Table ronde « Les bibliothèques en temps de crise, retour sur un an de Covid »

Congrès de l’Association des bibliothécaires de France, samedi 19 juin 2021

Hovig Ananian

En clôture du 66e Congrès de l’ABF sur le thème « Bibliothèques inclusives, solidaires ? », qui s’est déroulé du 17 au 19 juin 2021, une table ronde était organisée pour tirer les leçons d’une année de crise sanitaire pour la profession. Tout au long de ces trois heures d’échanges passionnés, les retours d’expérience et les réflexions des intervenant.es ont été complétés par des séquences d’analyse des résultats de l’appel à témoignages 1

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526 bibliothécaires ont répondu à l’enquête, dont la restitution écrite complète sera publiée après l’été.

lancé à partir de mai 2020 aux bibliothécaires par l’ABF.

Des expériences contrastées

Les débats, animés par Quentin Le Guevel de la bibliothèque Louise-Michel à Paris, étaient articulés autour de trois grandes thématiques : la manière dont les équipes ont réagi face à la crise sanitaire, les conséquences de cette crise sur le rapport aux tutelles et sur les services aux publics, et un questionnement sur le nouveau sens qu’elle a donné aux bibliothèques. Malgré une communauté d’expérience sur différents aspects de fonctionnement, il est apparu que les professionnel.les avaient traversé la crise de façon très diverse.

Les résultats de l’appel à témoignages, livrés par Eleonora Le Bohec, directrice des médiathèques de Maisons-Alfort, ont ainsi confirmé que les périodes de fermeture puis de reprise très partielle de l’activité avaient été sources de démotivation pour une part importante des agent.es interrog.ées. Parallèlement, de nombreuses actions ont été menées, qui ont permis aux bibliothécaires d’entrer en résilience, avec le sentiment d’avoir su réagir à l’urgence et se rendre utile, comme ce fut le cas avec l’initiative du Corolab 2

, relatée par Cyril Jaouan, responsable de la médiation numérique à la médiathèque Marguerite-Duras à Paris. Une forte dissonance est donc apparue entre un sentiment de vulnérabilité dû à l’arrêt du service, de perte de sens et de frustration face aux difficultés, et à l’inverse, la fierté de ce qui a pu, malgré tout, être réalisé.

Un autre paradoxe a été pointé par Malik Diallo, directeur des bibliothèques municipales de Rennes et président de l’Association des directeur.rices des bibliothèques municipales et groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV), sur des aspects organisationnels et managériaux. En effet, la crise a fait apparaître une forme de verticalité liée au recentrage hiérarchique sur les protocoles, alors que dans le même temps les initiatives expérimentales, presque improvisées, se sont multipliées. Le constat de cette nécessité d’évoluer dans un cadre commun avec des consignes descendantes, tout en travaillant en horizontalité et en autonomie, a été notamment partagé par Cyril Jaouan, pour qui il y aura un avant et un après Covid en ce qui concerne la coopération, l’émulation et le développement de relations interpersonnelles au sein de la communauté professionnelle. Anne-Marie Bock, co-présidente de l'Association des bibliothécaires départementaux et directrice de la bibliothèque d'Alsace, véritable « couteau suisse territorial », a confirmé, quant à elle, la mission essentielle de soutien, d’accompagnement et de décryptage des consignes sanitaires remplie par sa structure, agissant comme une boussole, dans un rôle directif sécurisant pour les équipes.

Un nouveau sens pour les bibliothèques ?

Les bibliothécaires perçoivent aussi différemment les effets de la crise sur la visibilité de leur métier. Beaucoup, selon les résultats de l’appel à témoignages, partagent un sentiment de manque de reconnaissance de leur engagement ou d’incompréhension de la part de leur tutelle. Ils regrettent que l’État et les collectivités n’aient pas mieux communiqué sur la continuité du service. D’autres professionnel.les ont, au contraire, vécu un resserrement du lien avec les élu.es, qui appréhendent désormais mieux le rôle des bibliothèques. Selon Anne-Marie Bock, la crise sanitaire a constitué, en particulier dans les petites communes, un moment d’émancipation par rapport aux écoles, celles-ci étant fermées alors que les bibliothèques, elles, restaient ouvertes. Ces sentiments ambivalents sur la nouvelle notoriété supposée des bibliothèques révèlent un constat en demi-teinte dont on ne peut pas se satisfaire, selon Raphaëlle Bats, coresponsable de l’Urfist de Bordeaux et animatrice du séminaire Bibliocovid 3

, qui a appelé de ses vœux un investissement inter-associatif sur les enjeux d’advocacy.

Sur un certain nombre de leurs missions, il semblerait que les bibliothèques sortent de la crise avec un rôle renforcé. Elles paraissent désormais mieux identifiées comme des services de proximité, à travers le développement de la relation personnelle aux usager.ères, et grâce à l’empathie et l’adaptabilité dont ont fait preuve les professionnel.les. Par ailleurs, Malik Diallo a fait le constat, confirmé par l’enquête de l’ABF, que le public a beaucoup utilisé la bibliothèque comme un lieu d’information mais aussi d’évasion, une échappatoire dans un quotidien angoissant, une sorte d’agence de voyage par l’imaginaire, et finalement un moyen de rompre l’isolement. Ce rôle de maintien du lien social, déjà largement investi par les bibliothécaires, est quasi unanimement reconnu comme étant encore plus essentiel depuis le début de la crise.

Ce principe a aussi été défendu par Raphaëlle Bats, qui considère que la bibliothèque, bien plus qu’accueillante, doit être hospitalière 4

. Cependant, elle a mis en garde contre la tentation de définir la bibliothèque en fonction des urgences de la crise sanitaire, ou de penser les bibliothécaires comme des sauveurs face aux ravages provoqués par cette crise. Elle conçoit plutôt le rôle des bibliothèques comme un continuum, dans une société troublée « en permanence ».

L’expérimentation : un droit… et un devoir

Afin d’approfondir les dynamiques de service créées par la situation exceptionnelle que nous avons vécue, les intervenant.es entendent poursuivre l’exploration des pistes et des modalités de travail expérimentées. La documentation, la diffusion et la valorisation des savoirs acquis pendant cette période sont identifiées comme un enjeu majeur. La crise montre une autre possibilité d’agir. L’expérience de la vulnérabilité invite à développer de nouvelles actions, avec une attention plus fine à l’autre, parce qu’il conditionne le sens et la réception du service.

C’est cette sensibilité du bibliothécaire, sa perméabilité à l’environnement, son rôle de capteur des besoins dans la société qui le mettent en situation d’inventer continuellement, pour imaginer des projets adaptés. Dans une organisation apprenante, qui s’interroge toujours sur la place accordée à l’inconnu dans l’exercice du métier, il doit être autorisé à tester et à échouer. Cette figure du bibliothécaire surmotivé-agitateur-expérimentateur s’est incarnée dans les débats comme celle du « crapaud fou » 5

. Le rôle des directions est de lui laisser un espace de liberté, de lui permettre de traverser la route, en sécurisant son passage.

Les perceptions contradictoires des professionnel.les des bibliothèques concernant les conséquences de la pandémie sur leurs établissements et leur travail montrent qu’il est trop tôt pour tirer le bilan. Nous sommes encore dans un moment de transition, et les équipes auront d’autres occasions d’expérimenter !

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