« Le problème, ce n’est pas cette autocensure des femmes, mais cette censure sociale qui pèse sur elles »

Entretien avec Isabelle Collet

Cédric Vigneault

Un monde d’hommes ? Si la surreprésentation des hommes dans le monde du numérique est indéniable, il ne s’agit pas pour autant d’une fatalité. Depuis une quinzaine d’années, inlassablement, la chercheuse Isabelle Collet (université de Genève) travaille à mettre à jour les mécanismes qui conduisent à la naturalisation des inégalités genrées. Son ouvrage Les oubliées du numérique 1

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Retrouvez ici une recension de l’ouvrage : https://journals.openedition.org/lectures/42353 [consulté le 12 juillet 2021].

permet de mieux comprendre les enjeux sociaux et économiques inhérents à la répartition des pouvoirs dans le domaine du numérique. Par ailleurs, en vue de fournir des leviers d’action, la chercheuse n’hésite pas à aborder les sujets qui peuvent diviser, comme les quotas.

Pour prolonger le dossier « Code source : libérer le patrimoine ! », Isabelle Collet répond aux questions de Cédric Vigneault, référent « Mission lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT » de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques.

Cédric Vigneault : Dans quelle mesure la sous-représentation des femmes dans le développement de nouvelles technologies a-t-elle des incidences sur notre quotidien ? Et inversement, la littérature académique nous permet-elle d’en savoir plus sur l’impact de la présence de développeuses pour contrer les effets de la non-mixité ?

Isabelle Collet : Le fait que la population des ingénieurs a historiquement été dominée par les hommes blancs des classes socioprofessionnelles supérieures (qui représentent également le groupe dominant de la société en général) a toujours eu des conséquences sur l’orientation des sciences et techniques.

Les pellicules de la photographie argentique ont été optimisées pour le rendu des peaux blanches et les filtres Instagram continuent à blanchir les visages, estimant qu’une peau plus pâle est plus jolie. La reconnaissance faciale est plutôt performante avec des visages d’hommes blancs… elle est 34 % moins efficace avec des visages de femmes noires. Aujourd’hui, la grande majorité des assistants vocaux parle toujours avec des voix de jeunes femmes. C’est à la fois un choix marketing et une réplication plus ou moins consciente de l’existant : une voix de femme semble plus appropriée quand il s’agit de répondre à un ordre. D’ailleurs, ces avatars féminins soignent l’expérience utilisateur : toujours à votre service, toujours aimable, même en cas de harcèlement ou d’insultes : c’est ce qu’explique un rapport de l’Unesco intitulé : « Je rougirais si je le pouvais ». Telle était la réponse de Siri, l’assistant conversationnel d’Apple, quand un utilisateur lui disait « You’re a bitch ». Ces mêmes assistants conversationnels sont plus performants pour répondre à des requêtes centrées sur les préoccupations des hommes que des femmes. En 2020, avec deux étudiantes de l’École de journalisme de Lausanne, nous avons demandé à Siri où acheter des préservatifs et où acheter des protections périodiques. Dans le deuxième cas, Siri ne savait pas de quoi nous lui parlions.

Un autre exemple de technologie centrée sur les préoccupations des hommes qui l’ont développée est donné par les applications santé des téléphones ou objets connectés : le corps de référence est un corps d’homme. Si maintenant, les cycles menstruels sont bien pris en compte dans les applications de santé (mais il a fallu plusieurs années pour qu’un phénomène aussi banal y soit intégré), leur influence sur d’autres paramètres du métabolisme n’est pas prise en compte par les applications de coaching sportif.

Pour la deuxième partie de la question, malheureusement, c’est difficile de répondre. D’une part, il y a eu le développement de la FemTech, à l’instigation de femmes entrepreneuses, qui développe des outils et applications orientées vers la santé des femmes. En ce qui concerne la tech en général… c’est plus difficile de répondre. Dans les années 1980-2000, il y a eu en Europe diverses expériences intéressantes d’entreprises d’informatique (du consulting, de la formation) non mixte ou strictement paritaire. La différence était plutôt visible dans le domaine des RH, plus que dans la technique elle-même : horaires flexibles, télétravail, temps partiels et en conséquence, un faible turn-over. S’il est difficile de répondre à cette question, c’est parce que 15 % ou 20 % de développeuses dans une équipe, ça ne suffit pas à créer de la mixité. Une ingénieure automobile me racontait qu’elle n’avait pas osé dire que le prototype de siège sur lequel l’équipe travaillait était trop grand pour elle, car elle était la seule à avoir ce problème… elle était aussi la seule femme. Pour se sentir légitime dans des métiers réputés masculins, il vaut mieux ne pas être en utlra-minorité… la mixité, c’est au moins 30 % d’un sexe et ce taux est difficile à atteindre en informatique. Mais ce qu’on constate, en revanche, dans les groupes de décision, c’est qu’une équipe mixte réfléchit différemment, non pas parce que les femmes ont des apports spécifiques, mais parce que tout le monde s’autorise à réfléchir de manière plus ouverte, y compris les hommes.

Cédric Vigneault : Vous proposez de donner des cours sur le genre, mais à partir de quel niveau scolaire l’envisager ?

Isabelle Collet : Avant tout, au niveau des Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPÉ), pour les futur.es enseignant.es. Les sciences de l’éducation documentent depuis des décennies le fait que malgré ses intentions, l’Éducation nationale n’assure pas l’égalité des sexes. En travaillant avec des analyses fines autour des rapports sociaux de sexe en classe, des chercheuses pionnières ont rendu compte de la façon dont le système éducatif discrimine les filles et les femmes (Kandel, 1974 2

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Liliane KANDEL, « L’école des femmes et le discours des sciences de l’homme », Les Temps modernes, Les femmes s’entêtent, 1974, n° 333-334, p. 1781-1804.

) et les prépare pour des rôles sociaux distincts des garçons (Duru-Bellat, 1990 3
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Marie DURU-BELLAT, L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ? Paris, L’Harmattan, 1990 (coll. Bibliothèque de l'éducation).

). Nicole Mosconi 4
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Nicole MOSCONI, La mixité dans l’enseignement scolaire : un faux semblant ? Paris, Presses universitaires de France, 1989 (coll. Pédagogie d'aujourd'hui).

a interrogé les effets de la mixité scolaire et créé le concept de rapport sociosexué au savoir : tous les individus ont le droit d’acquérir tous les types de savoir, c’est garanti par l’organisation de l’école depuis la loi sur mixité (pour les sexes) et le collège unique (pour les classes sociales). Mais certains savoirs sont toujours considérés comme tabous, infamants ou transgressifs pour un sexe et une classe sociale et pas pour l’autre… Et d’autres seraient naturels, attendus, désirables, toujours selon votre classe sociale et votre sexe.

De nombreuses études menées depuis les années 1980 ont montré que ce sont les garçons qui occupent l’espace sonore de la classe 5

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Annette JARLÉGAN, « Genre et dynamique interactionnelle dans la salle de classe : permanences et changements dans les modalités de distribution de la parole », Le français aujourd'hui, 2016, n° 193, p. 77-86. Isabelle COLLET, « Faire vite et surtout le faire savoir. Les interactions verbales en classe sous l’influence du genre », Revue internationale d'ethnographie, 2015, n° 4, p. 6-22.

. Même si des progrès ont été faits, dans les manuels scolaires 6
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Centre Hubertine AUCLERT, Égalité femmes-hommes dans les manuels de Mathématiques, une équation irrésolue ? Les représentations sexuées dans les manuels de mathématiques de Terminale, Paris, Centre Hubertine Auclert, 2012. En ligne : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/fichiers/cha-etude-manuels-math-web_1.pdf [consulté le 12 juillet 2021].

, les choix pédagogiques comme les illustrations sont encore tributaires de modèles stéréotypés du féminin et du masculin.

Avec une formation appropriée, non seulement les enseignant.es pourront être conscient.es des biais de genre dans leurs pratiques, mais apprendront aussi à pratiquer une pédagogie de l’égalité. En somme, si on forme les enseignant.es, la question de l’égalité s’intégrera naturellement dans le quotidien de la classe.

Pour revenir plus spécifiquement à l’informatique, des cours sur le genre à destination des étudiant.es sont également très utiles. D’une part, ils permettent d’expliquer aux étudiantes qu’elles sont dans un système qui les désavantage : si elles ont de la peine à être entendues, si elles sont victimes de comportements sexistes, si elles se mettent à douter de leurs compétences, ce n’est pas parce qu’elles ne savent pas y faire. Et ce n’est pas non plus une fatalité : elles ont les moyens de s’y opposer.

Ces cours permettent aussi d’expliquer aux étudiants que les mesures envers les femmes ne sont pas une discrimination positive, mais une procédure de rattrapage de la discrimination systémique. Ces cours les sensibilisent aussi au fait que les petites blagues sexistes qu’ils font de temps à autre ne sont pas si anodines : elles s’ajoutent à un discours continu qui dévalorise les femmes, surtout si elles sont ultra-minoritaires. Dans une promotion où elles sont 2 sur 40, les plaisanteries de 38 étudiants se concentrent de fait, en continu, sur 2 étudiantes.

Cédric Vigneault : Logiciels et algorithmes sont souvent présentés par des cabinets de recrutement comme étant garants d’impartialité. Qu’en est-il selon vous ?

Isabelle Collet : En intelligence artificielle (IA), on dit : « Garbage in, garbage out ». Cela signifie que la qualité des données obtenues en sortie de l’algorithme dépend d’abord de la qualité des données en entrée. En somme, si en entrée, vous mettez des données partielles, comportant des biais de genre par exemple, vous retrouverez cette même imperfection en sortie. L’exemple le plus célèbre est la tentative d’Amazon d’automatiser son recrutement. L’affaire est parue dans la presse en 2018 et est rapidement devenue emblématique. En 2014, Amazon tente de mettre au point un logiciel automatisé pour recruter son personnel : « Tout le monde voulait ce Saint Graal », a déclaré l’une des cinq sources ayant rapporté l’information, « […] on met 100 CV et il ressort les cinq meilleurs […] » 7

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« Quand le logiciel de recrutement d'Amazon discrimine les femmes », Les Échos, 13 octobre 2018. En ligne : https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/quand-le-logiciel-de-recrutement-damazon-discrimine-les-femmes-141753 [consulté le 12 juillet 2021].

. Malheureusement pour Amazon, au bout de trois ans, l’expérience est arrêtée : au moment des tests, l’IA a tendance à écarter les femmes. En entrée du logiciel : les CV reçus par le groupe pendant 10 ans. L’IA apprend donc les préférences de la compagnie en termes de RH et, très vite, estime que les hommes correspondent mieux que les femmes aux attentes de l’entreprise puisqu’ils y font de meilleures carrières. L’IA a donc privilégié les CV des hommes et péjoré ceux des femmes. Il est toutefois délicat d’incriminer le sexisme de l’algorithme, lorsqu’il permet simplement de mettre en évidence le sexisme latent de l’entreprise.

De toute manière, par leur fonctionnement (comparaison entre les CV des candidat.es et les CV des employé.es de l’entreprise), ces algorithmes ont une tendance au clonage 8

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Alain LACROUX, Christelle MARTIN-LACROUX, « L’intelligence artificielle au service de la lutte contre les discriminations dans le recrutement : nouvelles promesses et nouveaux risques », Management et avenir, 2021, n° 122, p. 121-142. En ligne : https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2021-2-page-121.html [consulté le 12 juillet 2021].

. Leur impartialité, c’est surtout leur capacité à reproduire ce que l’entreprise fait déjà sans en avoir toujours conscience. Est-ce réellement ce qu’on attend d’eux ?

Cédric Vigneault : Concrètement, comment être un « role model » efficace ?

Isabelle Collet : La vraie question est plutôt : est-ce que les role models sont vraiment efficaces ? La réponse à cette question n’est pas triviale. J’ai passé en revue de nombreuses recherches internationales… l’efficacité des role models est marginalement mesurable. En tant que mesure isolée, ce n’est pas vraiment efficace. Une récente étude de Breda et al. 9

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Thomas BREDA, Julien GRENET, Marion MONNET, Clémentine VAN EFFENTERRE, Do Female Role Models Reduce the Gender Gap in Science ? Evidence from French High Schools, 2021. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01713068v4/document [consulté le 12 juillet 2021].

(2018) montre que les role models ont une influence uniquement chez les filles qui ont déjà décidé d’être des scientifiques. C’est un renforcement, mais pas un moyen de susciter des orientations scolaires vers les sciences. Ça ne veut pas dire que c’est inutile, mais plutôt qu’il ne faut pas tout miser là-dessus. Cette mesure peut s’intégrer à un dispositif et participer à la lutte contre les stéréotypes, surtout si ces « models » sont des femmes proches du public à sensibiliser : des étudiantes qui parlent à des lycéennes, des jeunes diplômées qui parlent à des étudiantes, etc. Malheureusement, cette mesure est devenue « à la mode » et tend à devenir le couteau suisse de l’action incitative. Au niveau associatif, c’est une bonne mesure. Pour une institution, ça s’apparente souvent à du gender-washing. Pour le coup, le mentorat a montré nettement plus d’efficacité.

Cédric Vigneault : Henry Bauchau fait dire à Antigone : « Est-ce que les femmes doivent céder toujours à la folie des hommes ? » 10

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Henry BAUCHAU, Antigone : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antigone_(Bauchau) [consulté le 12 juillet 2021].

Elle poursuit : « Avons-nous le droit de garder cachée notre propre pensée ? » Derrière ce droit, on sent un devoir. En évitant certaines carrières, les femmes ne nient-elles pas une partie d’elles-mêmes ?

Isabelle Collet : Certes, mais c’est difficile de leur en faire le reproche. Depuis l’enfance, elles sont soumises à des représentations qui leur expliquent que la biologie impose un destin différent aux hommes et aux femmes, et je ne parle pas de maternité : stéréotypes, socialisation différenciée, contenus scientifiques à destination des garçons, attentes différentes de la part des parents et des enseignant.es (y compris à leur insu), pression des pairs à l’adolescence, sexisme, harcèlement, remise en question continue de leurs compétences, et aussi l’anticipation d’une répartition inéquitable des tâches ménagères et familiales… Alors, en effet, au bout d’un moment, les filles et les femmes ont un doute. Ces doutes sont souvent appelés de l’autocensure. En réalité, c’est une censure sociale qui pèse sur les femmes. Si au bout du compte, elles hésitent à embrasser certaines carrières en se demandant si le jeu en vaut vraiment la chandelle… si elles ont vraiment envie de travailler plus pour avoir juste autant que les hommes… ou si finalement, elles n’auraient pas une vie plus agréable en allant vers d’autres filières qui reconnaissent plus volontiers leur valeur, il est difficile de leur reprocher. Le problème, ce n’est pas cette autocensure des femmes, mais cette censure sociale qui pèse sur elles.

Cédric Vigneault : Quels sont vos trois livres de référence sur ce vaste sujet ?

Isabelle Collet : Tout d’abord, l’ouvrage de Cathy O’Neil : Algorithme, la bombe à retardement traduit en 2018 aux Arènes. C’est un ouvrage extrêmement éclairant sur les biais de l’intelligence artificielle. Ensuite, il y a un vieux livre de 1984, qui s’appelle The second self, de Sherry Turkle, (mal) traduit sous le titre : Les enfants de l’ordinateur. Elle raconte le début de l’histoire des geeks : comment cette représentation d’une informatique pour adolescents asociaux est parvenue jusqu’à nous et a forgé nos représentations de l’informaticien. Enfin, même si on s’éloigne un peu du sujet, je conseillerai Paola Tabet : La construction sociale de l’inégalité des sexes : des outils et des corps. Paola Tabet est une anthropologue qui montre que les outils et les armes sont fabriqués par les hommes qui se les approprient. Elle explique que, si à travers le monde, les outils des femmes sont simples, ce n’est pas parce que leurs tâches sont plus simples, mais parce que les hommes évitent de les doter d’outils performants, de sorte que les tâches des femmes restent pénibles, fastidieuses ou asservissantes. D’un côté, le boomerang pour la chasse, outil aborigène très sophistiqué, et de l’autre, le bâton à fouir qui n’est en gros qu’un bâton, pour déterrer des racines comestibles. Les hommes s’approprient les outils qui leur permettent d’augmenter leur pouvoir sur le monde… Il est bien temps que les femmes s’en emparent également.

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