Wikimédia aujourd’hui : territoires, sciences et données ouvertes, pratiques informationnelles et collaboratives, enjeux socioéconomiques

Vichy – 12 avril 2022

Fabrice Boyer

L’université Clermont-Auvergne et Clermont Auvergne Métropole ont conclu un partenariat avec l’association Wikimédia France, qui a débouché sur l’accueil d’une résidence de wikimédien pendant un an de l’été 2021 à l’été 2022. Dix ans après la première résidence de wikimédien en France, une action coportée de ce type est en soi une innovation. Dans ce cadre s’est tenue, le 12 avril 2022 sur le Campus universitaire de Vichy, une journée d’étude intitulée « Wikimédia aujourd’hui : territoires, sciences et données ouvertes, pratiques informationnelles et collaboratives, enjeux socioéconomiques » dont le responsable scientifique était Alexander Kondratov du Laboratoire Communication et Sociétés, Université Clermont-Auvergne et dont l’objectif était reconsidérer les différentes facettes de Wikimédia. Pour répondre à cette question complexe, les interventions ont tenté de croiser diverses expériences nationales en France, en Italie, en Russie, à travers notamment les interventions de Léo Joubert, de Nicolas Vigneron et Fabrice Boyer, de Bella Delacroix-Ostromooukhova ou de Carla Colombati. Les interventions ont également permis de contextualiser de manière plus large (la question des fausses connaissances en Russie par Alexander Kondratov ou la question de la réutilisation des données ouvertes par Valentina Dymytrova) ou d’aborder le sujet par une entrée précise (la question de l’accessibilité numérique par Laurence Balicco ou les enjeux de plaidoyer de la contribution des associations aux articles Wikipédia, par Marie-Noëlle Doutreix et Lucile Desmoulins).

En Russie, Wikimédia, seul espace toléré de débat

Le propos de Bella Delacroix-Ostromooukhova (Sorbonne Université, Laboratoire Eur’ORBEM) nous a renvoyés à l’actualité la plus brûlante, puisqu’elle a traité des conditions mêmes d’existence de Wikimédia en russe. La constitution d’une association Wikimédia russe, en 2008, s’inscrit, en effet, dans un contexte de profonde mutation de l’espace public en général et d’internet en particulier en Russie. Les années 2010 sont, de fait, marquées par un durcissement de la législation de ce pays, instaurant un contrôle toujours plus étroit, qui passe par un internet souverain. Face à cela, l’association wikimedia.ru entend faire prévaloir trois choses : son indépendance par rapport à la fondation Wikimédia, son caractère transnational (encyclopédie russophone et non russe) et la défense de la circulation des savoirs. Grâce au projet de recherche ResisTic lancé en 2018, un groupe de chercheurs français essaie de comprendre les adaptations de wikimedia.ru pour échapper à la censure, en conduisant des entretiens et en analysant forums comme articles de presse. L’article sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie offre un champ d’investigation particulièrement intéressant : wikimedia.ru est le seul lieu encore toléré où le débat sur la nature de l’engagement et sur les fondements de la science peut encore avoir cours dans l’espace russophone.

Focus sur la communauté Wikipédia France

Léo Joubert (université de Rouen, Laboratoire Dynamiques sociales et Recomposition des espaces), pour sa part, s’est penché sur la manière dont la communauté de Wikipédia France s’organise, organisation qui lie nécessairement le caractère collectif à la dimension individuelle, à travers l’interaction constante autour d’un réseau d’objets (les pages de l’encyclopédie ; les catégories, etc.). D’un point de vue diachronique, le chercheur parle de trois moments dans l’histoire française de l’encyclopédie en ligne : 2001-2004 ou l’institution de la communauté des contributeurs ; 2004-2007 ou la massification de la communauté des contributeurs qui établissent des règles de gestion ; 2007-2018 ou l’émergence de la société des usagers (Wikipédia devient un objet du débat intellectuel). Des entretiens qu’il a pu conduire avec un certain nombre de wikipédiens, il déduit que l’objet Wikipédia France ne correspond pas aux principes nécessaires à la gestion des biens communs par un groupe, tel que défini par Elinor Ostrom. En effet, la communauté Wikipédia française est importante et duale (il s’agit d’une société et d’une communauté). L’étude des trajectoires, qui plus est, pousse à combiner deux théories sociologiques pour tenter une modélisation : d’un côté, la théorie de la pratique permet de comprendre le passage à l’acte (peu explicité par les personnes interrogées) ; de l’autre, la mobilisation de la théorie de l’identité sociale éclaire le moment de la cristallisation, que les wikipédiens savent bien expliquer. Léo Joubert conclut, en insistant sur un trait commun à la population étudiée : le diplôme (au moins la licence).

L’enjeu de la réutilisation des données ouvertes

Valentina Dymytrova (Université Jean-Moulin Lyon 3, Laboratoire Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication), enfin, a cerné la problématique de la réutilisation des données ouvertes. Pour répondre aux injonctions de transparence, de l’innovation et de la participation citoyenne, l’ouverture des données est aujourd’hui envisagée comme un outil de modernisation des administrations et un facteur de développement des territoires. Pour autant, rendre les données ouvertes n’est pas suffisant pour entraîner leur réutilisation. Celle-ci constitue un processus complexe impliquant plusieurs communautés professionnelles aux divers objectifs stratégiques et économiques et aux systèmes axiologiques différents. En effet, la réutilisation renvoie, selon la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), à l’utilisation « à d’autres fins que celles de la mission de service public en vue de laquelle les documents ont été élaborés ou sont détenus ». Les modalités et les conditions de réutilisation des données dépendent des besoins des réutilisateurs, spécifiques à chaque type d’activité. Au-delà des caractéristiques professionnelles, chaque réutilisateur est confronté à une chaîne de traitement comprenant la collecte et le stockage, l’exploration, la compréhension et l’analyse des données, la transformation et enfin, l’exploitation/implémentation des données. En même temps, la création de valeur à partir des données est fortement marquée par une dynamique communautaire. Les librairies et référentiels ouverts (par exemple, GitHub, OpenStreetMap ou Dbpedia) facilitent le travail de nombreux réutilisateurs professionnels qui tiennent à leur tour à partager les données obtenues par leurs calculs et les analyses ou les codes créés avec d’autres. Les freins principaux pour la réutilisation et pour de l’innovation à partir de l’Open Data sont de deux ordres : l’hétérogénéité des données (formats, standards, structures, métadonnées, infrastructures ; licences, droits de propriété) et l’hétérogénéité des acteurs (privés, publics, industriels, etc.). Pour se défaire de ces freins, il convient de s’intéresser non seulement aux manières dont les données sont formatées techniquement et économiquement, mais également aux cadres de valeurs et aux environnements qui président à leur production, à leur diffusion et à leur réutilisation.

La résidence aura également permis la tenue d’une autre journée d’études et d’un atelier en juin 2022, organisés par la Très grande infrastructure de recherche (TGIR) Progedo à la Maison des sciences de l’homme de Clermont-Ferrand sur le thème « Sciences et Wikidata : quelles applications possibles ? ».