Entretien avec Emmanuel Brandl, organisateur de la Biennale du numérique
13-14 novembre 2023 – Enssib
La 7e édition de la biennale du numérique aura lieu à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) les 13 et 14 novembre 2023, avec notamment deux très riches journées d’études autour de la thématique « Intelligence artificielle : écosystèmes, enjeux, usages. Une approche interprofessionnelle ».
BBF : Emmanuel Brandl, en tant que chef d’orchestre de l’événement, merci beaucoup d’accorder un peu de votre temps au BBF à seulement quelques jours de son lancement ! Vous avez déjà organisé l’édition de 2021 et les précédentes, quels enseignements en avez-vous tiré pour cette nouvelle édition ?
Emmanuel Brandl : J’organise en effet la Biennale depuis 2013. Mais cette année est un peu particulière. Nous avons entrepris une réorganisation et le pilotage qui me revient en est augmenté. C’est très intéressant mais cela comprend aussi des prises de risque dont il faut bien prendre la mesure. Cela étant dit, je reprendrai cette phrase de Philippe Avon, auteur comédien, qu’il avait coutume de dire avant d’énumérer la liste des personnes qui avaient participé à la réalisation de son spectacle solo : « C’est fou ce qu’il faut de monde pour faire quelque chose tout seul. » C’est tellement vrai ! La réalisation de la Biennale ne serait pas possible d’abord sans le Comité d’organisation sur lequel je peux m’appuyer, ça rassure beaucoup ! Mais aussi sans l’investissement du personnel de l’Enssib, sans les chercheurs et professionnels qui acceptent de venir, sans les partenaires financiers qui font confiance à l’Enssib, sans les étudiants qui viennent m’aider, etc. C’est toute une équipe !
BBF : La thématique de l’intelligence artificielle (IA) est particulièrement saillante aujourd’hui avec l’arrivée d’IA conversationnelles et de création graphique très performantes en libre accès (pour ne nommer personne). Alors que le monde du livre ne semblait jusqu’ici pas directement concerné par l’IA, diriez-vous que cette année a tout fait basculer pour lui ? Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi d’organiser les deux journées d’études autour de cette question ?
E. B. : Alors, je ne dirais pas cela. Il me semble qu’il faut se garder de ce type d’émerveillement que je qualifierais, pardonnez-moi, d’un peu naïf. Si on assiste bien à de grands bouleversements, on ne peut pas oublier les stratégies marketing qui sont derrière toutes les annonces sur ChatGPT par exemple. Très prosaïquement, on a quand même affaire à des entreprises en concurrence qui doivent vendre leurs produits à travers un lancement commercial. Je rejoins très largement le sociologue Dominique Boullier quand il nous dit qu’il faut se méfier de parler de révolution par exemple pour qualifier les dernières avancées de l’IA. Car des révolutions, on peut en trouver tous les six mois… On parlait de « révolution anthropologique » pour parler du numérique il y a encore deux ou trois ans à peine. Cela dit, il est vrai, indéniable, que c’est un moment important. Mais il faut savoir en prendre la bonne mesure, et c’est pour cela que la Biennale consacre ses matinées à des intervenants comme Dominique Boullier précisément, mais aussi Yann Ferguson, sociologue, directeur de LaborIA, Marcello Vitali-Rosati, philosophe et professeur au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, ou encore Alexandre Gefen, responsable d’un projet sur l’histoire culturelle de l’IA. Ces chercheurs vont nous aider à prendre un peu de recul avant d’aborder les questions professionnelles.
BBF : Vous avez réuni un panel très large et riche d’intervenants permettant d’englober toute la variété des questions et défis relatifs à l’essor de l’IA pour le monde du livre et de l’information. Une problématique n’est pourtant pas directement identifiable dans le programme : celle de l’écologie. Pensez-vous que la question de la surconsommation d’énergie des centres de données provoquée par le fonctionnement gratuit et massif des IA va devenir incontournable et prendre le pas sur les autres enjeux « éthiques » ?
E. B. : C’est une excellente remarque. Il est certain que la prise de conscience des enjeux écologiques du numérique est nécessaire et nous devons y contribuer. L’Enssib s’est d’ailleurs engagée à ce sujet à travers différents projets Responsabilité sociétale et environnementale (RSE). Quant à la Biennale, en effet la question n’est pas abordée de front. Mais c’est que la question de l’impact environnemental, écologique, est certainement plus globale. Elle concerne moins l’IA que plus généralement le numérique dans nos sociétés (4 % des émissions de gaz à effet de serre quand même), à travers les dépenses énergétiques (celle de l’électricité) des data center et de nos équipements professionnels et domestiques par exemple. Mais aussi celle ici également très générale de l’infrastructure du numérique, je pense par exemple à la question des câbles transatlantiques. Je pense en réalité que la question ne manquera pas d’être abordée, indirectement, lors de la table ronde consacrée aux enjeux éthiques de l’IA et des échanges avec la salle.
BBF : La célèbre photo de Ken Thompson et Dennis Ritchie choisie pour illustrer la biennale est particulièrement symbolique et heuristique. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ? En quoi représente-t-elle un moment fondateur pour l’IA ?
E. B. : En effet. Alors très sincèrement, l’idée au départ était de souligner, à travers ce que l’on voit, les avancées effectuées depuis leurs propres découvertes. Rendez-vous compte : la photo date des années 1970. C’est à peine une génération. Ken Thompson est encore vivant, et Dennis Ritchie est décédé en 2011. Tout est allé très vite, peut-être trop même, car comme nous le disions, nous n’avons que peu réfléchi à ce que toute cette production d’objets nouveaux allait avoir comme conséquence sur l’avenir… Mais c’est aussi remarquable ! Tant du point de vue de l’innovation que de la miniaturisation. C’est ce que souligne l’image : vous voyez un ordinateur grand comme une armoire ! Certes, aujourd’hui les data center prennent plus de place, mais pour quelles quantités de données ! Prendre cette image c’était aussi rendre hommage. Regarder ce passé en se disant que là, ces deux bonhommes ont inventé quelque chose à partir de quoi aujourd’hui le monde entier fonctionne. Ce n’est pas la préhistoire comme le pense la jeunesse, c’est l’histoire contemporaine !