l’ont toujours été. Cette crise a révélé l’attachement du monde de la recherche à la BnF mais aussi le fait que ceux qui se sont manifestés la connaissent mal – ils ne sont d’ailleurs pas forcément ceux qui la fréquentent. La dimension symbolique de la contestation est un élément important et qui doit être très sérieusement appréhendée : les symboles sont précieux. Mais par ailleurs, la manière de travailler des chercheurs a effectivement changé. Ils demandent de moins en moins de documents et travaillent de plus en plus en ligne, sur des ressources électroniques que nous avons fortement développées ou sur d’autres sources que les documents écrits. Le nombre de communications de documents a ainsi baissé de 44 % entre 2009 et 2019, avant la crise sanitaire. Ce constat n’est d’ailleurs pas spécifique à la France, toutes les bibliothèques nationales le font. Cela nous a conduits à faire évoluer les modalités de communication en prenant en compte le fait qu’il y avait très peu de demandes le matin, alors que parallèlement la réouverture du site Richelieu, la préparation du futur centre de conservation d’Amiens, les besoins de traitement des collections de presse, l’arrivée du dépôt légal des documents nativement numériques créent des impératifs de travail, dans un contexte de stabilité des moyens. Mais grâce à l’aide du ministère de la Culture nous avons pu à nouveau élargir les plages horaires de communication directe des documents. Ce qu’il est important de dire, alors que rouvre le site Richelieu, c’est que les chercheurs restent notre public premier, naturel. La BnF n’a jamais cessé d’augmenter et améliorer ses services, mais cela peut se faire différemment. Nous essayons de répondre aux besoins des chercheurs, comme nous l’avons fait avec l’ouverture récente du BnF Datalab, qui correspond à une forte demande dans le domaine des humanités numériques.
BBF : Avoir maintenant les deux sites complètement déployés, qu’est-ce que cela change pour la BnF en termes de stratégie, d’articulation, voire d’identité ?
Laurence Engel : La BnF|Richelieu n’a jamais fermé et n’a jamais cessé de fonctionner sur l’ensemble de ses sites. Nous avons toujours pris en compte l’ensemble des usagers, des collections et des missions. Mais il y a bien un changement avec la fin du chantier Richelieu : c’est la dimension symbolique de la BnF, en lui donnant la capacité de se raconter, de se donner à voir, ce qu’on ne pouvait pas faire pleinement jusque-là. C’est essentiel, et je pense que cela va profondément changer notre relation avec le public et la manière dont ce dernier appréhende cette institution. Le site François-Mitterrand, avec les auditoriums, les salles d’exposition, l’allée Julien-Cain, offrait un outil culturel qui n’existait pas auparavant. Le nouveau site Richelieu nous permet d’aller encore plus loin dans l’offre culturelle et de mener jusqu’au bout la démarche d’ouverture à un large public.
Figure 4. Escalier
© Laurent Julliand - Contextes - BnF
BBF : Vous travaillez beaucoup à l’échelle internationale. Identifiez-vous des problématiques communes à toutes les bibliothèques nationales mais aussi une singularité de la BnF parmi elles ?
Laurence Engel : La BnF partage avec très peu de bibliothèques – la British Library et la Bibliothèque du Congrès – un rapport singulier, profond, avec les dimensions d’universalisme et d’encyclopédisme. Avec une profondeur historique, une ancienneté, que nous partageons avec la British Library. C’est ce qui confère à ces institutions un poids particulier dans leur pays. Toutes les bibliothèques nationales n’ont pas un tel lien avec l’histoire de leur pays, une capacité à la raconter avec la même puissance et la même profondeur. En revanche, ce que partagent toutes les bibliothèques nationales, c’est d’être des objets pluriels, multiples, à la fois bibliothèques patrimoniales, bibliothèques universitaires, bibliothèques publiques, mais conservant des collections nationales ayant vocation à raconter à tous l’histoire du pays. Les questions que nous avons en commun sont celles de l’ouverture à tous les publics, au-delà des chercheurs, de la fonction culturelle d’une bibliothèque nationale, de la manière de valoriser les collections. La réponse n’est pas la même partout car chacune a son histoire – certaines bibliothèques nationales ont, par exemple, une mission de tête de réseau de lecture publique –, mais toutes ont une relation particulière à leur pays, à son histoire, à sa production éditoriale.
BBF : Le prochain grand chantier de la BnF est le futur Centre de conservation et Centre national de la presse d’Amiens. Quelles en sont les perspectives ?
Laurence Engel : La Bibliothèque nationale de France est le lieu de constitution d’une mémoire collective à travers le dépôt légal, ce qui veut dire que nous gardons tout pour l’éternité. C’est pour cela que nous avons besoin de toujours plus d’espace. Le site François-Mitterrand, créé parce qu’il n’y avait plus de possibilités de stockage sur le site Richelieu, est à son tour saturé. Créer de nouveaux espaces de stockage était une absolue nécessité. Mais nous en avons profité pour poser deux orientations stratégiques essentielles. La première est le choix de ne pas construire le futur site à Paris mais en région, même si nous restons à proximité des salles de lecture, et ce, afin de donner à voir la dimension de coopération nationale qui est très importante pour nous. La seconde est de s’occuper enfin pleinement des collections de presse, qui sont les documents les plus sollicités par les chercheurs. Le travail a été engagé il y a déjà plusieurs années avec l’accélération de la numérisation des collections et la création du site de diffusion Retronews. Depuis cinq ans, le nombre de pages numérisées a été multiplié par deux. Mais il y a une obligation de conserver dans de bonnes conditions ces collections particulièrement fragiles et qui, peu considérées autrefois, n’ont pas toujours été bien traitées. Le site d’Amiens est l’occasion d’accomplir un travail de fond sur ces collections, de mieux les conserver, de poursuivre l’effort de numérisation et de les donner à voir, en affirmant une nouvelle fois la dimension symbolique majeure de nos missions.
BBF : Quel est le calendrier ?
Laurence Engel : On prévoit l’achèvement des travaux pour fin 2028.