« La pandémie a renforcé la place des bibliothèques publiques dans la société québécoise »
Entretien avec Martin Dubois
En avril 2022, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) livrait la quatrième édition de sa publication « Regard sur les bibliothèques publiques du Québec et d'ailleurs. Florilège d'initiatives et de réalisations inspirantes ! », un bilan de l’année 2021 et de ses événements marquants. L’occasion d’évoquer avec Martin Dubois, directeur général de la Grande Bibliothèque de BAnQ, les principales problématiques des milieux documentaires québécois et, notamment, l’impact de la crise sanitaire sur les bibliothèques, sujet toujours dans l’actualité des professionnels, outre-Atlantique comme en France.
BBF : Comment les bibliothèques québécoises ont-elles traversé ces deux années de pandémie ?
Martin Dubois : Les bibliothèques du Québec ont reçu l’ordre de fermer le 13 mars 2020. Elles se sont montrées très agiles et se sont immédiatement investies dans l’offre virtuelle. Les équipes ont cherché comment joindre les usagers chez eux, puisque tout le monde était confiné. Elles ont proposé beaucoup d’heures du conte pour occuper les enfants et donner du répit aux parents en télétravail ! Les gens se sont tournés spontanément vers les ressources numériques des bibliothèques. Cette offre existait depuis longtemps déjà mais la pandémie a servi d’accélérateur. Il y a eu une très forte hausse de l’utilisation de ces ressources sur la plateforme commune à toutes les bibliothèques du Québec, pretnumerique.ca. La pandémie a également conduit les bibliothèques à donner la possibilité de s’abonner à distance, l’abonnement étant indispensable pour accéder aux ressources numériques. C’est un service qu’offrait déjà la Grande Bibliothèque qui, desservant l’ensemble de la province du Québec, compte beaucoup d’usagers loin de Montréal, mais qui était encore peu fréquent dans les autres établissements où l’abonnement se faisait généralement sur place.
BBF : Que retiennent les professionnels de cette période particulière ?
Martin Dubois : Ce qu’on retient de cette expérience, c’est qu’à partir de juin 2020, les bibliothèques ont pu rouvrir, contrairement à d’autres acteurs du secteur culturel comme les cinémas et les théâtres, et cela a clairement renforcé la place des bibliothèques publiques dans la société québécoise. Nous sommes très redevables envers le gouvernement qui a reconnu le rôle essentiel des bibliothèques en les autorisant à rester ouvertes. Les bibliothèques n’ont jamais été considérées comme des lieux à risque dans la propagation du virus car on estimait que les consignes de sécurité étaient suffisantes.
BBF : Que reste-t-il aujourd’hui des services mis en place pendant la pandémie ?
Martin Dubois : Concrètement, la possibilité d’abonnement à distance va rester. À la Grande Bibliothèque, nous avons mis en place pendant la pandémie un service de réservation des documents disponibles sur les rayons qui n’existait pas auparavant et que nous allons garder. La médiation numérique s’est beaucoup développée car l’utilisation massive des ressources en ligne a accru le besoin d’accompagnement et les bibliothécaires ont amélioré leurs compétences dans ce domaine. L’utilisation des collections numériques a baissé depuis 2021 mais reste à un niveau plus élevé qu’avant la pandémie et nous pensons que c’est une tendance qui va demeurer.
BBF : En France, les bibliothèques et, plus globalement, les lieux culturels n’ont pas retrouvé le niveau de fréquentation d’avant la pandémie. Est-ce pareil au Québec ?
Martin Dubois : Effectivement, nous connaissons la même situation. Je n’ai pas de chiffres précis mais les collègues évoquent en moyenne une fréquentation à 75 % de ce qu’elle était avant la crise sanitaire. Les premiers mois de la réouverture, les bibliothèques étaient orientées sur le prêt de documents puisque les gens ne pouvaient pas s’installer sur place. Maintenant, le défi est de refaire connaître les bibliothèques comme des lieux de vie, des actrices du lien social, et de retrouver la fréquentation d’avant la pandémie.
Une grande campagne de communication va être lancée à la fin de l’année ou début 2023 sur le thème « Gagnez à découvrir votre biblio ». Cette initiative a été dotée d’un soutien financier du ministère de la Culture et des Communications du gouvernement du Québec de 280 000 dollars canadiens auxquels s’ajoutent les financements provenant des quatre organismes partenaires, l’Association des bibliothèques publiques du Québec, le Réseau BIBLIO qui est l’équivalent des bibliothèques départementales en France, Bibliopresto, l’organisme qui intervient dans le développement numérique des bibliothèques, et BAnQ. Elle couvrira toute la province et portera sur tous les types de bibliothèques. Elle sera déployée de différentes manières, campagnes en ligne, campagnes d’affichage, recours à des ambassadeurs qui parleront au nom des bibliothèques.
BBF : Le bilan 2021 des bibliothèques du Québec souligne le fort mouvement actuel en faveur de la suppression des frais de retard. À quoi est-il dû ?
Martin Dubois : Ce mouvement est né aux États-Unis il y a quelques années sous le slogan Fine free Library. Au Québec, il y avait un engouement pour cette initiative avant la pandémie, que la crise sanitaire a accéléré. Les bibliothèques ont en effet suspendu à cette période les frais de retard puisque les usagers ne pouvaient plus sortir de chez eux pour rapporter les documents empruntés. Cette situation a fait réfléchir beaucoup de municipalités qui ont complètement aboli les pénalités de retard, notamment des grandes villes de plus de 100 000 habitants comme Laval, Montréal et tout récemment Québec. Nombre de mes collègues responsables de bibliothèques soumettent actuellement à leurs municipalités des dossiers qui montrent l’intérêt de supprimer les frais de retard, qui constituent des freins importants pour les usagers.
BBF : La Grande Bibliothèque a lancé en 2021 une campagne de réflexion sur son avenir. Quels en sont les premiers enseignements ?
Martin Dubois : Nous avons en effet organisé l’hiver dernier des sondages en ligne auprès des usagers et des personnels, créé des groupes de discussion et consulté des collègues des milieux documentaires pour nourrir notre réflexion sur la manière de faire vivre la Grande Bibliothèque différemment. On ne réfléchit pas seulement sur les espaces physiques mais aussi sur la manière de servir la clientèle et sur le développement des collections. Nous sommes face à un enjeu, partagé par les bibliothèques du monde entier, celui de la découvrabilité de nos collections. Nous devons renforcer la mise en valeur des ressources, physiques et numériques, par exemple en mettant en place des outils de recommandations basées sur les centres d’intérêt des lecteurs. Déjà avant la pandémie nous avions remarqué une baisse de la fréquentation et du nombre de prêts, notamment pour les CD et les DVD. Or, nous souhaitons que la Grande Bibliothèque demeure attrayante et pertinente. Le défi qu’on se lance, c’est, tout en gardant sa nature fondamentale, de faire de la Grande Bibliothèque un lieu chaleureux et accueillant qui offre aux gens qui la visitent une expérience agréable.
BBF : Pensez-vous pour cela renforcer l’offre de services ?
Martin Dubois : La collection restera au cœur de la bibliothèque, ici c’est une partie importante de notre âme, mais il faut voir plus grand. Nous souhaitons en effet offrir plus de services, notamment dans nos espaces de création de type Fab Lab et Médialab. L’intérêt de tels services, selon nous, ce n’est pas uniquement de proposer l’utilisation d’outils technologiques. Ce qui nous intéresse, c’est le processus itératif de réflexion et de conceptualisation pour accompagner nos usagers du début à la fin de leur projet. Nous sommes en train d’élaborer des programmes dans ce sens en lien avec nos collègues des services éducatifs. Nous travaillons aussi beaucoup à intégrer nos collections comme objets culturels dans ces activités de création, en proposant, par exemple, d’utiliser une estampe ancienne pour l’imprimer sur un chandail ou un objet. Avant la pandémie, la Grande Bibliothèque enregistrait 2,2 millions de visites par an, 7 000 par jour en moyenne. Nous réfléchissons à la manière de mettre en valeur les collections patrimoniales et les fonds d’archives de BAnQ auprès de ces visiteurs. Nous avions aussi testé les bibliothèques humaines, des rencontres avec des professionnels de différents profils ou avec des personnes en situation d’itinérance qui venaient partager leur expérience. Cette initiative avait beaucoup plu. Autre piste de réflexion, créer des espaces de travail silencieux au sein de la bibliothèque qui est assez permissive en matière de bruit, car c’est une demande des personnes qui souhaitent venir étudier ou travailler ici. Les usagers ont demandé plus de fauteuils, d’espaces de lecture, plus de couleurs et plus de verdure aussi. Nous allons faire en sorte que la bibliothèque soit plus vivante, avec des coins lounge, des grands coussins, du mobilier plus confortable que le mobilier classique de bibliothèque.
BBF : Même si la situation est loin d’eux géographiquement, comment les milieux documentaires du Québec perçoivent-ils la guerre en Ukraine ?
Martin Dubois : L’ensemble des milieux documentaires québécois dénonce la guerre en Ukraine. On voit bien toute la désinformation qui entoure cette guerre, or les bibliothèques québécoises agissent depuis plusieurs années dans le domaine de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) afin d’aider les usagers à mieux s’informer, à reconnaître les sources fiables, à repérer les fausses nouvelles. Sur le site web de BAnQ, l’onglet « Comment repérer les fausses nouvelles » donne accès à une compilation d’articles sur l’EMI. Il y a beaucoup de réfugiés ukrainiens au Québec et les bibliothèques participent à leur accueil comme elles le font pour tous les nouveaux arrivants. La Grande Bibliothèque a un programme d’accueil pour les nouveaux arrivants, d’où qu’ils viennent, et fait en sorte que ces personnes déracinées trouvent un lieu chaleureux, accueillant, neutre, dont ils peuvent profiter en toute sécurité.