Un temple laïque ? La bibliothèque et le sacré
Journée d’étude Médiadix, 19 juin 2015
Parmi les inconvénients que présente le format classique des journées d’étude, le risque d’éparpillement reste majeur : si l’on cadre une thématique trop large, il est malaisé de mettre au point les sutures qui doivent s’établir entre les intervenants, dont la tendance naturelle est de suivre leur propre pente sans trop s’occuper des autres. Le résultat provoque certains regrets, non que la session dans son ensemble n’ait pas été riche d’informations, mais parce qu’on aurait préféré plus de profondeur et de cohérence, fût-ce au prix d’une réduction du périmètre.
Dans le cas de ce « temple laïque » (rappelons si besoin qu’en termes de laïcité, c’est-à-dire de neutralité vis-à-vis des religions, l’usage veut qu’on écrive laïque au masculin, au contraire des laïcs dont se compose le laïcat, c’est-à-dire les chrétiens qui ne sont pas clercs), plusieurs pistes s’offraient pour la programmation de cette journée, prévue l’année dernière et finalement reportée, mais catapultée par les événements de janvier sous les feux d’une actualité qui touche de près nos valeurs professionnelles.
Une fois cet oxymore choisi pour titre (il désigne généralement le Panthéon plutôt que les bibliothèques dans les guides touristiques de la capitale), on pouvait explorer la part de sacré, voire la sacralisation qui se fait jour dans nos établissements, qu’elle soit intentionnelle, inconsciente ou non, qu’elle ait ou non rapport avec le passé, voire le passif des bibliothèques dans la société sécularisée ; on démasquerait ainsi des paradoxes récurrents, pour affirmer plus sereinement notre fonction dans cette fameuse laïcité que l’affaire Charlie nous révèle héroïque, unanime et vulnérable, et qui passe, en France tout au moins, pour l’ultima ratio du service public.
Pour l’anthropologue, le sacré ne se fonde pas nécessairement sur la religion : c’était une autre voie que d’interroger après déjeuner le comportement de bibliothèques non confessionnelles devant les sciences religieuses, les pratiques et les besoins de leur public, les choix d’acquisitions qui peuvent en résulter. Ce sont là des considérations de politique documentaire, presque techniques, dont l’intérêt ne fait aucun doute, mais qui ne s’articuleraient qu’à la marge à la spéculation générale que semblait promettre l’annonce de la journée.
C’est pourquoi les auditeurs du matin, qu’avaient bousculés à bon droit les contributions de Robert Damien, Denis Merklen et dans une moindre mesure Thierry Ermakoff, n’ont pas forcément trouvé l’après-midi la réponse aux questions existentielles qu’ils avaient pu se poser. La structure en deux temps se fondait sur une juxtaposition, qui ne laissait à la réflexion que l’espace indéfini du suspens.
Robert Damien revenait sur la « matrice conflictuelle » de la bibliothèque, suivant une vision de son histoire et de ses fonctions qu’il avait exposée dans le Bulletin des bibliothèques de France en 2003 1 . Qu’elle suscite une lecture autre que celle de la Bible, et noie le Livre par excellence dans l’océan des erreurs et des présomptions humaines fait de la bibliothèque un objet polémique par nature, mais conditionne son existence et jusqu’à l’évolution de son fonctionnement. Sans nuire à ses indéniables séductions, le propos mériterait au moins deux précisions : quels ont été, quels sont encore les fauteurs de ce « procès d’aversion » qu’on intente à la bibliothèque – et quelle est vraiment la position personnelle de l’orateur, lorsqu’il vient à conclure que les bibliothèques, dépôt du bavardage immanent de l’homme, ont pour vocation fondamentale d’être brûlées…
Justement, dans la France de MM. Sarkozy et Hollande, la patrie de Voltaire et des Droits de l’homme, on incendie les bibliothèques par dizaines, et dans le silence unanime du public, des politiques, des chercheurs et des médias, comme l’a sobrement rappelé le sociologue Denis Merklen, auteur d’une enquête approfondie sur ce phénomène 2. S’agit-il d’une sacralisation à rebours, et la violence qu’on inflige à la bibliothèque a-t-elle pour objectif d’atteindre le sacré de l’autre ? Un malentendu semble émerger qui remet en cause la démocratisation culturelle, puisque les institutions qui devaient l’accomplir passent aujourd’hui, sans doute à leur insu, pour les tenants contestables d’un ordre honni : les détruire est donc un acte politique très clair, dont on peut noter la fréquente concomitance avec des élections.
Ce cousinage du politique venait d’être suggéré par Thierry Ermakoff, qui sous le couvert de pister le sacré dans l’architecture des nouvelles bibliothèques montrait que le discours officiel instrumentalise les clichés du vocabulaire ecclésial pour les recycler à ses propres fins, consommant ainsi le divorce d’avec le projet démocratique : les « cathédrales de la culture », les « saints des saints » et autres poncifs générateurs d’une dialectique d’exclusion sont largement présents dans le rituel d’exécution de ces grands projets monumentaux – ou plutôt l’étaient, car l’achèvement du programme des BMVR et le durcissement des politiques d’austérité sonnent déjà le glas de cette exubérance oratoire.
L’après-midi commençait par un compte rendu linéaire et très appliqué de la journée du 21 mai, organisée par l’ABF à Paris pour débattre sur l’après-Charlie : délicate mission qu’avait acceptée là Céline Viguié, tant la succession des intervenants dont elle rapportait les propos ouvrait de nouvelles problématiques, qu’il s’agît de cette fameuse neutralité politique, religieuse ou morale qu’on n’assume pas, de la violence en retour qu’on cherche à comprendre, ou de nos chances de faire dialoguer dans certaines communautés notre culture profane et la toute-puissance du religieux. Malgré de rares exemples de mixité réussie – mais seront-ils durables ? –, et même si nous revendiquons sereinement le grand écart qu’on nous impose entre expertise documentaire et convictions personnelles, on sent bien qu’au-delà de vigoureuses professions de foi dans l’utopie laïque les solutions miraculeuses nous font encore défaut, sur ce terrain qui demeure expérimental.
Un jour, on cessera de baptiser « table ronde » l’exercice qui venait ensuite, et faisait défiler des présentations de collections de sciences religieuses constituées par des bibliothèques non confessionnelles : c’était un moyen d’apprécier comment le service public peut se colleter avec le sacré, selon qu’il y voit une classe de l’encyclopédisme ou l’objet d’une spécialisation – mais c’était aussi, comme évoqué ci-dessus, restreindre à la religion le sacré, quand on venait de suggérer les pièges de sacralisations moins conscientes, voire inabouties. Ce rebond dans la bibliothéconomie classique offrait assurément de l’intérêt, mais au prix d’un relatif illogisme.
La classe 200 d’une bibliothèque de lecture publique reproduit fatalement les imperfections des classifications décimales, et tout d’abord la suprématie du christianisme ; peut-être s’agit-il aussi d’une tendance de l’édition francophone, qui rend plus difficile un équilibre documentaire avec les autres religions. Quoi qu’il en soit, les collections dans le cadre encyclopédique sont constituées par des textes fondateurs, et par des ouvrages de référence et de synthèse qui réduisent à la portion congrue les publications confessionnelles : tels sont les principes qu’applique aujourd’hui Caroline Hoinville à la Bpi, qui programme en outre des actions particulières de valorisation, comme un cycle de conférences prévu pour 2016. Nous avions déjà rendu compte, ici même 3, des enjeux et des écueils d’un tel projet, qu’il faut préserver avec soin de la superficialité comme du prosélytisme.
La bibliothèque est bien dans son rôle, quand elle suscite entre les communautés, grâce à l’exposé du « fait religieux », la découverte réciproque et la compréhension : c’est aussi la mission que s’est donnée l’IESR (Institut européen des sciences religieuses), présenté par Renaud Rochette avec un bel enthousiasme. C’était le moment de rappeler cette excellente formule de Régis Debray, « passer d’une laïcité d’indifférence à une laïcité d’intelligence », pour apporter à la fois la critique d’une position frileuse du service public, dont la neutralité parfois hostile et trop souvent silencieuse favorise l’intolérance et le fanatisme, et la suggestion simultanée qu’une meilleure connaissance de l’autre est une condition nécessaire de la coexistence pacifique.
La contradiction ne viendrait sans doute pas de Jacques Berchon, directeur du SCD de l’École pratique des Hautes Études, dont une section se consacre depuis 1970 aux sciences religieuses, pour développer le comparatisme et l’interprétation des grandes religions monothéistes, en particulier musulmane – ni de sa collègue de l’Institut du Monde arabe, Jalila Bouhalfaya Guelmami, dont l’expertise professionnelle était bienvenue pour dissiper le mirage d’une théocratie présumée des bibliothèques arabes sous l’influence de l’islam, dont on parle finalement beaucoup sans toujours disposer des meilleures clés. Dans cette course angélique à la meilleure compréhension d’autrui, comment ne pas regretter finalement l’absence à la tribune d’un bibliothécaire confessionnel qui serait venu pimenter le débat, battre en brèche sa condescendance implicite et faire observer, par exemple, que les croyants ne sont pas des bactéries qu’on isole au microscope, dans le milieu stérile d’un laboratoire ?
Les conclusions qu’on peut tirer de cette journée seront forcément contrastées : grâce au développement parallèle de plusieurs axes de réflexion, le sentiment se confirme qu’il existe une crise des bibliothèques – peut-être même de la laïcité tout entière –, et qu’en cette matière on administre plus volontiers le poil à gratter que le baume Tranquille. Faut-il penser, comme l’écrivait Charles Maurras, qu’« on ne fait la paix qu’in excelsis » ? Si louables qu’elles soient, la plupart des hypothèses de travail qu’évoquaient les intervenants sont déjà bien connues et pratiquées, sans avoir empêché de se répandre le malaise qu’ils ont dénoncé. Il faudra peut-être une audace rénovée, porter le fer plus avant dans la plaie pour obtenir que la bibliothèque, à défaut de s’ériger en « temple laïque », soit vraiment l’artisan d’un mieux-vivre ensemble.